dimanche 24 octobre 2021

Lire : construire sa maison

 

J'avais l'impression qu'à toutes les étapes de notre vie rien ne nous oblige à nous conformer à ce qui a été écrit pour nous, surtout quand ceux qui écrivent ont moins d'imagination que nous.[p.106]
En découvrant le livre, un peu à l'écart sur les présentoirs, j'ai poussé un cri de Sioux qui m'a valu un regard perplexe de la part de la libraire. Il est vrai qu'avec tous ces clients arrivant munis de listes d'ouvrages à lire ab-so-lu-ment, de romans DOP, de titres primés, elle ne devait pas avoir l'habitude de lecteurs tout simplement heureux de découvrir Le bouquin qu'ils attendaient.
 
Pour ce troisième et dernier volet autobiographique, on retrouve Deborah Levy telle qu'en elle-même. Au tournant de la soixantaine, dix ans après avoir choisi de divorcer et s'être aménagé une coquille dans un immeuble décrépi au sommet d'une colline londonienne, elle continue de s'interroger sur les maisons, ce qu'elles signifient pour une femme, se remémorant celles qu'elle a occupées, et surtout imaginant celle dont elle rêve, son idéal absolu : une vieille demeure avec un grenadier au fond du jardin.
Ce rêve la travaille sans cesse, elle voudrait le réaliser, gagner pour ce faire suffisamment d'argent. Cela l'oblige à se positionner, à repenser son existence en fonction de ce qu'elle voit autour d'elle : 
J'ai remarqué qu'une bonne partie des gens de mon âge appartenant à la classe moyenne avaient fini de payer leur emprunt et possédaient au moins une maison secondaire. J'allais à un dîner et quelqu'un annonçait qu'ils partaient le lendemain rejoindre leur manoir en France ou en Italie. [p.27]
Le récit commence au moment où se profile pour l'auteure l'étape du nid vide : sa fille cadette s'apprête à quitter leur appartement cocon pour entreprendre son cursus universitaire. Ce départ coïncide avec l'octroi d'une bourse permettant à DL de résider à Paris durant neuf mois. Elle prend donc le train et se retrouve dans un logement dégarni, pourvu d'une casserole, deux couverts, deux tasses et un étendoir.
 
Le fil de la narration nous entraîne dans l'univers bien particulier de l'écrivaine, dont l'obsession semble être la suivante : comment être une véritable créatrice, comment dépeindre au moyen de mots des personnages vrais, mais surtout comment être la créatrice de sa propre vie, sans se laisser dicter une conduite et des normes par l'extérieur. Nous la suivons de Londres à New-York, de Bombay à Berlin en passant par Hydra, au fil d'expériences aussi nombreuses que variées.
 
Régulièrement, parcourant le livre, on se rappelle la célèbre citation : L'herbe est toujours plus verte chez les autres, jusqu'au moment où l'on se rend compte que c'est du gazon artificiel. Invitée à diner par une architecte en vogue occupant un intérieur superbe et froid, gardé par deux chiens agressifs, Déborah Levy constate : 
Curieusement, il me semblait qu'il n'y avait nulle part où rêvasser, dans sa maison, pas d'alcôve ni de recoins, aucun espace qui ne soit pas apprivoisé. C'était peut-être une maison témoin.
La table avait été mise par son personnel et nous avons dîné dans un silence inconfortable.
En lisant, on déguste avec volupté les citations que l'auteure a soigneusement choisies (Duras, Beauvoir, Woolf et toute une palette de nobles plumes...).. On adore celle-ci, de Gaston Bachelard : On dirait toute sa vie si l'on faisait le récit de toutes les portes qu'on a fermées, qu'on a ouvertes, de toutes les portes qu'on voudrait rouvrir.
 
