vendredi 24 juillet 2020

Vivre : souvenir d'une belle personne


Ce soir-là, nous prenions l'apéritif sur une place de Colle V.E. une petite ville où nous avions passé des vacances il y a très longtemps et nous égrainions d'amusants souvenirs. A la table d'à côté, un type jeune, une trentaine d'années, expliquait à ses parents, tout disposés à le croire, qu'il était en train de changer radicalement sa vie et ses relations. A un certain moment, il a tourné vers nous des yeux brillants et vides et nous a posé toutes sortes de questions sur notre chien. Des questions presque trop intrusives de la part d'un inconnu. Au moment où nous commencions à lui répondre et à converser, subitement, il s'est détourné et n'a plus manifesté aucun signe d'intérêt à notre égard. De notre place, on voyait ses pieds qui s'agitaient frénétiquement tandis qu'il donnait le change à ses parents.
J'ai repensé à tous les toxicomanes que j'avais croisés au cours de ma vie professionnelle. Des tordus, des perdus, des malins, des extrêmement polis, des stupéfiants, des élégants. Et puis, le souvenir de Renato E. s'est imposé à moi.
Renato était "un seigneur", comme le disait Jacques, mon collègue préféré. Il était digne et n'avait qu'une parole. Durant toute la période où je l'ai accompagné, il venait à nos rendez-vous le soir après son travail, avec sa chienne Maya, une louve efflanquée. Je les recevais dans les espaces déserts et mes collègues s'étonnaient que j'accepte de les recevoir, lui et son chien, en dehors des horaires d'ouverture officiels, alors que je restais seule dans les locaux. N'avais-je pas peur qu'il m'arrive quelque chose ?
Je n'ai jamais eu peur, pas plus pour moi que pour le porte-monnaie se trouvant dans mon sac, que la plupart du temps j'oubliais de ranger dans un tiroir. J'avais confiance en Renato, en Maya (dont je devais à un certain moment repousser les marques d'affection pour pouvoir mener à bien mon entretien). J'avais confiance dans notre cheminement commun. Renato parlait de lui, avec un savant mélange d'honnêteté et de retenue.
Et puis... un vendredi matin, arrivée comme d'ordinaire à 7 heures pile (nous avions dans ce service des horaires quelque peu particuliers) j'ai été rejointe par mon directeur qui m'a annoncé : Renato E. c'est bien vous qui le suivez ? Il est mort d'une overdose. On l'a trouvé cette nuit. Remarquez, avec la cochonnerie qui circule en ce moment...
Je me souviens avoir crié : Merde! et ce cri avait fusé comme un éclair dans le bureau encore ensommeillé. Je me souviens que cette journée-là s'était teintée de grisaille. On aurait dit que quelqu'un avait éteint la lumière dans les couloirs, dans les rues, dans les regards. Je me souviens avoir téléphoné à la police pour savoir ce qu'on ferait de Maya (j'ai appris qu'un ami de son maître pouvait s'en occuper).
Depuis ce jour-là, bien de l'eau a coulé sous les ponts, mais je n'ai jamais pu oublier Renato, sa noblesse, son cœur généreux, ses regards attendris envers ce qu'il devait considérer comme des manifestations de grande naïveté de ma part.
En rentrant de Colle V.E. en cette douce soirée de juillet, mon regard lourd se posait sur le paysage, généreux, embrasé, rassurant, et on aurait dit que le soleil, les oliviers, les collines s'étaient passé le mot pour me consoler. Je me suis rangée sur le bas-côté pour les immortaliser.




10 commentaires:

  1. Ton récit est émouvant. Peut-être parce que je ressens une proximité avec le métier qui fut le tien.
    Quelques-uns de « mes Renato » (ce n'était pas dans le domaine de la toxicomanie) ont resurgi à ma mémoire. Comment oublier les situations extrêmes et extrêmement injustes. Et cette impuissance à raison de nos limites à restaurer ce qui devrait l'être.
    Je pense à deux ou trois personnes dont finalement je ne me suis pas vraiment remis de ce qui leur arriva.
    Alors je retiens la photo et la générosité de la nature, mais aussi de celles et ceux qui détiennent cette aptitude à nous consoler.
    Toi, tout à coup, d'une certaine manière.
    Avec affection.

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    1. En tant qu'accompagnants, nous sommes un peu comme des accoucheurs.On soutient, on est là, on y croit. Il arrive pourtant que l'enfant soit mort-né. Et l'on éprouve un sentiment de perte et de défaite (alors que nous sommes loin d'être tout-puissants, notre pouvoir est si ténu). Nos émotions nous font naviguer du présent au passé et réciproquement et j'ai réalisé dernièrement combien la nature nous accompagne durant tous ces voyages. . Elle respire avec nous, elle pleure, elle nous encourage. A sa manière, c'est une accompagnante elle aussi. Merci pour ton commentaire sensible. Belle journée.

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  2. Bonsoir. Ton billet m'a profondément touchée. J'imagine ton désarroi et ta tristesse d'apprendre le départ de Renato. On accompagne des personnes, on essaie d'avoir "la bonne distance" avec elles et les liens se créent et quelque chose se passe. Et quand ce quelque chose se casse brusquement, les questions nous assaillent. Nul doute que tu as été une lumière dans le quotidien de Renato. Et lui peut-être aussi à sa manière pour toi. C'est ce qui fait la richesse du travail social: ces liens qui se créent, si ténus, si fragiles, si beaux même quand tout paraît si moche.

    Belle nuit.

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    1. Bonjour. Eh oui, on a beau avoir appris à garder la "juste" distance et acquis des techniques d'entretien, nous sommes des êtres humains, sensibles, motivés et impliqués (sinon, on ne ferait pas ce métier). Quand qqch de douloureux arrive, on est touché par les vagues des émotions et je crois que c'est bien qu'on le soit. La seule difficulté est de ne pas être submergé par ces vagues, de ne pas se noyer (faute de quoi on ne pourrait plus aider personne). Bonne journée à toi.

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  3. Stupéfiant récit...
    "ses regards attendris envers ce qu'il devait considérer comme des manifestations de grande naïveté de ma part"
    Cette phrase fait de toi mon héroïne ;)
    Bon samedi Dad, merci pour la beauté de ce billet !

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    1. Oui... Nous faisons parfois des rencontres qui nous marquent profondément... Renato avait la beauté morale d'un seigneur, il resplendissait comme un camée...

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  4. Les caresses
    de la lumière du soi
    sont les plus tendres

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  5. Réponses
    1. äh! oui. Tellement d'accord. Il n'y a rien de plus doux que la lumière du soir. Le midi écrase le paysage, le banalise, tandis que le soir le tamise, l'adoucit, l'embellit. La beauté de l'été s'épanouit à l'annonce de la nuit.
      Cela dit, belle nuit à toi.

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