jeudi 28 novembre 2019

Lire : la fille qui voulait un monde à soi




Combien de livres lit-on durant une année ? Combien de romans nous passent-ils sous les yeux  et entre les mains ? Et combien d'entre eux s'inscriront-ils dans nos mémoires ? Un peu comme les gens, les livres traversent nos vies, et parfois ce n'est pas le moment, parfois on est trop pris ailleurs, rares sont ceux qu'on n'oublie pas et qui trouvent leur place à nos côtés (combien de livres aussi m'est-il arrivé de racheter, me retrouvant tout étonnée avec un double exemplaire d'un roman à la couverture attractive, gentillet, mais ne tenant pas la route sur la durée ?)
Miss Islande est un roman qui parle de différence et d'affirmation de soi au début des années soixante, qui parle de l'obstination à suivre ce que l'on est et à vivre ce pour quoi on sait devoir vivre, de l'homophobie nauséabonde et, surtout, du besoin impérieux d'écrire. Il dit l'oppression des femmes et l'espace confiné qui leur était laissé, entre la maternité et le rôle de muse. Il raconte le cheminement d'une jeune femme mise au monde par un vétérinaire, à qui son père donne un prénom de volcan et qui trace coûte que coûte sa propre voie .
L'écriture est claire et limpide. Comme dans beaucoup de romans nordiques, la simplicité du style est accompagnée d'un parfum d'irréalité et de légende. Il y a de nombreux sous-titres qui sont à eux seuls des invitations au voyage : poète est un mot masculin / j'ai besoin d'être seule. Plurielle. Seule / nous sommes tous pareils, des baleines déboussolées et mortellement blessées / les astres errants des océans / je rêve d'un autre lieu qui touche une autre étoile / mes pieds ont quitté la terre ferme...
L'auteure de ce roman féministe, lumineux et profondément poétique, Auður Ava Ólafsdóttir, s'entretenait récemment avec Laure Adler : 
L.A. : Qu'est-ce que ça veut dire écrire quand on est empêché d'écrire, quand personne ne croit en vous, quand vous n'êtes pas du milieu social qui vous autoriserait à être connue, reconnue, vous êtes obligée de faire des  tas de petits boulots, votre héroïne en fait des tas, et comme elle est jolie, et comme elle est jeune, elle se fait harceler avec ses divers employeurs. Elle résiste, parce qu'elle a rendez-vous, pas forcément avec un homme, ni avec une femme : elle a rendez-vous avec la page blanche. Ça veut dire quoi "avoir rendez-vous avec la page blanche" en écriture ?
A.A.Ó : Ça veut dire qu'on tient la baguette comme un chef d'orchestre. On peut dire au monde qu'il peut naître, son monde à soi, son petit microcosme. Ça veut dire aussi que j'ai mis (c'est ce qu'il y a peut-être de plus personnel dans le roman) j'ai mis  mes petites idées sur la création, ce que j'ai découvert, je les ai mises dans la bouche de divers personnages.
[L'Heure bleue / 21.11.2019 / à réécouter ici /// Interview de l'auteur / Librairie Mollat / ici]
Miss Islande est un roman qu'on n'est pas près d'oublier. L'écriture, sans doute, peut être considérée comme la métaphore de l'aspiration à être soi. On ne peut pas s'empêcher de s'identifier à Hekla, la fille volcanique qui n'a qu'une hâte : terminer son roman, pour pouvoir se mettre au suivant, et à celui d'après, et qui ne cesse d'esquiver les embûches qui se mettent entre elle et sa Remington.
On ne peut s'empêcher aussi d'être profondément touché par Isey, sa meilleure amie, se retrouvant cantonnée à 22 ans dans son rôle de mère au foyer, qui s'est procuré sa carte de bibliothèque, mais n'a pas le temps d'y aller et écrit dans un cahier caché au fond de son sac des histoires sur ce qui se passe et des histoires sur ce qui ne se passe pas.
La seule personne avec qui je parle de toute la journée, c'est le poissonnier. En fait, ils sont deux. Ce sont des jumeaux, ils travaillent à tour de rôle. Je m'en suis rendu compte hier en les voyant ensemble. J'ai eu du mal à les différencier. C'est là que j'ai compris pourquoi le poissonnier me taquine seulement certains jours en m'appelant sa petite chérie : en fait, ce n'est pas le même homme. Ils emballent le poisson dans du papier journal, dans le Morgunbladid. J'ai dit à celui qui me servait : Trouvez-moi un poème ou une nouvelle plutôt qu'un faire-part de décès ou une nécrologie. En  rentrant, j'ai soigneusement déballé mes filets d'aiglefin dans l'évier, la feuille intérieure était toute mouillée et presque illisible, mais sur l'autre, il y avait deux poèmes d'un de ces jeunes types qui passent leur journée au café Mokka.
- Hier, j'ai fait tout le trajet jusqu'au centre-ville avec le landau et j'ai acheté un nouveau carnet. En bravant la tempête. Le vendeur de la librairie Gudgeir s'est souvenu de moi, il m'a conseillé des cahiers d'écoliers, à lignes ou à carreaux, puisque je les remplis si vite. Et ça me coutera moins cher. C'est le seul luxe que je m'autorise.
Elle garde le silence en préparant le café.
- Je me suis mise à écrire des dialogues, reprend-elle. 
- Quel genre de dialogues ? Des choses que les gens disent?
- A la fois ce qu'ils disent et ce qu'ils ne disent pas. Je ne peux pas expliquer à Lydur que chaque fois qu'il ouvre la bouche, j'ai envie de noter ce qu'il dit. Et encore moins que j'écris aussi ce qu'il ne dit pas. Il ne comprendrait pas non plus que parfois j'ai envie de m'interrompre dans ce que je fais pour l'écrire au lieu de le vivre.

