Saurais-je revenir à la normalité ?
Ou alors la normalité est-elle le problème ?
Chez Feltrinelli à Sienne, on avait mis en bonne place le dernier livre de Paolo Rumiz, tout frais livré : "Il veliero sul tetto" (Le voilier sur le toit). C'est un journal de confinement, un ensemble de notes publiées ce printemps par le quotidien La Repubblica, que l'écrivain a voulu mettre à jour et amplifier après le 3 juin. En effet, au moment où ses compatriotes étaient enfin autorisés à sortir de chez eux, il a choisi d'aller se reconfiner sur l'île de San Giorgio, à Venise, accueilli par les moines bénédictins, pour prendre du recul et fournir un compte-rendu plus structuré de son expérience.
Paolo Rumiz, journaliste et écrivain voyageur, écrit de manière condensée. Il sait rendre compte de ce qu'il voit et de ses interrogations. Il veut remettre en question la folie de notre monde, poser un regard global sur la réalité qui l'entoure et donner la parole à tous les gens qu'il rencontre sur son chemin. J'ai déjà parlé de lui ICI et ICI.
Dans un de ses derniers ouvrages, "Appia", il relate l'aventure vécue avec un groupe d'amis pour retracer l'ancienne voie romaine qui reliait la Capitale à l'Apulie. Une aventure ardue et dense car, sur de longs tronçons, le noble chemin a été abandonné aux ronces et à diverses incuries. Ce parcours est l'occasion de raconter des histoires de vie, les difficultés socio-politiques vécues par le Sud italien, pauvre et oublié. De beaux portraits, de tristes constats dans un livre très documenté (presque trop, car le journaliste est boulimique dans sa soif d'apprendre et de partager, si bien que le lecteur finit par être submergé d'informations).
J'ai hésité à me procurer le "Voilier sur le toit". J'en avais assez des témoignages sur le confinement, lassée par les mots vains de toutes les personnalités (ou tenues pour telles) qu'on avait sollicitées. Je craignais un livre opportuniste. En réalité, ici, Rumiz parle de lui, de ses préoccupations personnelles (âgé de 72 ans, il venait d'achever un traitement en pneumologie quand la pandémie s'est déclarée). Il évoque ses peurs et ses joies (comme celle de garder un contact créatif à distance avec ses petits-enfants). En bon journaliste, il donne également la parole à toutes les personnes de son réseau (et dieu sait s'il a un carnet d'adresses bien rempli). Un tour d'horizon du confinement vécu depuis Trieste, axé sur l'Italie, mais avec des réflexions portant sur notre monde en général.
Un livre de 125 pages, qui se lit d'une traite. Pas une once de pathos, pas de grands appels à un monde nouveau, pas d'alerte à l'environnement (nul besoin : ses messages sont toujours les mêmes, depuis des décennies, depuis qu'il rend compte de ses voyages effectués à pied, à vélo, en train à travers toute l'Europe, décrivant autant la beauté des paysages, les dérèglements des systèmes, la noblesse de certains, et l'avidité monstrueuse d'autres).
Un jour, Rumiz raconte sa première sortie, après cinq semaines de confinement. Muni de masque, de gants, d'autorisation en bonne et due forme, il part à la poste chercher un envoi recommandé. Arrivé au guichet, il décrit son affolement, quand il ne retrouve plus dans sa poche l'avis du facteur. On le découvre, lui l'explorateur, l'audacieux, déstabilisé, anxieux, désireux de rentrer chez lui, perdu dans ce monde devenu étranger.
Il raconte aussi ses liens approfondis avec ses deux petits-fils, vivant l'un à Zurich, l'autre au Piémont, les histoires qu'il leur invente, une nouvelle et joyeuse manière de cheminer ensemble. Il cite des aberrations, des veuleries, de petits miracles et des grands drames. Ainsi, l'histoire navrante de cet enseignant, habitant un quartier dépourvu de librairie, qui reçoit une amende de 400 euros pour avoir dépassé son périmètre autorisé en allant se procurer de quoi soutenir ses élèves (le livre, c'est bien connu, n'est pas un bien de première nécessité). Il narre aussi ce renversement : les amis bosniaques qu'il épaulait il y a trente ans l'appellent à présent pour l'encourager dans l'épreuve que lui et son pays traversent.
Dans les dernières pages, il écrit :
Il veliero sul tetto, Feltrinelli, 2020.
Paolo Rumiz, journaliste et écrivain voyageur, écrit de manière condensée. Il sait rendre compte de ce qu'il voit et de ses interrogations. Il veut remettre en question la folie de notre monde, poser un regard global sur la réalité qui l'entoure et donner la parole à tous les gens qu'il rencontre sur son chemin. J'ai déjà parlé de lui ICI et ICI.
