lundi 14 décembre 2020

Lire : Rilke, le Dolpo et l'insaisissable félin

 

Se frayer un chemin à travers la librairie. Constater que, face aux besoins irrépressibles d'évasion, le rayon "voyages" s'est élargi au point d'occuper le plus grand espace face à l'entrée. S'esbaudir devant les couleurs des paysages déployés sur les étagères. Parcourir trois présentoirs et faire autant de fois le tour de la terre. Identifier deux livres de Stéphanie Ledoux disposés bien en évidence. Constater que l'Asie semble avoir le vent en poupe, particulièrement le Japon et la Corée. Sourire en feuilletant "Boutiques de Tokyo "et "Les petites épiceries de mon enfance", mais avoir besoin de plus de consistance. Survoler - mais seulement aujourd'hui - Tesson et Terzani. Et puis enfin dénicher l'ouvrage dont on avait besoin : "Le Léopard des  neiges", un récit qu'on se promettait de découvrir depuis longtemps. Un moyen idéal pour passer de longues après-midi face à la présence tutélaire de la forêt, tandis que les flocons s'affolent contre les vitrages comme de minuscules papillons.
Devenir raisonnable : ne plus se fier aux titres, aux illustrations et aux couvertures. Ne jamais emporter un ouvrage sans en avoir lu auparavant quelques passages. Ouvrir et découvrir l'épigraphe : ce sont des lignes de Rilke (un extrait de sa lettre au Jeune Poète du 4 août 1904) :
"Au fond, le seul courage qui soit exigé de nous est celui qui nous permet d’affronter ce que nous pouvons rencontrer de plus étrange, de plus singulier, de plus inexplicable. En ce sens, l’humanité a été timorée, et il en est résulté un dommage irréparable à l’égard de la vie ; les expériences appelées "visions", ce qu’on appelle "le monde des esprits", la mort, toutes ces choses dont nous sommes si proches, ont été jour après jour repoussées loin de nous, si bien que les sens qui nous auraient permis de les percevoir se sont atrophiés. Sans parler de Dieu."
Comment ne pas adhérer d'emblée ? A tort ou à raison, décider qu'un auteur ayant jugé bon de retenir cette citation mérite la plus grande attention. Le Léopard est embarqué et, depuis quelques jours, je vais et je viens sur les routes du Népal, me dirigeant vers l'Ouest, puis vers le Nord. Je compatis à la fatigue, aux saignements de pieds, à toutes les contrariétés météorologiques et logistiques.
N'ayant jamais voyagé dans cette région, privée de banque d'images mentales, face à un foisonnement de termes et de noms, je quitte régulièrement ma lecture pour découvrir par pc interposé le tracé d'une route, la découpe d'une montagne, la description d'une ville (même si on imagine aisément le décalage : 45 ans ont passé, la région est devenue une destination prisée pour des trekkings all inclusive, l'argent s'est mis à pleuvoir et, avec lui, tous les aléas du prétendu progrès).

Peter Matthiessen a entrepris ce voyage à travers le Dolpo en 1973, alors qu'il était veuf depuis peu, père de quatre enfants, dont le plus jeune l'attendait à la maison, pris en charge par des amis. Il est parti de Katmandou à fin septembre avec l'éminent zoologiste George Schaller, un forçat de la marche, un stakhanoviste qui tient absolument à arriver avant le rude hiver pour étudier le bharal, le "mouton bleu de l’Himalaya" dans sa période de rut. P.M. tient ce journal de bord avec une écriture détaillée,  ciselée, par moments somptueuse. On est admiratif devant l'étendue de son érudition, devant la précision de ses descriptions servies par un impressionnant champ lexical. Surgissent aussi dans son récit les souvenirs de son mariage (l'expérience d'hallucinogènes avec son épouse Déborah, leur relation chaotique et leur cheminement solidaire à travers la maladie). En parallèle, il parle de sa progression dans la spiritualité bouddhiste zen.