10 commentaires:

  1. Bonjour Dad,
    "Combien de livres lit-on durant une année ?"
    Incroyable... ce matin même je pensais à toi en me disant : pourquoi Dad lit autant alors qu'elle écrit aussi bien sinon davantage que tous les autres écrivains ?
    C'est une simple curiosité en fait, pas une question :)
    Je repasserai dans la soirée pour lire la suite de ton billet.
    Bisous.

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  2. Bonjour, Julie,
    Incroyable : tu penses à moi tôt le matin ? voilà qui est très gentil. Si tu as l'occasion de lire ce livre, je te le conseille : on se dit que les choses ont évolué, mais on ne sait pas trop ce qui a vraiment changé. Je viens d'apprendre que le roman a reçu le prix Médicis étranger. Il le mérite pleinement. Belle après-midi à toi.

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    1. Bonsoir Dad.
      Cet extrait donne envie de lire le roman, merci pour la découverte.
      A demain.

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    2. Je ne sais pas pourquoi - une intuition - mais je crois qu'il te plairait. Belle journée, Julie.

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  3. Je n'ai pas lu Miss Islande, mais j'ai lu de cette auteure : "Rosa candida" et "L'embellie", j'avais beaucoup aimé. Alors je vais m'empresser de regarder à la médiathèque s'ils ont ce dernier ouvrage, mais c'est sans doute encore trop tôt. Une idée de cadeau aussi peut-être... A voir.
    Je ne sais pas combien je lis de livres (romans et autres) dans une année, mais je dirais...énormément (sourire).
    Belle soirée à toi, chère Dad.

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    1. C'était une question rhétorique, Françoise, juste pour dire que sur le nombre que l'on est amené à lire, et même à feuilleter, peu de livres nous touchent véritablement. C'est du moins mon impression. Le nombre exact n'a finalement que peu d'importance... Oui, Rosa Candida, mai aussi Ör, une histoire d'homme, aussi. Cette femme à la voix douce et parlant un excellent français parce qu'elle a fait une partie de ses études en histoire de l'art à Paris, sait très bien donner la parole aux hommes. Toute belle journée, chère Françoise, chère lectrice artiste.

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  4. J’ai lu tant de livre,
    jusqu’à ce ce livre
    avec cette phrase,
    dont je butais toujours sur le point final,
    et qui me renvoyait sans cesse en son début.
    Je finis par me lasser,
    ne lisant maintenant
    que les feuilles des arbres
    écoutant les histoires des fleurs (pas toujours bleues)
    et les chants de ces vents venus d’ailleurs
    bref, je ne lis plus que le grand livre de la Nature.
    :-)

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    1. (désolée, blogger joue avec mes nerfs, après avoir saboté mon formulaire de contact, le voici qui décide de ne pas m'informer de certains commentaires, j'ai vu celui-ci par hasard...)
      Retour à la terre, donc, Pascal ? retour absolu ? désir d'épargner les arbres ? Quand on voit tout ce qui se publie (deux rentrées littéraires par année à présent) on se dit parfois : pauvres arbres, quel gâchis... Mais... faut-il jeter le bébé avec l'eau de la cellulose ? Lire de beaux romans nous permet d'être au contact avec la beauté du monde, l'art écrit, la poésie, la créativité d'un être artiste qui s'est donné pour observer et rendre visible ce qu'il a noté. Lire, c'est aussi rencontrer un autre, qui a voulu partager ce que soi-même on a vécu et expérimenté sans trouver les mots pour l'exprimer. Lire, c'est rencontrer une autre humanité, c'est se retrouver, c'est parvenir à se comprendre en comprenant les mots qu'un autre a écrit. C'est partir à la découverte d'un ailleurs, c'est s'évader aussi. ET ça peut être se consoler, se sentir moins seul aussi.
      Ceci pour dire que, tout en aimant profondément la nature et ses belles leçons, j'ai besoin aussi de beaux livres pour vivre( toutefois, je déplore qu'on nous en propose une pléthore, un grand amalgame dans lequel il faut trier et faire judicieusement son choix). Heureusement, les bibliothèques sont là, et ici dans toutes les villes, tous les villages, des boîtes à échange. Belle aprèm, belles lectures rouges et or!

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  5. La Lecture est pour toi
    ce que la Musique est pour moi ;-)

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  6. Oui. Je comprends, car j'écoute avec bonheur tous les chants de la nature, les clapotis, les bruissements, les ruissellements. Et je peux fuir à toute vitesse quand je perçois des bruits dissonants, agressifs, des musiques d'ambiance, qui sont pour moi une véritable torture. Je n'ai jamais l'idée de me passer un morceau chez moi, car j'apprécie énormément le vide et le silence (incluant ces petits riens qui font la musique de la vie, la mise en route du chauffage, le craquement d'un meuble, le bourdonnement d'un insecte, le ronronnement d'une cafetière). Je comprends donc que les mots et les messages de la nature te suffisent!
    (PS : ce qui ne m'empêche pas d'écouter attentivement les extraits que tu nous choisis avec soin)

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