vendredi 26 avril 2019

Ecouter : Monsieur Jean et Rudy



Mucem / Marseille / 2018


Monsieur Jean… j'habitais en Camargue, donc, mais la Camargue pas du tout touristique, il n'y avait que des moustiques, le mistral, des ronces qui déboulent sur l'avenue. En fin vous voyez l'ambiance.
Je devais avoir treize ans, j'étais nul en tout, mais nul, nul : le cancre total. J'étais assez autiste, j'ai passé une enfance entre un canal et un étang. Monsieur Jean, il m'a donné des cours de géométrie et de mathématique en classe de quatrième.
Moi j'habitais un HLM et je partais à pied j'arrivais chez Monsieur Jean à six heures et demie. Il me donnait des cours jusqu'à 7 heures et demie. Et puis après, j'allais à pied au collège.
Et je m'installais dans sa cuisine et il avait la nappe cirée, avec une lampe au-dessus. Il ouvrait le frigo et il se servait un verre de Banga. Moi j'osais rien demander.
Et il m'a sauvé. Je lui dois tout. Et j'essaie désespérément de trouver des héritiers de M. Jean pour dire ce que je dois à M. Jean. Mais apparemment il n'a pas de descendants. Il travaillait dans une entreprise transitaire. Compagnie Charles Le Borgne. Sur le port de Saint-Louis du Rhône.
C'était un communiste. Il se levait tôt pour me donner des cours gratuitement.
Et un jour il m'a dit : Rudy, la géométrie, c'est l'art de raisonner juste sur des figures fausses. Et là, c'est comme une balle qui m'a traversé le crâne. Et là, ça a déclenché chez moi la paranoïa nécessaire pour pouvoir analyser le monde et avoir l'instinct de survie. Et d'un seul coup, M. Jean me reconstruit et je deviens d'un coup la meilleure de la classe.
Ce type m'a sauvé C'est comme ça, grâce à lui, qu'ensuite j'ai pu faire des études d'ingénieur, d'architecture. Il m'a initié à l'anxiété du réel. D'un seul coup, j'ai réalisé que ce que je voyais ce n'était pas la réalité.
Vous vous rendez compte. Tu as treize ans, il fait nuit, il y a la nappe cirée et on te sort une phrase pareille.
Et d'un seul coup j'ai compris qu'il fallait que j'aille vers le réel à mains armées. Un peu comme un flingueur, le calibre en main pour tirer de la matière du raisonnement. Et je crois que mon courage technoscientifique, je le dois à cette époque-là. L'idée de ne pas avoir peur et d'y aller. D'avancer dans l'obscurité. Avec le diable comme compagnon, bien sûr.

Rudy Ricciotti, un architecte génial, un homme hors-normes, excessif, insupportable et attachant. J'ai reproduit ici un extrait de l'interview qu'il a accordée à Laure Adler, parce que nous avons tous – du moins il faut l'espérer – rencontré dans notre vie un Monsieur Jean (homme ou femme). Un pédagogue. Un seigneur. Un magicien. Une personne qui a cru en nous de manière providentielle. Qui a donné de lui-même. Qui a su trouver le chemin pour dévoiler le monde à nos capacités.  R.R., c'est marrant, la manière très imagée avec laquelle il décrit la phrase miraculeuse, la faille lumineuse à travers laquelle Monsieur Jean avait un jour réussi à le faire passer.






4 commentaires:

  1. Coucou ma Dad. C'est une très beau témoignage du génie architecte à son Monsieur Jean. Comme quoi, nous pouvons tous, à la hauteur de nos moyens, donner un peu de nous aux autres, les aider, les éclairer dans les moments difficiles. Merci pour ce très beau billet qui me rappelle également Marseille et son merveilleux Mucem posé délicatement au bord de la Grande Bleue. Bises alpines... enneigées.

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    1. Oui, ma Dédé, et tous les jours, c'est ce que tu fais, n'est-ce pas, à la hauteur de tes moyens, tu donnes un peu de toi, tu aides d'autres gens en difficulté et je suis persuadée que beaucoup d'entre eux t'en seront infiniment reconnaissants, ne t'oublieront jamais. Beau WE (je viens de rentrer par le Jura, là-bas aussi, le neige caressait les sapins. Je suis sure que tu en feras de très belles images).
      PS : Marseille, j'adore cette ville toute en contraste, j'ai une folle envie d'y retourner, et le Mucem est un lieu de vie urbaine très réussi.

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  2. Je ne sais pas si j'ai rencontré une personne telle ce M. Jean, il me semble que non. Enfant, j'aurais eu besoin de quelqu'un pour me motiver, me rassurer. J'ai eu un manque de ce côté-la. Bien sûr, depuis j'ai rencontré d'autres personnes qui m'ont aidée, mais à l'adolescence, faute à plein de circonstances de la vie, je me suis sentie bien seule et livrée à moi-même. C'est sans doute pour cela que j'ai été très présente avec mes fils, et maintenant avec mes petits-fils. Je ne voulais pas qu'ils manquent de ce que j'ai manqué, même si je ne m'en suis pas trop mal sortie je pense.
    Bel après-midi à toi, chère Dad.

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    1. Je crois qu'on réussit sa vie à partir du moment où l'on est capable de donner à d'autres ce qu'on n'a pas reçu. C'est une preuve de grande maturité que de rompre la chaîne de la défaillance et de la substituer par de la solidarité (familiale ou autre). Transformer le manque en don... une sacrée réussite. Bravo, Françoise.

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