Ce livre peut devenir une riche traversée pour qui aimerait prendre la route dans tous les sens du terme : géographiquement, humainement, spirituellement. En voici quelques extraits : 
Les six bharals bondissent vers les falaises, mais un couple de loups descendant en ligne droite intercepte le dernier au moment où il galope à travers un plan de neige en direction du rebord. Dans cette lumière crue, l'animal gris-bleu semble beaucoup trop rapide pour se laisser rattraper, mais la file de loups gagne du terrain sur la neige durcie. Les voilà qui traversent à toute allure les fourrés de genévriers et dégringolent la pente de plus en plus abrupte : on dirait que le bharal va se faire couper toute retraite et précipiter au bas de la montagne, mais au dernier moment il s'échappe et s'élance sur une vire étroite où aucun loup ne peut le suivre.
Dans l'air glacé toute la montagne est tendue : le silence résonne. Les flancs des bharals frémissent, les loups halètent; mais tout le reste est immobile comme si le groupe de formes pâles assurait la cohésion du monde. Et puis je respire, la montagne respire, le mouvement reprend ses droits. [p.218]
Belle de corps et d'âme, écrivain doué, professeur inspiré avec sa curiosité passionnée, exceptionnellement intelligente et bonne, c'est ainsi que la voyaient tous ceux qui la connaissaient bien. Un ami m'avait dit d'elle : " Son âme est sans souillure". Cependant, elle semblait parfois planer au-dessus de la vie, comme si elle se préparait pour le jour où elle verrait venir l'état suprême auquel elle aspirait. Ce n'est pas difficile de vivre avec les saints, car ils ne font aucune comparaison, mais l'aspiration à la sainteté ne va pas sans problèmes. Je trouvais sa perfection exaspérante et me conduisais mal. Ma vie avec D était gâchée par le remords : j'avais de la peine à me supporter lorsque j'étais avec elle et je prétextais les obligations de mon travail pour partir en expédition dans le monde entier : une fois je suis resté absent sept mois. [p.91]

Ce n'est pas tant que nous soyons amis, cet homme et moi, mais plutôt qu'un fil nous relie, pareil au fil noir d'un nerf vivant ; quelque chose reste inachevé et il le sait aussi. Sans jamais tenter d'en parler, nous ressentons l'existence de la même façon, ou plutôt, je la ressens de la manière dont Tukten la réalise. Par sa manière de  vivre dans l'instant, sans attaches, par la simplicité de son exemple quotidien, Tukten m'a prodigué bien des enseignements ; il est le maître que j'espérais trouver : je me le répétais comme une plaisanterie, mais je me demande maintenant si ce n'est pas vrai. "Quand tu seras prêt, disent les bouddhistes, le maître apparaîtra." [p.340]

Le titre du livre fait référence au désir intense qui anime l'auteur : apercevoir "le plus rare et le plus beau des grands félins", lequel à l'époque déjà était "quasi mythique". Une véritable quête zen : quand on part pour une longue aventure, avec un objectif bien précis, que finit-on par trouver ? Où finit-on par arriver ? La réponse émergera à la fin du voyage. Et sans doute encore bien après...

 
Autre voyageur, autre écriture. On peut lire aussi: La panthère des neiges de Sylvain Tesson, paru chez Gallimard en début d'année 2020

 

6 commentaires:

  1. Bonjour, ce bouquin a de bonnes critiques, je serais tenté...
    Références à Rilke et au zen, voilà qui ajoute.
    Au sujet du voyage, j'ai découvert il y a peu "L'usage du monde" de Bouvier et m'en suis délecté, peut-être connais-tu...
    Je te mets à tout hasard la page Babelio :
    https://www.babelio.com/livres/Bouvier-Lusage-du-monde/19326