Dans un de ses derniers ouvrages, "Appia", il relate l'aventure vécue avec un groupe d'amis pour retracer l'ancienne voie romaine qui reliait la Capitale à l'Apulie. Une aventure ardue et dense car, sur de longs tronçons, le noble chemin a été abandonné aux ronces et à diverses incuries. Ce parcours est l'occasion de raconter des histoires de vie, les difficultés socio-politiques vécues par le Sud italien, pauvre et oublié. De beaux portraits, de tristes constats dans un livre très documenté (presque trop, car le journaliste est boulimique dans sa soif d'apprendre et de partager, si bien que le lecteur finit par être submergé d'informations).
J'ai hésité à me procurer le "Voilier sur le toit". J'en avais assez des témoignages sur le confinement, lassée par les mots vains de toutes les personnalités (ou tenues pour telles) qu'on avait sollicitées. Je craignais un livre opportuniste. En réalité, ici, Rumiz parle de lui, de ses préoccupations personnelles (âgé de 72 ans, il venait d'achever un traitement en pneumologie quand la pandémie s'est déclarée). Il évoque ses peurs et ses joies (comme celle de garder un contact créatif à distance avec ses petits-enfants). En bon journaliste, il donne également la parole à toutes les personnes de son réseau (et dieu sait s'il a un carnet d'adresses bien rempli). Un tour d'horizon du confinement vécu depuis Trieste, axé sur l'Italie, mais avec des réflexions portant sur notre monde en général.
Un livre de 125 pages, qui se lit d'une traite. Pas une once de pathos, pas de grands appels à un monde nouveau, pas d'alerte à l'environnement (nul besoin : ses messages sont toujours les mêmes, depuis des décennies, depuis qu'il rend compte de ses voyages effectués à pied, à vélo, en train à travers toute l'Europe, décrivant autant la beauté des paysages, les dérèglements des systèmes, la noblesse de certains, et l'avidité monstrueuse d'autres).
Un jour, Rumiz raconte sa première sortie, après cinq semaines de confinement. Muni de masque, de gants, d'autorisation en bonne et due forme, il part à la poste chercher un envoi recommandé. Arrivé au guichet, il décrit son affolement, quand il ne retrouve plus dans sa poche l'avis du facteur. On le découvre, lui l'explorateur, l'audacieux, déstabilisé, anxieux, désireux de rentrer chez lui, perdu dans ce monde devenu étranger.
Il raconte aussi ses liens approfondis avec ses deux petits-fils, vivant l'un à Zurich, l'autre au Piémont, les histoires qu'il leur invente, une nouvelle et joyeuse manière de cheminer ensemble. Il cite des aberrations, des veuleries, de petits miracles et des grands drames. Ainsi, l'histoire navrante de cet enseignant, habitant un quartier dépourvu de librairie, qui reçoit une amende de 400 euros pour avoir dépassé son périmètre autorisé en allant se procurer de quoi soutenir ses élèves (le livre, c'est bien connu, n'est pas un bien de première nécessité). Il narre aussi ce renversement : les amis bosniaques qu'il épaulait il y a trente ans l'appellent à présent pour l'encourager dans l'épreuve que lui et son pays traversent.
Dans les dernières pages, il écrit :
La quarantaine est en train de s'achever et le monde me fait déjà peur. Peur de sortir, peur que rien ne change. Que les gens, au lieu de ralentir, se mettent à accélérer pour rattraper le temps perdu. Peur que tout redevienne comme avant, ou même pire. Mais si nous ne bougeons pas, quel sens tout cela aura-t-il eu ? J'avais décidé de ne plus prendre l'avion déjà l'été dernier, mais maintenant l'épidémie m'a définitivement convaincu.La question qu'il pose avec intelligence est bien celle-ci : voulons-nous continuer de vivre dans un monde délirant ? Et si tel n'est pas le cas, par quels moyens, et jusqu'où, allons-nous nous mettre volontairement en quarantaine pour éviter d'être embarqués, complices ou impuissants, dans cette ronde folle ?
Au moins, la quarantaine a-t-elle constitué une certitude. Maintenant nous sommes tous prêts et résignés à subir le chaos de l'incertitude globale. Trous dans l'ozone et migrations de masse, tsunamis et bulles spéculatives, sécheresse et faillites à la chaîne, marées noires et pauvreté. Le tout parfaitement relié : grands travaux inutiles et ponts qui s'écroulent, nuages radioactifs et pandémies, étés torrides et États policiers, manipulations génétiques et hivers sans neige. Avec une marée de malins disposés à monnayer même l'apocalypse, de la mafia au monde de la mode. Le deuil est seyant, n'est-ce pas ? Et ne parlons pas des masques assortis aux bikinis. Si le système veut continuer de la sorte, qu'il le fasse. Je veux au moins en ce qui me concerne que rien ne soit plus comme avant. Si la quarantaine est détachement du monde, peut-être que pour moi la véritable quarantaine commence à présent. [traduction libre]
Il veliero sul tetto, Feltrinelli, 2020.
