samedi 20 octobre 2018

Vivre : la Traversée de l'hiver / 26




C'est connu : les trios sont presque toujours à l'origine d'imbroglios. Une riche source d'inspiration pour des œuvres d'art : que de Jules et Jim, que de tourments relationnels, que de jeux et de manipulations destinés à finir mal, en général...

Depuis toujours, tu t’es coulée dans l’identité d’une victime. Une victime, maltraitante certes, mais une victime intronisée, et par conséquent aucunement responsable. Je me souviens, enfant, t’avoir entendue parler de toutes tes avanies, toutes tes injustices subies, dans ta famille, au sein de ta fratrie. Cinquième roue du carrosse était une expression qui revenait en boucle quand tu te racontais. Très tôt, tu as connu l’émigration, la dure, la pénible émigration. Enfin, il y a eu ta vie conjugale. Dans ton profond isolement, tu n’avais que moi pour t’écouter, alors tu t’épanchais, tu racontais tes souffrances. Par la suite, sont arrivées d’autres pertes, d'autres épreuves, le deuil de celui que tu avais choisi pour la vie. Car cette vie, cette vie profondément cruelle, t’a pris très tôt ton mari.

Nous nous sommes retrouvées à trois, toi jeune veuve, avec tes deux filles : E. et moi. 

Ma petite sœur s'est empressée d’assumer le rôle de la sauveuse, un rôle qui allait comme un gant à sa personnalité désireuse de plaire, de pacifier, de ne jamais se compromettre. Elle a accompli à merveille sa mission, se mettant en quatre - que dis-je en quatre ? en seize, en trente-deux - pour te rassurer et te satisfaire. Il m’était difficile d’entrer en compétition pour ce rôle-là. J’étais peu douée pour ça, et pas vraiment convaincue : la position de victime me semblait par trop limitée et limitante. Il ne me semblait pas sain de la conforter.

Je t'invitais donc à te prendre en charge, à oser davantage, à assumer quelques risques. Mais il suffisait que je te pousse vers plus d’autonomie pour que toutes les loupiotes rouges s’activent en mode alerte. Je devenais celle qui ne comprenait pas, qui ne soutenait pas, qui te refusait son aide (et ce, jusque dans de touts petits détails : pour autant que je m'en souvienne, dans un restaurant, je ne t'ai jamais entendue exprimer ta commande : systématiquement, tu te tournais vers quelqu’un pour qu’il s'adresse au serveur et demande ce que tu désirais, commander un steak était chose trop difficile pour toi). Tu avais deux filles, tu exigeais deux béquilles.

Un jour, une collègue formée en psychiatrie à qui je parlais de toi m'a demandé abruptement : n'est-elle pas intellectuellement limitée? En toute franchise, je n'ai pas su que répondre. Je crois que l'angoisse est en mesure d'anesthésier l'intelligence. Je crois aussi qu'il existe des êtres que la vie, pour de multiples raisons, laisse inachevés, qui réclament constamment d'être complétés. Au fond de toi, les pertes creusaient des trous toujours plus profonds et tu n'as jamais su faire le deuil de quoi que ce soit. Toute séparation te paraissait définitive et dangereuse. Naturellement, il n'était pas question que tu demandes à être soignée : tu étais censée aller très bien. Pour peu que chacun assure son rôle à tes côtés.

(essayez donc, dans une famille où quelqu'un s'est emparé du rôle de victime, de refuser le rôle qu’on vous assigne, essayez de rester dans le système avec un rôle dont vous ne voulez pas).

A présent, te voici entièrement dépendante, prise en charge au fond de ton lit comme un vieux bébé asséché. E. s’épuise à te maintenir en vie alors que tu t’es mise aux abonnés absents depuis longtemps. Elle se plaint d'être à bout de forces. Elle a les traits émaciés et parle du médecin qu'elle a dû se résoudre à aller consulter. Elle cherche des responsables à sa fatigue et à son découragement. Elle ne sait pas comment continuer, elle ne sait pas abandonner (craindrait-elle sa  propre mort si elle te laissait t'en aller?) Elle oppose un profond silence aux limites que je me suis posées. Elle me tend le vieux rôle élimé de l'"ingrate", l'"insensible", la "distante" et voudrait sans doute que je le porte. Encore une fois. 

(essayez donc, dans un système, de composer avec des victimes et des sauveurs qui s'accrochent à leurs rôles et sont terrorisés par la mort, essayez de leur parler, de les rassurer, essayez d'être écoutée en suggérant une autre voie)

Je me tourne vers la forêt voisine où chaque jour des êtres, des plantes vivent, naissent et meurent. Je me tourne vers ce microcosme maître ès sciences de la vie. Je pense à ce vieux triangle, à ce triangle déglingué. Je regarde ces vieux rôles familiaux qu’il faudrait encore une fois endosser. Devrait-on donc encore une fois les enfiler, ces vieux rôles usés, trop étriqués ? 

2 commentaires:

  1. Coucou ma Dad. J'ai dû lire plusieurs fois.

    Que de souffrance dans cette histoire de vie. D'abord celle de la Maman. Qui sans doute souffre au fond d'elle-même de n'avoir pas su rebondir, saisir les opportunités pour finalement se trouver encore plus dépendante qu'elle l'a déjà été toute sa vie.

    Ensuite, celle de E. qui ne sait plus comment faire, qui se débat, qui revendique, qui croit être l'indispensable et qui ne fait que rajouter de la tension dans le tableau existant.

    Et puis pour finir, et non des moindres, la tienne. Qui, même si tu mets des limites, s'exprime dans ce texte. Car inconsciemment je pense, tu aimerais que tout ceci cesse et que les rôles soient à nouveau définis.

    Mais il est trop tard, la Maman est redevenue petite fille à qui il faut tout faire. La dernière des filles se retrouve Maman et la première des filles assiste, impuissante à ce jeux de rôles pas drôle du tout.

    La nature offre des réponses: tu parles des plantes qui vivent et meurent. Elles font partie d'une partition qui nous dépasse. Finalement, est-ce que cela peut se transformer à la vie humaine? Je ne sais pas.

    Mais pour toi, il est important de rester sûre que le rôle que tu as pris est le bon: celui qui te permet de rester telle que tu es, de garder de l'énergie pour toi, et de ne pas te perdre dans un combat qui de toutes façons est perdu...

    Alors, sois forte, regarde les plantes, ces arbres d'automne qui se préparent au repos et fabrique-toi une bulle de sérénité rien que pour toi.

    Aller voir ta Maman oui, être présente quand tu y vas, oui, être présente pour ta soeur, oui. Mais surtout être présente à toi, à ton couple, à ta famille que tu as toi aussi construite et qui a besoin de toi.

    Bises alpines affectueuses et automnales.

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  2. Courte réponse à ton beau et long commentaire : merci, ma chère Dédé, pour ces mots sensibles et justes. Il n'y a rien à ajouter.

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