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    1. Oui. Bouvier, Genevois, est un écrivain voyageur qu'en Suisse nous admirons beaucoup. J'en ai parlé récemment ici, par la tangente : https://zencok.blogspot.com/2020/06/lire-ecouter-quand-le-voyage-vous-fait.html.
      Il a un langage très riche et intéressant. Mais pour ma part je ne peux le lire qu'à petites doses, un ou deux chapitres à la fois, parce que je trouve sa lecture... un peu stressante. Il décrit énormément, détaille un peu comme un peintre à coup de pinceaux vifs tout ce qui lui arrive, et j'ai de la peine parfois à suivre le fil conducteur de son récit, trop riche pour moi.
      Tandis que j'ai trouvé PM. beaucoup plus fluide et apaisant dans sa quête zen, sa manière d'appréhender le monde et son approche des relations, du voyage, du deuil. Comme tu le vois, c'est très personnel.
      En ce qui me concerne, je ne peux pas lire les critiques avant de me procurer un bouquin, parce que j'ai besoin d'approcher un livre par mes propres moyens (d'où les citations ici, pour qu'on se rende compte du style). Je me pose dans ma librairie, qui comme toute vraie librairie me laisse libre, et je lis quelques pages avant de me décider. Je me méfie des jolies images en couverture, et encore plus des quatrièmes de couverture.
      PS : quelle chance tu as, à Toulouse, Ombres blanches. J'ai adoré son atmosphère quand j'y suis allée.

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  2. J'ai toujours pensé qu'on a un sixième sens pour le choix d'un livre, c'est un choix solitaire qui nous pousse et qui nous amène loin de nous dans un parcours mystérieux autour des tables et des rayonnages. C'est un état de liberté rare et précieux ...

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    1. Euh... en ce qui me concerne ce sixième sens n'est pas toujours présent. Trop souvent, les titres, les couvertures attractives, une quatrième de couverture rédigée de manière séduisante et même le grain d'un papier m'ont conduite vers des livres qui se sont révélés inappropriés. Certaines recherches sont laborieuses, douloureuses presque. Je ressors bredouille après avoir tourné pendant une heure. "le" livre n'est pas là, celui que je cherche et qui doit remplacer "le" précédent que j'avais adoré. Certains jours, je pourrais emporter la moitié de la librairie, et d'autres, rien ne me parle. Un livre est comme un ami qu'on espère, mais qui se fait rare, avec sur le chemin de nombreuses rencontres sans lendemain...

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  3. Bonjour, ah oui, j'avais oublié sa nationalité. Étonnamment, j'ai comme toi lu L'usage du monde lentement à en de nombreuses fois, me documentant sur internet au fur et à mesure, notamment de la Fiat Tololino (autrefois Simca 5) et des pays traversés.
    La difficulté dans le choix des livres à lire est je crois proportionnelle au nombre déjà lu et au chemin parcouru. J'ai de plus en plus de mal à choisir, et j'aime autant parfois relire ce que j'ai aimé (Gracq en ce moment donc). Et je reprendrai Proust.
    Il y a bien sûr la poésie, que je relis sans cesse, mais là aussi, découvrir de nouveaux poètes, contemporains et intéressants, ça va pas de soi.

    Ombres Blanches, vaste librairie oui, en trois lieux différents de cette rue Gambetta plus un quatrième (langue étrangère où j'ai acheté quelques bouquins en espagnol) dans une rue adjacente.
    C'est désormais avec leur site internet que je me fournis chez eux. J'y suis pas retourné depuis février évidemment.
    Et je sais pas ce que sont devenus mes bouquinistes favoris qui s'installaient place du Capitole...
    Sale période, on aimerait tous en sortir...

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    1. Sale période, oui, pour qui aime les bistrots, les départs, les flâneries entre les étalages...
      Les poètes contemporains... j'avais lu l'an dernier deux recueils de Michel Baglin édité par les éditions Rhubarbe voici la référence ici :http://zencok.blogspot.com/2019/10/lire-reconnaissances.html et ici : http://zencok.blogspot.com/2019/11/lire-les-mots-qui-manquent.html
      J'aime beaucoup le petit éditeur en question, situé en Bourgogne. Je le trouve courageux. Tiens, il faudra que je lui écrive pour qu'il m'envoie un bouquin.

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