Rumiz a très bien défini le monde dans lequel nous vivons. La plus part du temps, ici en Europe de l’ouest, de nombreux éléments du chaos nous semblaient loin, bien loin, de l’autre côté de… mais en fait de quel autre côté de… la frontière barbelée, la mer, de l’imaginaire, du pensable ? La crise du covid fait fonction de révélateur, révélateur de contradictions et du chaos environnant. Mais je ne peux pas me mettre en quarantaine de ce monde, même si je le voudrais, impossible de laisser faire simplement, même si le matin les nouvelles de la nuit me tombe dessus comme un tsunami. On a quelque fois l’envie de ne plus rien entendre, de presser sur le bouton « pause » pour pouvoir respirer et oublier un moment. Mais il n’y a pas de bouton « pause » mais seulement « avance rapide ». Donc, oui, il n’y a aucune raison pour que le monde change, que le système se modifie, comme cela, par magie… tout seul.
RépondreSupprimerCertes chacun de son côté, dans son environnement de vie, nous pouvons agir pour notre compte : acheter local, se renseigner sur l’origine et le traitement des fruits et légumes, des viandes, ne plus acheter des vêtements produits grâce aux bas salaires, ne plus prendre l’avion, se déplacer en vélo. Mais est-ce suffisant ? Et si non, comment agir différemment ? Collectivement ?
Questions pour lesquels je n’ai pas de réponse.
Gaspard
Bonjour, Gaspard. Oui, la pandémie a eu l'effet d'un révélateur. Elle a exacerbé les tensions, les inégalités, les difficultés. Et le pire est sans doute encore à venir, dans le sens où plus on avance et moins on semble en voir le bout (certes, le vaccin sera en mesure de rassurer, et d'endiguer la diffusion de la maladie, mais les peurs, les problèmes économiques, l’appauvrissement des populations particulièrement exposées ne trouvera pas si facilement à se résoudre...).
SupprimerOui, l'effet "tsunami" des nouvelles qui nous déferlent dessus dès le matin. Qu'il faut prendre avec précaution, car il s'agit de tenir compte de nos capacité d’absorption (ce sentiment de vertige parfois à trop entendre les infos).
En ce qui concerne la quarantaine dont parle Rumiz, il y a plusieurs manières de la comprendre. Impossible, en effet, de se soustraire au monde, de se réfugier dans un petit monde protégé en attendant que les choses s'arrangent (si nous n'y faisons pas notre part de colibri, qui le fera ?). Personnellement, je l'ai comprise de manière très concrète : face à toutes les sollicitations à consommer, beaucoup, beaucoup trop, démesurément, je me mets en quarantenaire en tant que consommatrice. J'achète peu, moins, toujours moins, de la manière la plus respectueuse et locale possible. Et je ne parle pas seulement de nourriture, de biens de consommation. Je refuse l'usage fou de l'électronique dans lequel on veut nous faire entrer. L'autre jour, une Haute Ecole de Santé me propose une application "Covidout". Ok, me dis-je, je prends. Eh bien, dans l'heure qui a suivi j'ai été submergée de notifications : des artistes, des plasticiens, des psychologues, des diététiciens. Tout ce beau monde y allait de son apport. Il y avait à boire et à manger. Stop! Stop à ce genre d'emballement. Tout cela a un coût, un coût caché. Nos smartphones sont des broyeurs d'énergie. Même si cela ne se voit pas, nous consommons par ce biais-là..
Idem pour les voitures dites "propres". sommes-nous vraiment assez stupides pour penser que l'énergie électrique que nous consommons avec ces autos n'est pas produite, loin de chez nous, en causant des dégâts écologiques ? Ce n'est pas parce que ces centrales sont ailleurs et que nous ne les voyons pas qu'elles ne causent pas des déséquilibres majeurs.
Quant à agir collectivement, participer à des initiatives, soutenir certaines associations, est-ce suffisant ? Franchement, j'en doute. Et je crois que personne ne détient de solution toute faite. Certains penseurs, chercheurs nous ouvrent les yeux pour nous aider à penser global. Mais ce n'est pas penser global qui est difficile, c'est trouver la voie pour agir globalement. En attendant, face à cette réalité déstabilisante, pensons global et agissons local. C'est mieux que de rester les bras croisés, ou de tirer profit, ou de déprimer (et il semblerait que les psys pas mal de pain sur la planche en ce moment).
Merci pour ce précieux commentaire et belle fin de journée, Gaspard.