Les assiettes blanches luisent à la lueur des lampes, il fait bleu foncé dehors, la neige tombe à gros flocons, des peaux de lièvre. On sert dans de gros bols le chou, les pommes de terre, les morceaux de lard, les navets, et les carottes en rondelles qui composent l'ordinaire de la semaine. Les jeunes filles mangent en discutant, on les encourage même à échanger des idées, puis celles dont c'est la tâche de desservir enlèvent la vaisselle tandis que les autres montent dans la pièce commune. Là, elles repassent leurs leçons pour le lendemain avant d'aller enfiler leur chemise de nuit.
Elles s'interrogent :
- Comment appelle-t-on un groupe de faisan ? demande Anna.
- Un bouquet, répond Isobel. Et un groupe d'étourneaux ?
- Un murmure.
- De flamands ?
- Une flamboyance de flamands. De hiboux ?
Isobel hésite. Sans lever les yeux de son livre, Emily répond à sa place :
- On dit un parlement de hiboux.
- Très bien. Plus difficile alors : comment appelle-t-on un groupe d'alouettes ?
- Une exaltation.
- Et de papillons ?
- Un kaléidoscope de papillons.
Elle les observe. Taille fine, tabliers blancs, cheveux attachés, non pareilles et pourtant mystérieusement semblables dans leur jeunesse. Et pour nommer un groupe d'élèves en séminaire, un soir d'hiver, comment dit-on ?
Elles sont tout cela à la fois bien sûr : exaltation, parlement, flamboyance, kaléidoscope, murmure. [p.70-71]
Comment rendre compte de ce que fut une vie dans sa substance, quand on possède comme éléments : une date de naissance, une date de décès, quelques lieux, une seule photographie, une correspondance nourrie et des brassées de poèmes ? Comment parler d'une personne sur laquelle beaucoup ont écrit des choses très intelligentes, mais très académiques aussi, dans lesquelles l'essence et l'âme restaient à distance ? Comment évoquer une existence qui n'a été perçue que du dehors, alors
que cette existence se voulait presque exclusivement tournée vers
l'intérieur ?
On fait probablement comme l'écrivaine Dominique Fortier. On entre dans le monde de la poésie anglaise - une terre qui peut nous être doublement étrangère - on s'immerge, on se laisse inspirer, on laisse les images nocturnes vous submerger et on les couche au matin sur le papier. On expérimente une familiarité entre des vécus datant du XIXe siècle et des moments de vie très récente. (Précisons qu'on se documente aussi, on suit des traces, on visite).
Emily Dickinson a vécu l'essentiel de sa vie (1830-1886) à
Amherst, une petite ville du Massachussets non loin de Boston. De son
vivant, elle a toujours refusé qu'on publie ses poèmes (seuls une
petite poignée avaient été divulgués et les quelques 1'800 qui nous sont parvenus ont échappé à la volonté expresse de la poétesse de les détruire). Elle a passé la dernière partie de son
existence retirée, confinée d'abord dans son jardin, puis dans sa chambre. "Dickinson est quelqu'un, explique la biographe, qui n'avait absolument pas besoin du regard de l'autre. Et, à notre époque, ça ramène à quelque chose de tellement rafraichissant et exceptionnel. On est dans un monde où l'on a le besoin (ou l'envie ou la compulsion) de se mettre en scène, de se sentir vivre dans le regard des autres. Elle n'a même jamais voulu être un écrivain. Ce qu'elle voulait, c'est écrire." **
Ce... (comment le définir ? ce roman ? ce récit ? cet essai ?) ce livre est une invitation à entrer dans l'univers d'Emily Dickinson par petites touches, à travers une suite de textes relativement courts et dissemblables dans leur forme et leur point de vue. Il y a des anecdotes, aussi légères qu'évocatrices. Il y a les yeux de l'enfant, des yeux éblouis et fantasques, tournés vers la nature, les arbres, les fleurs. Il y a une existence scandée par les pépites du quotidien. L'adulte qui va de l'avant, en parfaite continuité avec l'enfance. Le regard des autres sur elle.
Et puis il y a aussi une narratrice (l'auteure sans doute?) qui doit quitter pour quelques temps son attachante maison près de Montréal et se retrouve à Boston, elle aussi, dans des appartements invraisemblables qui lui font éprouver ce qu'est l'exil, quand on se languit du lieu où l'on se sent chez soi, où sont ancrés nos repères. Une narratrice qui peut comprendre l'attachement à la routine des jours, au temps qui passe avec toute la lenteur nécessaire, aux gestes quotidiens, répétés et célébrés, aux petites choses reçues comme des offrandes. Une narratrice qui sait que, s'il est vrai qu'on habite une maison, il est tout aussi vrai qu'elle, à son tour, nous habite.
Une fois retrouvée la demeure de son enfance, elle sera bien déterminée à ne jamais les quitter - et la demeure et l'enfance.
