Paysanne portant des fruits / Michel Tournier / Coll. Bemberg / Toulouse
Ces derniers temps, je perds, je ne cesse de perdre, je me demande comment je m'y prends pour perdre tant de choses. De petites choses sans importance, des broutilles. Et aussi des objets plus nécessaires, des objets du quotidien dont la disparition a de quoi contrarier (il y a ce livre que j'ai cherché désespérément durant toute une soirée, pas encore retrouvé). J'ai égaré aussi une chaînette en or, à laquelle je tenais énormément, puisqu'elle avait entouré le cou d'une personne chère. Un jour, j'ai pensé à elle, j'avais besoin de la porter et voilà que la chaînette s'était fait la malle. Je l'ai cherchée partout. J'ai mis la maison sens dessus dessous. J'ai invoqué Saint-Antoine de Padoue. Hélas, point de miracle : elle n'a pas réapparu.
Dans ma contrariété à me voir perdante, je me suis mise en piste de manière acharnée. Et si ces recherches n'ont pas toujours obtenu les résultats attendus, elles m'ont fait retrouver une multitude de choses que je croyais à jamais disparues : deux pinceaux avec réservoir d'eau que j'avais traqués en mode obstiné un jour que je voulais aller peindre au dehors et fini par racheter (me voici à présent pourvue de quatre pinceaux et décidément condamnée à me remettre à l'aquarelle dans les prés); un minuscule portemonnaie indien, joliment brodé, vert pomme avec un pompon orange qu'on m'avait offert à Bâle et que j'avais glissé dans une pochette (j'avais oublié le portemonnaie et aussi mon côté écureuil qui m'avait fait y glisser de l'argent en suffisance pour assurer pendant quelques jours ma subsistance, oui, j'ai comme ça des manies inexplicables mais je prends mes manies en patience); des stylos, une multitude de stylos Rotring taille 0.3 mm, comme je les aime quand je m'adonne à esquisser; des croquettes pour chien (j'ai découvert que dans toutes les poches de tous mes vêtements je gardais précieusement quantités de croquettes comme si mon animal bien-aimé risquait de mourir de faim quand nous allons nous balader); une photographie de ma grand-mère adorée, une photo qui me l'a rendue si proche que j'ai cru un instant l'avoir ressuscitée; un étui à crayons en tweed gris très chic, acheté à Bordeaux en face de l'église des Chartrons et dont l'acquisition m'avait consolée d'un chagrin que je traînais en ce temps-là, que j'avais emporté ensuite partout, comme un doudou.
L'autre jour, quelqu'un est venu me rapporter un gant vénitien en cuir rouge perdu voici deux semaines et dont j'avais déjà fait le deuil. Le gant tombé en forêt avait passé quinze jours sous la pluie et la neige, mais une fois séché il a rejoint son compère et ils refont tous les deux la paire (une paire élégante, très stylée, on ne distingue plus le naufragé).
Durant ces deux dernières années, la
vie a impliqué des pertes nombreuses, qu'il m'a fallu accepter, des pertes
de liberté, des pertes d'opportunités, des pertes de gens aimés (des êtres chers perdus de vue ou décédés) et j'en suis arrivée à me demander si toutes ces pertes d'objets quotidiens, minuscules - somme toute - ne venaient pas faire écho à toutes les pertes, tout ce que le monde entier est en
train de perdre, un peu partout, pertes de peu et souvent pertes de beaucoup.
Perdre est tout un art. Un art qu'il s'agit d'apprendre. Et d'apprivoiser, faute de pouvoir le maîtriser. A force de perdre et de chercher et d'en venir à accepter, j'ai fini par réaliser que cette ronde ne cesserait jamais, que la roue tournait et que tant que cette roue tournerait, tant que j'aurais l'occasion de vivre, je perdrais. C'est inévitable. Un de perdu, dix de retrouvés est un proverbe idiot que je n'accepterai
jamais. Ce qui est perdu est perdu. Pas question de compter. Mais la vie dans son extrême générosité me permettra toujours, en perdant, de retrouver.
En commençant à lire votre message, j’ai immédiatement pensé à "l’art de perdre" titre d’un livre d’A Zenitzer traitant d’un autre sujet. La formule est belle et si à propos.
RépondreSupprimerIl est des pertes dont on se remet facilement, d’autres nettement moins: santé, êtres chers....Le manque, le vide... et puis la vie reprend son cours.Plus ou moins.
Il faut du temps pour se réparer, se régénérer et revenir à soi-même, avancer malgré les blessures et les manques.
Ne dit-on pas: ainsi va la vie!
Belle soirée.
A propos de l'art de perdre, A. Zeniter est très intéressante à lire et tout autant à écouter. Toute jeune auteur, avant ce livre-là, elle avait été l'invitée du Grand entretien : https://www.franceinter.fr/emissions/le-grand-entretien/le-grand-entretien-06-juin-2013 (vive les podcasts qu'on nous met à disposition dans la durée).
SupprimerLes choses, notre relation à elles, sont des métaphores je crois de notre relation à la vie, aux gens et à nous-mêmes. Apprendre à perdre, c'est apprendre à "tout" perdre. Parler de choses matérielles, c'est aussi parler de soi. Cf Déborah Lévy quand elle parle de sa maison idéale et de son logement déglingué mais chaleureux (dans "Real Estate"). Au cours d'une vie, il y a de petites pertes (petites choses, lieux sans grande importance, personnes relativement peu connues) et de grandes pertes (maison aimée, exil, deuil profond d'une relation essentielle, perte corporelle). Entre les deux, toute une graduation de deuils à faire, exigeant plus ou moins de temps. Dernièrement, observer mes réactions à la perte et à la récupération m'a donné à réfléchir... d'où ce texte...
J'ajouterais que si l'on veut récupérer d'une perte, il me semble, il faut pouvoir d'abord la mesurer et l'accepter, pleinement (d'où le temps, toujours, dont vous parlez). Dans le refus ou le déni, pas d'émergence possible...
Toute douce soirée à vous!