mardi 29 décembre 2020

Lire / Regarder : dans le vent bleu de l'Histoire

 


Le secret, ce serait donc de toujours croire au Père-Noël. Ne rien attendre, surtout ne rien attendre (quoi que ce soit, de qui que ce soit). Rester présent. Être le présent qui reçoit. Et alors, ouvrir les bras, ouvrir les yeux : se rendre capable de recevoir.
Chaque année, ici, le Père Noël dévie de son tracé GPS pour apporter ses livraisons détonantes : un message ébouriffant, trois amaryllis flamboyants, rouges, rouges au point d'en être noirs, un bandeau en laine mérinos permettant de garder intactes ses oreilles face aux tornades matinales et, parmi les titres déjà connus, une rhapsodie qui vous laboure le cœur.
 
La couleur bleue court tout le long de ce roman graphique, depuis le titre jusqu'à l'immense mélancolie qui vous saisit et vous étreint la poitrine, en passant par la mer, celle de l'Adriatique, baignant Trieste et l'Istrie, celle de l'océan Atlantique, conduisant à New-York. 
 

 
Le scénario est tiré d'un roman publié par Silvia Cuttin il y a une dizaine d'années : Ci sarebbe bastato (Il nous aurait suffit. Non traduit en français). L'histoire, c'est celle d'une jeune garçon triestin, qui vit durant l'été 1938 ses derniers moments heureux et insouciants, juste avant que les lois raciales promulguées par Mussolini ne réduisent progressivement comme peau de chagrin les droits et la marge de manœuvre des Juifs italiens. Andrea Goldstein est alors contraint d'émigrer en Amérique. Ses parents le pressent de partir avec sa sœur. Là-bas, ils seront accueillis à Brooklyn par une tante. Le jeune homme se trouve un travail à l'hôpital Mont-Sinai, il fréquente une petite amie qui a fui elle aussi l'Europe nazie et il s'intégrera en devenant bientôt Andrew
 
Mais cet exil est teinté de doutes et de tourments : il angoisse à cause de ses parents dont les nouvelles se tarissent, il angoisse à cause de son cousin Martino resté en Italie, il angoisse à cause de ce qu'il apprend de l'Europe. Il frémit, il tangue et il finit par prendre la décision de s'engager au sein des GI's. Il débarque dans la baie de Naples le 25 décembre 1944 et fera partie, en tant qu'infirmier, des troupes qui remontent libérer la Péninsule. La suite de l'histoire se fondra dans les couleurs grises et froides de l'Histoire.



Le récit est prenant, porté par la sublime adaptation graphique d'Andrea Serio. Celui-ci possède un style original et puissant, qui tranche avec les tracés un brin gentillets qui émergent trop souvent de la BD actuelle. Le dessin est vigoureux, presque brutal par moments. Les traits ardents et désespérés soutiennent la trame de l'histoire.  Les couleurs sont appliquées avec force et lyrisme. La dominante bleue occupe pratiquement toutes les pages, complémentée parfois avec du jaune, parfois avec du gris. Par moments, les contours se font flous, reflets des jeux de la mémoire. Peu de dialogues, peu de légendes. Il arrive que deux planches disent le désarroi de l'exil, le sentiment de vide et d'abandon à travers la simple esquisse de nuages et de feuillages. Le titre fait bien sûr référence à l’œuvre de Gershwin, dont la version de 1942 a connu un énorme succès durant la guerre.
 


On referme l'album. On le rouvre. On retourne aux images. On ressent le chagrin, l'exil, la peur dans des cases où presque rien n'est défini, mais où tout est évoqué, avec gravité, avec nostalgie. On se promet de revenir encore plusieurs fois, parce qu'il y a beaucoup à voir, à ressentir dans cet album et qu'on ne peut pas en faire le tour en une seule lecture. On remercie très fort le Père-Noël qui, cette année encore, s'est montré si généreusement inspiré.






Rhapsodie en bleu, Andrea Serio, éditions Futuropolis, 2020. Site de l'auteur : ICI
Version originale : Rapsodia in blu, Andrea Serio, edizioni Oblomov, 2019
Roman : Ci sarebbe bastato, Silvia Cuttin, 2011, edizioni Epika. Site de l'autrice : ICI
 


2 commentaires:

  1. Pourquoi certains livres nous parlent, nous émeuvent plus que d'autres? Pourquoi y revenons nous encore et encore? Qu'ont-ils touché au plus profond de nous?
    La magie d'une rencontré...... entre l'écrivain, l'histoire, les personnages et le lecteur....
    Si, à tout cela s'ajoute la magie de Noël, cela devient du rêve éveillé.
    Quel beau cadeau, si généreux.
    Merci de l'avoir partagé.

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    1. Je suppose qu'il en va des œuvres (littéraires ou autres) comme des personnes : si toutes sont intéressantes et méritent attention, quelques unes sont des coups de cœur, c'est-à-dire qu'elles parlent à ce que nous sommes, notre histoire, nos expériences intimes. Oui, de telles rencontres tiennent de la magie. Une mixture magique. A. Serio est un artiste qui sait mettre la forme au service du fond.
      Quand à la magie de Noël... oui, dans la sphère intime et, hélas non, dans le champ social. Que de tensions et de morosité autour de soi cette année! Il s'agit par tous les moyens de ne pas ajouter de la grisaille à la grisaille ambiante et d'allumer de petits lumignons !
      Oui, le Père-Noël ici est généreux : c'est un Père-Noel expérimenté qui n'a pas besoin de lettres pour savoir.
      Très belle journée de pleine lune à vous.

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