mercredi 24 janvier 2024

Regarder : quand saigne l'histoire

 
 La Tribuna, surmontée par la figure de Ganymède / Palazzo Grimani
 
Au Palazzo Grimani, on exposait David Seymour, un photographe de l'Agence Magnum, dont il fut l'un des fondateurs en 1947 avec Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, George Rodger et William Vandivert. Je suis entrée, j'ai gravi les escaliers du splendide palais, un des plus beaux de la ville, un des mieux conservés, à deux pas du campo Santa Maria Formosa. Les salles du premier étage renferment des joyaux collectionnés par Giovanni Grimani, passionné d'archéologie et d'art helléniste.

David Seymour, communément appelé "Chim" (de son vrai nom, David Szymin), est né en 1911 à Varsovie dans une famille d'éditeurs juifs. Il s'est établi très tôt à Paris où il s'est lancé dans une carrière de photographe et a couvert entre 1936 et 1938 la Guerre d'Espagne, ainsi que l'arrivée au pouvoir du Front populaire. Durant la seconde guerre mondiale, il s'est enrôlé dans la US Air Force et est devenu citoyen étasunien en 1942 (année durant laquelle ses parents furent exterminés par les Nazis à Otwock). Il a travaillé un peu partout en Europe, ainsi que dans le pourtour méditerranéen et réalisé plusieurs reportages sur le jeune État d’Israël. Il est mort prématurément à Suez en 1956 alors qu'il était en train de suivre le conflit israélo-arabe.
 
Meeting pacifiste pour les désarmement des nations / Saint-Cloud / 9.08.1935 / Ⓒ David Seymour/Magnum Photo
 
Dans l'après-guerre, il lui est arrivé de réaliser des portraits, des commandes reçues de revues telles que Harper's Bazaar, LIFE ou Paris Match (pour des articles sur des célébrités telles que la Callas, Gina Lollobrigida, Sofia Loren, ou Picasso). C'était un excellent portraitiste, comme en témoigne cette représentation de Dolores Ibarruri, La Pasionaria, faite en 1936 à Madrid : 
 

Il appréciait beaucoup l'Italie qu'il a énormément sillonnée dans les années 1950 - on peut imaginer que la douceur du climat et la dolce vita devaient le consoler de pas mal de bleus à l'âme. Voici quelques clichés pris à Venise (remarquer le portrait d'Arturo, le pigeon, posant sur la place Saint-Marc!) : 
 
Venise / sans titre / Ⓒ David Seymour/Magnum Photo
 
 Venise / sans titre / Ⓒ David Seymour/Magnum Photo

Venise / sans titre / Ⓒ David Seymour/Magnum Photo
 
 Le pigeon Arturo / Venise / 1950 / Ⓒ David Seymour/Magnum Photo
 
Chim a aussi travaillé sur mandat de l'UNICEF pour des reportages sur les enfants réfugiés, orphelins de la guerre. Ses photographies dans divers pays européens (Autriche, Hongrie, Italie, Pologne, Allemagne) sont déchirantes. Elles révèlent l'enfance abusée, meurtrie, broyée par les atrocités vécues dans les conflits et la misère. Le souvenir de ces regards d'enfants demeure longuement gravé dans la mémoire.  Il y a encore deux ans, j'aurais regardé ces images en me disant que l'Humanité avait été barbare. Je me serais sentie en sécurité, dans ce plus-que-parfait, j'aurais cru en une société de justice, j'aurais encore eu confiance dans un progrès de l'Histoire. Par ce qui peut paraître un détail - ma difficulté à prendre des photos de cette paroi d'exposition - j'ai pris la mesure de tout ce qui s'est modifié inexorablement entre temps. L'excellent blog L'intervalle a consacré un billet à ce sujet, à travers une recherche de l'écrivaine Carole Naggar ICI.
 
L'exposition permet également de découvrir l'énigmatique aventure de La maleta mexicana, la valise mexicaine contenant 4'500 négatifs de Robert Capa, de Gerda Taro et de Chim. Cette valise - en réalité trois mallettes contenant des pellicules sur la Guerre d'Espagne - a été confiée à Paris en 1939 par l'assistant de Capa à un ressortissant chilien avec la requête de la porter à l'abri dans son ambassade. Aujourd'hui encore le mystère n'a pas été totalement dissipé quant à son périple. Toujours est-il que, disparue pendant près de cinquante ans, elle a refait surface au Mexique en 2007. Les éditions Actes Sud ont publié un ouvrage sur le destin exceptionnel de ce corpus d'images : La valise mexicaine. Capa, Taro& Chim et les Rencontres d'Arles lui ont consacré une exposition en 2011.
 
David Seymour a été tué par un mitrailleur égyptien  alors qu'il s'apprêtait avec Jean Roy, un collègue de Paris-Match, à rendre compte d'un échange de prisonniers blessés. C'était dix jours avant son quarante-cinquième anniversaire. Sur les dernières photographies, il apparaît comme bien plus âgé. On le voit avec les cheveux dégarnis, légèrement bedonnant, le visage poupin cerclé de grosses lunettes. Le plus frappant, chez ce témoin endurci du XXème siècle, c'est probablement son courage obstiné en dépit et contre tout. Les tourments de l'histoire sont usants et ils usent particulièrement ceux qui n'hésitent pas à les regarder en face. Au moment d'achever ce compte-rendu sur cet immense photoreporter, je réalise que je n'ai pris que quelques photos durant ma visite. Trois fois rien par rapport à mon habitude. En revanche, je me souviens qu'en sortant, le ciel pluvieux semblait être devenu très sombre. Il y avait comme une menace dans l'air. Comme une angoisse retentissant dans les ruelles. Une exposition marquante, assurément.
 
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire