mercredi 5 janvier 2022

Regarder : rencontres

 
La Circoncision / Federico Mazolino / Fondazione Cini / Venezia
 
Trop de monde pour contempler sereinement les toiles proposées. Visitant cette exposition, il s'agissait tout compte fait de pratiquer un sport de saison, auquel certains au même moment étaient en train de s'adonner : slalomer, esquiver, contourner, louvoyer, puis, le moment venu, remonter. 
L'espace, dans cet hôtel du XVIIIe, se répartissait en plusieurs salles peu propices aux grandes réceptions. Selon toute apparence, alors que d'autres lieux culturels se voyaient soumis à des figures imposées, on n'avait pas jugé bon de réguler le nombre d'entrées par tranches horaires ni de les soumettre à un nombre limité. Hum...
Je m'étais renseignée la veille : à quelle heure y avait-il une affluence raisonnable ? Après 16 heures trente, m'avait-on assuré. Juste avant la fermeture. Hum...
Depuis longtemps, j'ai renoncé à comprendre. Pas question de contester, pas de barrage contre le Pacifique, pas question non plus de se jeter dans la gueule du loup. Faire ce qu'on a à faire, prendre les mesures qu'on juge appropriées. Conciliant au mieux aspiration à l'art et désir de rester en bonne santé, je me suis aventurée en ordre dispersé. A chaque fois qu'une œuvre se trouvait momentanément solitaire, je me précipitais pour un tête à tête sans grande intimité, mais non dépourvu de solennité. Allant et venant, de ça, de là, j'ai progressé. 
C'est dans la dernière pièce, au premier étage, que je les ai trouvés, les deux amis que Pontormo a si bien portraiturés.
 
 Portrait de deux amis / Jacopo Carrucci dit le Pontormo / env. 1521-1524
 
Pontormo a une façon bien à lui de rendre les relations intimes et les affinités électives. J'ai repensé à un autre de ses tableaux, La Visitation, qui se trouve à Carmignano, non loin de Florence, lequel traite de l'amitié profonde unissant Marie et Elisabeth, la mère de Saint-Jean-Baptiste. Il les a représentées dans un registre coloré, toutes à leur joie de se retrouver, exprimant une tendre complicité.
 
La Visitation (détail) / Pontormo / / Pieve di San Michele / Carmignano / env. 1528-1530
photo tirée du site du Palazzo Grassi en 2014
 
Le tableau de la fondation Cini a été peint, lui, quelques années auparavant, dans la Chartreuse de Galluzzo où l'artiste s'était réfugié pendant deux ans pour fuir la peste qui ravageait alors sa ville. 
La palette est restreinte, le traitement bien plus sobre. Avec des moyens réduits, le peintre a su rendre de manière parfaite le lien qui unit les deux jeunes hommes, leur personnalité, leur vérité. Il semble les avoir surpris au cours d'une conversation, à peine importunés, dérangés mais point contrariés. On croirait une photographie saisie lors d'une soirée. 
 

 
 
Tout prêts à reprendre leur échange une fois l'artiste éloigné, ils sont des amis, des vrais, de ceux que la vie ne peut séparer (celui de gauche tient entre ses mains un feuillet contenant un extrait du De Amicitia, de Cicéron. Il le pointe de son index droit, comme pour mieux insister sur la qualité de leur attachement).
Certains ont vu dans ce portrait une déclinaison du célèbre autoportrait de Raphaël avec l'un de ses amis, qui est exposé au Louvre-Lens (ICI) et qui avait été réalisé à peine quelques années plus tôt. Cependant, même s'il s'agit dans les deux cas, d'un double portrait de représentants d'un même milieu social, les personnages de Raphaël apparaissent comme plus austères, plus altiers, désireux de prendre la pose et de s'imposer aux regards. Pontormo, lui, a choisi de montrer ces deux jeunes gens dans leur spontanéité. Ils n'ont rien à vanter et, s'ils veulent exhiber une chose, c'est uniquement la valeur de leur amitié.
Ils sont jeunes. Ils semblent ambitieux. Ils nourrissent des projets, peut-être moins financiers que personnels et moraux. On les imaginerait chercheurs, ou aventuriers, ou magistrats, prêts pour une prochaine expédition ou pour une cause à défendre ou une affaire à juger. Sûrs d'eux sans être téméraires, ils inspirent du respect pour leur courageuse détermination. 
 
 
Ces deux-là, je suis restée longtemps à les contempler, indifférente au va-et-vient qui nous entourait. Absorbée, je me disais que rien que pour eux, j'eus fait le voyage (et affronté les inconvénients de la traversée).
 

 

2 commentaires:

  1. Il est vrai que c'est pénible ces expositions qui débordent d'un torrent incessant de visiteurs, dont il faut parfois supporter des bouts de conversations pédantes ou insipides.

    Je me suis longuement arrêté sur la Visitation, l'échange de regards et les gestes d'affection. J'aurais volontiers gommé les deux femmes à l'arrière que j'ai trouvé agaçantes.

    En revanche le portrait des deux amis m'a posé problème. Il faut dire que l'ami à gauche ressemble trop à un personnage que j'ai connu, qui importuna ma vie et que par euphémisme je qualifierai de peu recommandable. Alors j'ai lu avec intérêt comment toi tu les as regardés. Essayant « d'entrer dans ta perspective ». Face à une œuvre d'art comment ne pas faire le constat que nos affects sont différents (je dis une évidence !…) Et c'est toujours intéressant, non pas de confronter, mais d'observer pour apprendre.

    Merci pour cet écho de là où tu étais.

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    1. Les visiteurs étaient plutôt silencieux et admiratifs. A vrai dire, c'est en tenant compte des statistiques pandémiques en région Paca que le nombre de gens dans les salles était embarrassant. Parfois, les mesures prises paraissent excessives, et parfois un peu laxistes. Durant cette période, on est sans cesse renvoyé à son propre jugement et à sa propre notion des limites. Depuis près de deux ans, je ne discute pas des règles quoi que j'en pense. Il m'arrive de ne pas faire des choses que je suis autorisée à faire. Il m'arrive aussi de me plier à des choses qui me semblent absurdes. La situation est déjà assez compliquée. Je discute pas. (et je tente de vivre au mieux)
      Ce que tu dis à propos des visages peints me fait penser à des gens qui, entendant le prénom d'une personne qu'on leur présente (au hasard : Patricia, ou Joséphin ou Félicie) la prennent en grippe de suite parce qu'ils ont dans le passé eu une relation difficile avec une Patricia, ou une Joséphine, ou une Félicie. Quelque chose dans notre cerveau se bloque, associe une personne et une émotion avec tout ce qui lui est relié (territoire, couleur, parfum, que sais-je ?). On développe ainsi des antipathies instinctives envers des situations nouvelles qui n'y sont pas pour grand chose.
      L'inverse m'est arrivé une fois : j'ai connoté positivement une personne qui avait le même prénom qu'une amie attentionnée. J'ai cru que je pourrais lui faire confiance. Mal m'en a pris. Depuis, je me méfie et j'essaie d'analyser mes sym / anti / pathies.
      Sinon... Pontormo... m'a filé une énorme nostalgie de la région de Florence. Très proche, distante de 10km, la Chartreuse de Galluzzo est une splendeur que peu de touristes connaissent. Le peintre y a passé deux ans pour fuir la peste... deux ans durant lesquels il a beaucoup travaillé...
      Merci pour ta lecture attentive et douce soirée (ici : neige à prévoir...)

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