L'auteure a une manière toute particulière de parler de son quotidien, parfois le quotidien le plus banal, pour le recycler et en faire des histoires connectées aux recoins les plus profonds et les plus sensibles de son intériorité. Des incidents, des bribes de conversations la ramènent un lointain passé (une douche suspendue sur la paroi d'un café berlinois lui rappelle soudainement sa famille exterminée à Auschwitz) ou bien lui inspirent des réflexions sur l'arrogance de certains arrivistes arrivés (quand un écrivain rougeaud et arrogant lui reproche d'avoir rencontré le succès très tard dans sa vie).
 
On la suit volontiers dans ses digressions autour de la question de l'habitat, car dans le fond, celui-ci n'est-il pas une métaphore de la vie que l'on a, que l'on voudrait, ou que l'on s'est choisie ? On lève les yeux. On regarde autour de soi. On s'interroge sur son propre logement : voudrait-on un autre chez-soi ou celui-ci nous comble-t-il ? y a-t-il d'autres maisons qui nous tenteraient, où nous pourrions déposer nos valises ?

Le mérite des écrits de DL, c'est de nous inviter à faire notre état des lieux intime, à découvrir ce qui constitue notre richesse et notre vérité. A la fin du récit, la maison idéale est toujours un fantasme flottant quelque part dans un avenir incertain, mais l'écrivaine se découvre maîtresse d'une propriété bien à elle :
Je crois que ce que je valorise le plus sont les vraies relations humaines et l'imagination. Peut-être qu'il est impossible d'obtenir les premières sans la seconde. J'ai mis du temps à me débarrasser de l'envie de plaire à ceux qui n'agissent pas dans mon intérêt et sont incapables de m'entourer de leur affection. Je possède les livres que j'ai écrits et transmets mes droits d'auteur à mes filles. En ce sens, mes livres sont ma propriété. Une propriété qui  n'est pas privée. Il n'y a ni chien méchant, ni vigile à l'entrée, ni panneau qui interdit aux gens quels qu'ils soient, de plonger, d'éclabousser, de s'embrasser, d'échouer, d'être furieux ou effrayés, d'être tendres ou tristes. de tomber amoureux de la mauvaise personne, de sombrer dans la folie, de devenir célèbres ou de jouer dans l'herbe.[p.236]
 

État des lieux, éditions du Sous-sol, Paris, 2021 (le titre anglais est "Real Estate", soit "Immobilier" ou littéralement ;"domaine réel". La traductrice a su lui trouver un équivalent au moins aussi évocateur)

6 commentaires:

  1. Je n’ai pas lu le dernier opus de Deborah Levy, seulement un élogieux papier dans un magazine. Je l’ajoute sur ma liste de lecture en attente.
    Privilégier les relations humaines est pour moi l’essentiel et restera mon essentiel comme elle le dit si bien.
    Et, ”se débarrasser de l’envie de plaire à ceux qui n’agissent pas dans mon intérêt et sont incapables de m’entourer de leur affection”, voilà une phrase qui me parle énormément tant j’ai eu du mal et ai du mal à mettre cela en pratique. Encore bien du chemin à parcourir sans se poser bien des questions.
    Je vous souhaite une agréable soirée.

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    1. Depuis que j'ai lu le premier opus, je suis fan de DL. Difficile d'écrire sur ses livres. Ils sont tellement personnels qu'ils induisent forcément les lecteurs / trices à des visions subjectives. Et puis, ils sont " à entrées multiples" si bien que chacun/e peut y découvrir ce qu'il cherche ou ce qui le préoccupe au moment de sa lecture. Je peux très bien m'imaginer relire celui-ci dans quelques mois et y trouver d'autres sujets à réflexion. Ce qui est certain : c'est une écrivaineauthentique, avec un langage, un style, une narration très originals. Ce qui est certain aussi, c'est que c'est un être très généreux. Il y a ses rencontres et ses amis, et sa manière de cuisiner pour les autres, mais aussi ce détail : en quittant l'appartement parisien dégarni, elle y laisse : 3 casseroles, 6 couteaux et 6 fourchettes, 4 chaises, un fauteuil jaune, 8 verres à vins et 2 miroirs dorés, soit bien plus que ce qu'elle a trouvé en arrivant. Bref, elle n'aura peut-être jamais sa maison rêvée, mais comme elle l'écrit elle aura donné beaucoup autour d'elle. Belle soirée à vous aussi.

