... tout en papotant avec le propriétaire, je lui ai avoué que j'avais du mal à trouver un travail qui me plaisait. Il m'a proposé de racheter son commerce, m'expliquant qu'il avait hâte de prendre sa retraite. Quand je lui ai dit que je n'avais pas un sou en poche, il m'a répliqué : "Vous n'avez pas besoin d'argent - à votre avis, les banques, ça sert à quoi ?" Moins d'un an plus tard, le 1er novembre 2001, un mois (jour pour jour après mon trente-et-unième anniversaire, je suis devenu propriétaire des lieux. Avant de prendre la relève, j'aurais peut-être mieux fait de lire "Quant j'étais libraire", un texte de George Orwell publié en 1936. Il sonne aussi juste aujourd'hui qu'au moment de sa parution, et avertit de manière salutaire quiconque d'aussi naïf que moi à l'époque que l'univers de la librairie d'occasion n'est pas tout à fait ce monde idyllique dans lequel on reste assis dans un fauteuil près d'un joli feu de cheminée...
Un livre qui n'a rien d'extraordinaire ni de par son style ni de par sa forme. Un livre qu'on aurait en temps normal laissé sur les étagères (une couverture accrocheuse, le thème archiconvenu du libraire improvisé, le compte-rendu des journées courant sur une année - 2014 - contenant la date, le nombre de commandes reçues et de livres trouvés, la recette du jour et le nombre de clients, avec entre deux quelques anecdotes savoureuses). Pas vraiment de quoi aller au-delà de la vingtième page.
Seulement, par les temps qui courent, ce journal d'un bouquiniste au fin fond de l’Écosse possède un atout majeur : il est amusant et sensible. A la fois léger et finement observé, il fournit l'occasion d'apprendre pas mal de choses sur le commerce des livres usagés ainsi que sur la nature humaine à travers des descriptions courtes et bien enlevées des clients et des collaborateurs, sans compter les divers voisins et amis de passage. Précisons que Shaun Bythell a un réseau social et professionnel bien fourni et a participé, avec d'autres collègues, au développement du Wightown Book Festival qui rencontre un important succès en Grande-Bretagne et même au-delà.
Ce qui est particulièrement réjouissant, c'est l'humour avec lequel Shaun Bythell
parvient à rendre les multiples difficultés de son métier et de sa vie
quotidienne faite d’interactions incessantes avec ses semblables. Après ces dernières journées désolantes au vu de l'état du monde,
rire aux éclats au moment du coucher apporte quelque chose de résolument
salutaire et assure un sommeil réparateur. Quelques extraits :
Il y a eu pas mal de mouvement au niveau du personnel ces quinze dernières années, mais - jusqu'à récemment - j'avais toujours au moins un salarié à temps plein. Certains ont été formidables, d'autres absolument catastrophiques; presque tous sont restés des amis.[p.17]
Après le déjeuner, un client m'a demandé si nous avions Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. Ce
n'était pas le cas. Peu après son départ, une femme est entrée dans la
librairie pour me vendre deux cartons de livres, dont l'un en contenait
un exemplaire. C'est tellement plus gratifiant quand c'est l'inverse
qui se produit.[p.66]
A 11 heures, une femme extraordinairement grosse m'a apporté six cartons de livres de cuisine qui parlaient presque tous de régime. Je lui en ai donné 70 £.[p.98]
Trois clients, en passant le seuil de la porte, se sont plaints de ne rien voir dans le magasin, parce qu'il faisait tellement beau dehors que leurs yeux ne parvenaient pas à s'habituer au changement de luminosité. J'entends assez souvent cette remarque - généralement prononcée sur un ton laissant supposer que je suis personnellement responsable du mouvement réflexe de l'iris chez mes clients.[p.118]
A 11 heures, le téléphone a sonné - c'était M. Deacon : "Veuillez m'excuser de la qualité de la ligne. Je suis en Patagonie. Pourriez-vous me commander En Patagonie de Bruce Chatwin? Je serai de retour la semaine prochaine." [p.170]
Une phrase qui commence par "Je ne veux pas paraître grossier, mais..." active chez moi les mêmes sonnettes d'alarme que "Je ne veux pas paraître raciste, mais..." C'est très simple, pourtant : si vous ne voulez pas paraître grossier, ne soyez pas grossier. Si vous n'êtes pas racists, ne vous comportez pas en raciste. [p.293]
Quant aux citations tirées du livre de Georges Orwell, elles sont particulièrement bien sélectionnées et commentées. Elles révèlent une facette peu connue de l'écrivain britannique dont on est amené à beaucoup parler dernièrement à propos de son célèbre "1984", un livre qui malheureusement, lui aussi "sonne aussi juste qu'au moment de sa parution".
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