Une pièce dans le logement de l'artiste à Strandgade, Copenhague/ W. Hammershoi / SMK / Copenhague
Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d'aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d'être l'auteur de quelques livres ?[...] Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité. Georges Perec, "Je suis né" (1990) cité en exergue par Déborah Levy
Pourquoi écrit-on ? Pourquoi éprouve-t-on le besoin de décrire avec des mots une ou diverses réalités vécues, ressenties, imaginées ?
Question corollaire : pourquoi lit-on ? pourquoi éprouve-t-on le besoin d'entrer dans des histoires composées par d'autres et qui proposent des récits auxquelles on se raccroche passionnément (quand on ne se voit pas tenté d'abandonner en cours de route par lassitude ou par ennui profond) ?
Deux écrivaines ont traité cette question dans des livres d'inspiration autobiographique lus dernièrement. La première, Patti Smith, a écrit "Dévotion" au cours d'un voyage de promotion en France, devenu pour elle une occasion de rendre hommage à des figures d'écrivains et poètes admirés. En racontant son séjour dans la maison d'Albert Camus à Lourmarin, elle livre les paragraphes suivants :
Pourquoi est-on poussé à écrire ? Pour se mettre à part, à l'abri, se plonger dans la solitude, en dépit des demandes d'autrui. Virginia Woolf avait sa chambre. Proust, ses fenêtres aux volets tirés. Marguerite Duras, sa maison silencieuse. Dylan Thomas, sa modeste cabane. Tous cherchant un vide pour s'imprégner de mots. Les mots qui pénétreront un territoire vierge, inventeront des combinaisons inédites, exprimeront l'infini. Les mots qui ont formé Lolita, l'Amant, Notre-Dame-des-Fleurs.
Des tas de carnets témoignent d'années d'efforts avortés, d'euphorie découragée, de planchers arpentés sans répit. Il nous faut écrire, nous engager dans une myriade de combats, comme pour dompter un poulain têtu. Il nous faut écrire, non sans un effort soutenu et une bonne dose de sacrifice, pour capter l'avenir, revisiter l'enfance et serrer la bride aux folies et aux horreurs de l'imagination pour une communauté vibrante de lecteurs. [p. 126]
Pourquoi est-ce que j'écris ? Mon doigt, tel un stylet, trace la question dans le vide. Une énigme familière posée depuis la jeunesse, se retirer du jeu, des camarades et de la vallée de l'amour, ceinte de mots, un battement extérieur.
Pourquoi écrivons-nous ? Irruption du chœur.
Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre. [p.133]
Des tas de carnets témoignent d'années d'efforts avortés, d'euphorie découragée, de planchers arpentés sans répit. Il nous faut écrire, nous engager dans une myriade de combats, comme pour dompter un poulain têtu. Il nous faut écrire, non sans un effort soutenu et une bonne dose de sacrifice, pour capter l'avenir, revisiter l'enfance et serrer la bride aux folies et aux horreurs de l'imagination pour une communauté vibrante de lecteurs. [p. 126]
Pourquoi est-ce que j'écris ? Mon doigt, tel un stylet, trace la question dans le vide. Une énigme familière posée depuis la jeunesse, se retirer du jeu, des camarades et de la vallée de l'amour, ceinte de mots, un battement extérieur.
Pourquoi écrivons-nous ? Irruption du chœur.
Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre. [p.133]
La seconde auteure, Déborah Levy, se retrouve à Majorque, lors d'un printemps glacial où la neige se met à tomber et voit s'ouvrir devant elle des pages de son passé, de son enfance, de son adolescence. Des choses qu'elle ne voulait pas savoir. Elle s'est envolée vers cette île connue parce qu'elle est en train de vivre une période "terriblement compliquée" et qu'elle fond en larmes à chaque fois qu'elle remonte les escalators des gares londoniennes.
