Les Vagabonds (détail) / Frederik Walker / 1868 / Tate / London
C'est une joie de découvrir devant soi un être dont les yeux s'illuminent devant le plat qu'on lui sert, qui cesse d'écouter ce qu'on est en train de lui dire, dont le regard fuit, qui porte irrésistiblement sa fourchette sur le ruban de cèpe, sur l'encornet noir, sur le foie de la bécasse, sur la crête crénelée et grise du coq, sur le morceau de lotte tout blanc;
qui prend soudain avec les doigts l'os dépouillé au couteau du morceau de lièvre pour arracher le peu de chair noire qui y est demeurée attachée;
qui saisit une ultime fois, après qu'elle a bu son café, la petite cuillère posée dans la soucoupe pour gratter le reste de coulis ou de crème anglaise qui s'est regroupé sur le bord de l'assiette en suivant l'inclinaison de la table;
dont les joues se colorent, dont le globe des yeux s'écarquille au point de refléter ce qu'il désire et de le répercuter sur sa substance comme sur la surface d'un miroir;
dont la langue pointe, humectant les lèvres très vite;
qui n'avale pas d'un coup le verre de côte-de-nuits qu'elle a saisi;
qui suce un peu l'arrête ou la vertèbre de l'anguille avant de la recracher;
qui sourit au cuisinier quand il sort de sa cuisine, qui se lève brusquement quand il s'approche de la table, qui le retient pour s'assurer d'avoir bien reconnu chacun des composants de ce qu'elle a savouré.
Je l'ai décrite.
Une nouvelle fois, j'ai lu le portrait de Némie. Je lis, je relis les chapitres de Vie secrète que Pascal Quignard lui consacre. Je ne me lasse pas de ces descriptions faites à des années de distance, d'une femme aimée jusqu'à la vénération, interdite, distante, décrite sans complaisance, rendue fascinante par le regard amoureux.
Un regard qui sait dépeindre une personnalité à travers la manière de dévorer, de déguster. Faut-il aimer fort pour aimer une façon de sucer une vertèbre d'anguille...
Némie, apprend-on, est morte depuis longtemps, et pourtant quelque chose qui est son corps circule encore dans le mien... dit Pascal Quignard.
Les mots - pouvoir de la littérature - comme autant de coups de pinceau, la rendent éternellement vivante. On continue de lire le portrait de Némie et l'empreinte de sa personne continue de circuler et de séduire.
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Les mots - pouvoir de la littérature - comme autant de coups de pinceau, la rendent éternellement vivante. On continue de lire le portrait de Némie et l'empreinte de sa personne continue de circuler et de séduire.
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