L'arrivée de la nuit instaure un sentiment plus profond d'intimité clanique. Je demande à Gary [Snyder] si, avant la fin de la soirée, il accepterait de lire un texte à voix haute et si Erin pourrait lui lire l'un des siens. D'habitude, Erin est imperturbable, et quand elle blêmit en entendant ma suggestion, je la vois réagir ainsi pour la première fois.Gary ne manifeste nullement que cette demande serait inhabituelle. "Bien sûr, dit-il. J'ai quelque chose sur quoi je travaille depuis un moment, j'aimerais bien l'essayer avec vous."Il n'y a aucun ego en lui. Je soupçonne que tous les grands sont capables de bannir l'ego pour acquérir la pureté enfantine, chauffée à blanc, du processus créateur. Invente quelque chose. je me rappelle Jim Harrison racontant que sa mère, à la fin de sa vie, lui disait : "Eh bien, Jimmy, tu n'as pas trop mal gagné ta vie avec tes calembredaines."Je désire que ce soit un épisode mémorable pour Erin. C'est un bon exercice. Lire à voix haute apporte une conscience aiguë de chaque mot, contraint l'écriture à assumer sa responsabilité pleine et entière de chaque pulsation, cadence, rythme et son; de tous les passages maladroits, bancals.
On sort de ce livre comme on rentre d'un long voyage, revigorée, oxygénée, imprégnée d'images et de saveurs, et surtout portant en soi une furieuse envie de lire, de partir et, pourquoi pas, somme toute, de s'essayer à écrire...
En prologue, l'auteur explique son projet :
rendre hommage à ses héros d'écriture tant qu'ils sont en vie et
permettre à quelques représentants de la génération émergente de les rencontrer. Transmettre, devenir un passeur, un créateur de ponts entre gens admirés et gens porteurs de promesses. Il se lance dans une aventure qui l'amènera en divers points des States, avec une incursion
en Europe. Le principe est simple (la réalisation plus délicate) : il s'agira pour lui et pour ses jeunes coéquipiers d'arriver dans la cuisine de l'écrivain, avec armes et bagages (entendez : casseroles et nourriture) et de concocter un repas autour duquel il fera bon partager.
Quand
il leur a écrit, un nombre certain de ses héros ont refusé l'expérience.
Un certain nombre l'ont acceptée avec enthousiasme. Rick Bass comprend les réticences. L'entreprise était de part et d'autre risquée, si bien qu'il n'est pas étonnant qu'au final les chapitres soient consacrés principalement à des amis ou des connaissances de longue date.
Parallèlement à cette épopée, Rick Bass est en train de traverser une lancinante crise
existentielle : il doit faire face à l'échec de son couple, qu'il avait cru inusable, ses filles adorées sont parties à
l'université, et sa maison l'attend, vide. Tout cela l'amène à s'interroger sur le sens de cette solitude nouvelle et la vocation des années qu'il lui
reste à vivre.
J'ai déjà parlé de Rick Bass ici et ici. C'est un auteur qui sait décrire excellemment l'existence humaine vécue au cœur d'étendues immenses, une existence porteuse d'autant de failles, de dépressions et d'éclosions que les espaces où elle se déroule. Il est un observateur perspicace des phénomènes naturels, qu'ils appartiennent au monde végétal, minéral ou social, et sait s'apostropher avec pragmatisme :
L'inquiétude est une mauvaise habitude, un gâchis de sérotonine. Réserve-la entièrement pour la page écrite, me dis-je. Contrôle ce que tu peux contrôler. Le monde veillera au reste.Avec ce livre, il nous permet de découvrir ou de mieux connaître certains grands écrivains américains (vivant pour la plupart à l'écart des grandes métropoles après une jeunesse pour le moins tumultueuse). On en vient à admirer et envier ces artistes chasseurs, pêcheurs, fermiers, activistes, éleveurs, qui se sont construit de merveilleux ateliers aux fenêtres s'ouvrant sur des paysages de rêve. Les partages donnent lieu à des moments d'émotion intense et de solide fraternité (certains héros sont âgés, ou malades, on sent que le temps leur est compté). Ils invitent à réfléchir sur ce qu'implique le métier d'écrire en matière de doutes, de rituels et d'énergie créatrice. Le livre est aussi ponctué de scène cocasses (passage de douane sanguinolent à Heathrow, découverte incongrue d'une prothèse et de couches au fond d'un sac à Genève, victuailles volant sur une autoroute, explosion d'une oie dans un jardin). Enfin, last but not least, il donne à découvrir en quoi consistent les repas étasuniens quand ils ne sont pas tout droit sortis de l'abominable grande distribution :
Nous coupons davantage de minces lamelles de gingembre, que nous intégrons à la viande hachée d'élan. Cette tâche est une vieille routine, le genre de chose qu'on peut presque faire les yeux fermés. Après le bruit et la fureur de la préparation du dîner pour Sedaris, il est agréable de goûter à cette frugalité, tandis que la lumière estivale entre par les fenêtres et tombe sur la salade multicolore d'Erin - le rouge foncé de la betterave, le bleu marbré, quelques raisins dorés et, une touche d'élégance dont je suis fier, quelques violettes cueillies derrière chez moi le jour de mon départ et gardées sur la glace dans un sac de conservation. Pour le dessert, encore de la rhubarbe, pas une tarte cette fois-ci, mais un crumble avec de la crème fouettée.
Mmmm... Dans ce domaine, on fait pas mal de découvertes : une paella préparée avec du gingembre, un petit-déjeuner comprenant une tranche de pain perdu, un peu de bacon au sirop d'érable, une sauce au beurre roux et au cognac, des noix de macadamia, et du mascarpone pour couronner le tout... question de goût, sans doute, mais....il est possible que le plus savoureux de l'aventure ne se trouvait pas dans les assiettes.
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