Portrait / Gino Severini / Galerie d'Art moderne / Palerme
Hanna est morte. Je l'ai appris hier. Elle est morte le 30 décembre, comme si elle s'était permis de vivre l'année 2023 dans sa quasi intégralité, mais qu'elle avait renoncé à rempiler.
C'est étrange. Durant des années, j'ai souvent repensé à elle et j'aspirais à la retrouver. J'étais prise de soudains élans, j'avais besoin de nouvelles. J'ai investigué, j'ai googlé. En vain : Hanna n'était pas du genre à s'afficher sur les réseaux ni à se faire remarquer. Elle avait plutôt tendance à partir sans laisser d'adresse, à s'effacer sans laisser de traces. A se tourner toujours vers autre chose, plus loin, autre part.
Je me souviens du temps où nous faisions équipe ensemble. Je me souviens qu'elle levait soudain les yeux d'un dossier pour me parler avec fougue, presque avec véhémence, de Suzon, sa seconde mère, une femme qu'elle vénérait, une militante de la première heure, mais qu'elle n'allait jamais voir - ou si peu - même si la vieille femme habitait à peine à deux heures de train. Hanna faisait démentir l'adage. Avec elle, c'était loin des yeux, près du cœur. J'ai mis du temps à réaliser que, moi aussi, elle allait prendre le parti de me ranger dans la catégorie de ceux dont elle se souviendrait, mais que jamais elle ne recontacterait. Comme si elle se résolvait à perdre sans cesse des êtres par son refus de regarder en arrière. Quand vous étiez là, dans son présent, elle était intensément serviable, loyale, généreuse. Et puis si la vie - la vôtre ou la sienne - vous
emportait, alors Hanna vous remisait dans un tiroir de sa mémoire et
vous laissait dormir dans cet ailleurs.
J'ai régulièrement hésité à prendre contact par le biais de ses fils, mais sur les sites de grandes écoles ces jeunes managers en costard-cravate semblaient suroccupés, naviguant entre l'Europe et les States. Même si je les avais connus au temps de leurs Playmobils, je me voyais mal leur demander comment joindre leur mère.
Hier, par hasard, un hasard étrange porté par une série de tapotements et d'associations instinctives, je suis tombée sur l'annonce d'une mairie dans une petite commune française. Deux lignes sobres pour préciser la date, le lieu du décès et aussi un nom de naissance, un nom polonais, rempli de "sz" qui ne laissait aucune doute sur la personne décédée. Je me suis rappelé Hanna, toujours stressée, toujours préoccupée. On aurait dit que tout la tourmentait : ses parents, l'état du monde, le passé. Hanna toujours sur le pied de guerre, ne pouvant jamais compter sur ses frères, Hanna qui fumait comme un pompier, allumant une cigarette dans mon bureau pour prendre des notes en sténo, puis s'en allant répondre à un appel et revenant s'asseoir avec une nouvelle clope tandis que la première tombait en cendres là où elle l'avait abandonnée. Hanna si différente des autres secrétaires, parfois critiquée, souvent exclue, trop différente, trop cultivée, mais qui au fond se fichait d'être intégrée, le regard toujours porté vers d'autres territoires. Hanna qui semblait sans cesse blessée par l'état du monde, en empathie totale avec toutes les misères du siècle (mon dieu! qu'a-t-elle pu penser durant ces trois dernières années ?) et qui savait si peu prendre soin d'elle-même, comme si sa santé la laissait indifférente et qu'il n'était pas question d'en avoir cure.
En 1947, une jeune orpheline en train de nettoyer les sols dans un sanatorium suisse avait levé les yeux vers un petit prince polonais venu soigner sa tuberculose. Elle l'avait aimé, avec son spleen et son instabilité, l'avait suivi et avait mis au monde leurs trois enfants tout en
veillant à boucler leurs fins de mois pas toujours gais. Hanna avait été l'ainée de ce couple improbable et pourtant inséparable. Très jeune, elle avait choisi l'indépendance. Elle avait commencé par être secrétaire, puis journaliste, et puis responsable d'un supplément culturel. Faire équipe avec elle avait été une expérience rare, toujours fiable, toujours disponible, elle se proposait de mettre à jour mes notes de psycho et de péda pour peu que je la laisse se réserver un exemplaire. Nous aimions toutes les deux apprendre. Malgré nos passeports suisses, nous nous sentions toutes deux en terre étrangère.
Dans cette Suisse proprette, pays de sa mère, pays où elle était pourtant née, elle paraissait étrangement déracinée, toujours tournée vers la Pologne, toujours tiraillée, jamais apaisée. Intranquille est sans doute l'adjectif le plus apte à la caractériser. Incapable d'être une intello bourgeoise, ni une militante bien installée, toujours en marche, jamais en mesure de se poser (je me souviens que, témoin de mon mariage, elle avait décampé au dessert car des affaires urgentes l'appelaient). Elle faisait partie de ces gens, droits et bosseurs, qui répondent toujours présent quand on a besoin d'eux mais supportent mal les attaches. Leur absence, ce n'est pas qu'ils vous oublient : ils se doivent de se tourner vers d'autres horizons pour être fidèles à leur vie.
Lors de notre dernière rencontre, elle m'avait hébergée dans sa maison en bordure de pâturages car j'avais besoin de faire des recherches sur une écrivaine de leur région dont la plume était injustement oubliée. Le soir, devant un verre, elle m'avait parlé d'un homme dont elle venait de tomber amoureuse. Elle avait alors cinquante ans, elle avait laissé ses épais cheveux bouclés blanchir - c'était étonnant, toute cette blancheur autour de son visage slave - et elle semblait sur le ballant. Sur le point de rompre son mariage. Mais c'était peut-être une entreprise démesurée, incompatible avec son sens de la loyauté. Elle avait donc fini par partir s'installer dans une commune de
Franche-Comté où personne ne la connaissait, avec son mari, un
éditorialiste profondément intègre, qu'elle avait aimé, dont elle
s'était éloignée, qu'elle avait apparemment retrouvé. Avaient-ils laissé
leur adresse à quelques amis suisses ? On peut en douter.
A force de chercher, hier, j'ai fini par retrouver une photo d'elle, datant d'il y a une dizaine d'années, publiée sur le site d'une association hébraïque à Varsovie. On la voit converser dans un groupe, aimable, toute à son affaire, prêtant l'oreille à ses interlocuteur, avec un sourire en demie teinte. Elle semblait toujours la même, toujours la même Hanna disposée à tout entendre, prête à tout comprendre, dans un effort constamment renouvelé de renouer toutes sortes de fils désespérément cassés.
Il
y a des personnes dont on se demande si on a su les voir, quand elles
étaient là, si on a su les entendre. Il y a des personnes, on se demande
si on les a rencontrées au bon moment, si dix ans de plus auraient pu
faire la différence. Il y a des personnes qui vous laissent des bribes,
des éclats en offrande. A vous de vous débrouiller pour leur trouver une cohérence.
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