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  2. C'est un long chemin de se débarrasser de ce qui est évoqué dans le texte. Je réalise en lisant les extraits de tout ce dont je me suis délesté. J'ai réalisé que l'herbe verte chez moi était la meilleure parce que c'est pour moi qu'elle s'offre. Non comme une conviction mais un ressenti profond. Un constat : l'ailleurs est déjà chez moi car je n'ai pas fini d'en mesurer la hauteur et la profondeur. Privilège de septuagénaire ?
    La citation de Bachelard m'intéresse beaucoup pour sa fin : y a-t-il des portes que je voudrais rouvrir ? Ma réponse spontanée : aucune. Bien entendu faudra y regarder de plus près. Mais j'ai mon côté Édith Piaf : non, je ne regrette rien !…
    Alors merci pour ce billet que j'ai trouvé fort intéressant, même s'il ne fait pas naître l'envie de lire ce livre. Mais ce n'était pas forcément l'objectif. Que tu sois heureuse de le découvrir me réjouis pour toi.

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    1. Ton constat apparaît comme très positif. Les réponses que tu te donnes sont de nature à te réjouir. Ne rien regretter, quoi de mieux?
      Quant au livre, il n'est pas ton genre ? ça, je m'en serais doutée, pas ton genre du tout!:)
      Agréable et solaire soirée!

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  3. Est-il vraiment possible de se défaire des normes, d’être le créateur ou la créatrice de sa vie ? Certes, il est possible de se défaire de certains regards d’autrui (T’as vu comme il s’habille ?), de certaines attentes (Alors, c’est pour quand ce bébé ?), ou d’injonctions à peine larvées (tu ne veux tout de même pas continuer à travailler chez eux ?! Tu n’as pas d’autres ambitions dans ta vie ?). Contre ces remarques normées, il relativement facile de s’élever, de les récuser, et de décider de mettre en œuvre ses propres normes. Mais il y d’autres normes dont il est beaucoup plus difficile de se défaire, car d’abord il faut en être conscient. Il s’agit la plupart du temps de normes collectives, sociales. Comme nous baignons dans ces normes, nous ne nous rendons pas compte de leur existence et pensons que nous agissons et prenons des décisions en toute liberté, alors qu’en fait elles sont limitées par les conventions sociales et par la morale dominante ou des questions financières voire par les impulsions de la publicité de masse agressive ou « gentiment » cachée, sous-jacent dans des articles de revues ou d’émissions. C’est à ces frontières, difficilement détectables à prime abord que se heurte la créativité de notre propre vie. Mais heureusement que ceci n’empêche pas de poursuivre le rêve du grenadier ou du figuier au fond du jardin.

    Gaspard

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    1. ah se défaire des normes qui nous sont imposées plus ou moins insidieusement, quelle affaire! Il y a des injonctions plus identifiables que d'autres, en effet. Les plus perverses sont celles qu'on a tellement intégrées qu'on met vraiment beaucoup de temps à les déceler (quand on parvient à le faire). C'est là toute la richesse de cette "autobiographie en mouvement" de D. Levy. On la voit soulever des pierres, se libérer de certains regards, tracer sa route chemin faisant. Le travail de toute une vie ? Assurément. Ce que je trouve beau, c'est de garder au fond de soi son rêve secret, maison, jardin, de se diriger dans cette direction qu'on y parvienne ou non. Autre citation de Bachelard : "Peut-être est-il bon que nous gardions quelques songes vers une maison que nous habiterons plus tard, toujours plus tard, si tard que nous n'aurons pas le temps de la réaliser". Dans le fond, ce qui compte, c'est la direction que l'on prend et que l'on continue de suivre sans se décourager. Belle soirée, Gaspard !

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