En rentrant à Homestead à vingt-cinq ans, elle songera que, de tous les membres de sa famille, celui qu'elle préfère, c'est peut-être bien la maison. [p.29]
L'écriture est fraîche comme de l'eau claire, fine et ciselée comme une jeune pousse printanière, fluide et futée comme un chant de tourterelle. Elle évoque les senteurs de l'herbe mouillée, elle dit le monde sensoriel de l'enfance. Que l'on soit sensible à cette poésie ou pas, ce qui est certain, c'est que l'univers d'Emily, rendu avec une stupéfiante empathie, loin de se révéler mièvre ou austère, apparaît dans toute son originalité. (On tremble en pensant à toutes les biographies écrites et doctement documentées issues du monde universitaire et on espère qu'elles puissent tranquillement rester prendre la poussière dans d'obscures bibliothèques).
En exergue, l'écrivaine a placé un minuscule poème qui parle de nature et d'imagination et on sourit, parce que ce poème, on l'a choisi récemment pour adresser des vœux à quelqu'un qu'on aime.
To make a prairie it takes a clover and a bee-
One clover, and a bee,
And revery,
The revery alone will do
If bees are few. ***
One clover, and a bee,
And revery,
The revery alone will do
If bees are few. ***
* Les villes de papier. Une vie d'Emily Dickinson, Grasset&Fasquelle, 2020
*** Il faut pour faire une prairie / Un trèfle et une abeille - / Un seul trèfle, une abeille
Et quelque rêverie./ La rêverie suffit / Si vous êtes à court d'abeilles.
Traduction : Pierre Leyris, Esquisse d'une Anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard, 1995
Et quelque rêverie./ La rêverie suffit / Si vous êtes à court d'abeilles.
Traduction : Pierre Leyris, Esquisse d'une Anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard, 1995
Je ne connais rien de cette Émily, hormis le petit poème que tu citais que j'avais déjà lu quelque part.
RépondreSupprimerJe suis donc allé lire quelques citations d'elle.
C'est agréable comme ces assortiments délicieux à l'heure de l'apéritif…
J'ai aussi cherché (pas trouvé grand chose, en effet). En règle générale, la poésie se traduit peu et souvent mal.
SupprimerJe ne suis pas une experte en poésie. Mais je crois que celle-ci perd énormément en étant traduite. Elle perd de son caractère comme un parfum perd de sa senteur quand on laisse la fiole ouverte. Elle fadit (ou alors le traducteur a tellement de caractère qu'il invente un nouveau poème en traduisant). Quand je lis des poésies italiennes (ma langue maternelle) traduites en français, je les trouve... banales à pleurer. Et j'imagine qu'il en va ainsi pour d'autres langues. Bref... nous sommes mal outillés pour juger un poète étranger. Mieux vaut le lire dans sa langue, même si on ne la comprend pas, au moins on a les sonorités.
Ce minuscule poème si joli si frais en anglais devient un rien mièvre en français. Je crois que ED méritait mieux que ça. Le boulot extraordinaire fait par D. Fortier, c'est de nous faire entrer dans son monde. Être biographe, c'est compliqué : permettre de connaître sans être trop didactique, ni trop empathique. Un vrai défi, ici pleinement réussi.
On connaît bien l'adage : traduction = trahison.
SupprimerDans une autre vie où j'étais juriste et bossais au ministère de la justice, j'ai connu les affres des erreurs de traduction entraînant des contresens qui pouvaient aboutir à des décisions totalement iniques. (par des traducteurs assermentés, qui ont juré croix de bois croix de fer…) En particulier concernant des langues peu usitées en France, je me souviens d'un ovni judiciaire : une chaîne infernale de traduction : compte rendu en dialecte local---> procès-verbal en langue officielle locale ---> PV en autre langue étrangère dite « internationale » ---> PV en français.
Heureusement qu'il existe des magistrats intuitifs et perspicaces, pour poser la même question mais avec des formulations différentes. Mais au final on établit toujours une vérité… qualifiée fort heureusement de « vérité judiciaire ». La Vérité absolue étant seulement prévue dans les siècles des siècles.
Pour en revenir à la poésie, ce que tu exprimes est fort juste. Je pense à la tradition poétique en « patois du Nord », essentiellement orale, la traduire en « bon français écrit » et d'une idiotie absolue aboutissant à une platitude désespérante… soit on connaît (encore) ce patois local, soit en ferme sa gueule.
Ah la traduction et les procédures judiciaires... j'imagine les problèmes. Heureusement comme tu dis que les magistrats perspicaces existent, qui savent naviguer dans cette mer d'à peu près et de contresens.
SupprimerCe que tu racontes sur le patois est fort intéressant. La langue du peuple contient toute sa culture, son savoir, sa sagesse. Croire pouvoir la traduire, c'est forcément l'affadir (et l'assujettir).