J'avais
dit à l'épicier chinois que pour devenir écrivaine j'avais dû apprendre
à interrompre, à parler haut, à parler fort, puis bien plus fort, et à
revenir simplement à ma propre voix qui ne porte que très peu. Notre
conversation m'avait conduite dans des lieux que je ne voulais pas
revoir. Je ne m'attendais pas à retourner en Afrique alors que je me
protégeais d'une tempête de neige à Majorque. Pourtant, ainsi qu'il
l'avait fait remarquer, l'Afrique était déjà revenue quand je sanglotais
sur les escalators à Londres. Si je croyais que je ne pensais pas au
passé, le passé, lui, pensait à moi.[p.135]
Lui revient en mémoire un jour de neige exceptionnel à Johannesburg, un bonhomme réalisé avec son père, membre de l'ANC, et l'incarcération de celui-ci survenue précisément le lendemain. Comme des bulles, ensuite, les souvenirs des quatre années passées à attendre son retour dans un univers peu réconfortant. Elle renoue avec l'enfant précoce qu'elle avait été et qui, bien avant d'arriver en Angleterre et de se mettre à écrire dans des gargotes sur des serviettes en papier, s'exprimait déjà en traçant des mots :
J'ai trouvé un stylo et j'ai essayé de mettre des mots sur mes pensées. En gros, ce qui a jailli sur la page en sortant du stylo rassemblait tout ce que je ne voulais pas savoir.
Papa a disparu.
Thandiwe a pleuré dans le bain.
Piet a un trou dans la tête.
Un chien a arraché les doigts de Joseph.
M. Sinclair m'a frappée sur les jambes.
Les melons ont poussé pendant mon absence.
Maria et maman sont loin.
Soeur Joan ne croit peut-être pas en Dieu.
Billy Boy est en cage. [p.83]
Pourquoi lit-on ? Pourquoi écrit-on ? (deux activités tellement imbriquées qu'on ne saurait imaginer de répondre à une des questions sans traiter l'autre). Sans doute par besoin d'altérité et de proximité (deux besoins qui apparemment sont diamétralement opposés). Parce qu'on a besoin de retrouver une part de soi dans les lignes écrites par quelqu'un d'autre. Parce que, par effet miroir, on a besoin de croire que quelqu'un trouvera dans nos phrases motif à se comprendre, à se sentir moins seul dans les mots que l'on a tracés Mais aussi peut-être pour aller chercher dans les mots éloignés, décrivant des réalités qui nous sont étrangères, de quoi nous relier à toute l'humanité.
Déborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir, éditions du Sous-sol, 2021
Patti Smith, Dévotion, éd. Folio / Gallimard, 2017
« Écrire… pour ne pas mourir… »
RépondreSupprimerchantait Anne Sylvestre.
Chacun peut se retrouver dans l'un ou l'autre passage de cette chanson.
« Le poète a toujours raison
qui voit plus loin que l'horizon »
chantait à son tour Jean Ferrat
Il y a longtemps j'ai écrit un texte « pourquoi j'écris ». (depuis l'âge de 12 ans). J'ignore ce qu'il est devenu, c'était avant que je n'ai un ordinateur. Ça ne facilite pas les recherches…
et merci pour ces citations intéressantes.
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Que je sois née d'hier ou d'avant le déluge
J'ai souvent l'impression de tout recommencer
Que j'ai pris ma revanche ou bien trouvé refuge
Dans mes chansons, toujours, j'ai voulu exister
Que vous sachiez de moi ce que j'en veux bien dire
Que vous soyez fidèles ou bien simple passant
Et que nous en soyons juste au premier sourire
Sachez ce qui, pour moi, est le plus important
Oui le plus important
Écrire pour ne pas mourir
Écrire, sagesse ou délire
Écrire pour tenter de dire
Dire tout ce qui m'a blessée
Dire tout ce qui m'a sauvée
Écrire et me débarrasser
Écrire pour ne pas sombrer
Écrire, au lieu de tournoyer
Écrire et ne jamais pleurer
Rien que des larmes de stylo
Qui viennent se changer en mots
Pour me tenir le cœur au chaud
Que je vive cent ans ou bien quelques décades
Je ne supporte pas de voir le temps passer
On arpente sa vie au pas de promenade
Et puis on s'aperçoit qu'il faudra se presser
Que vous soyez tranquille ou plein d'inquiétude
Ce que je vais vous dire, vous le comprendrez
En mettant bout à bout toutes nos solitudes
On pourrait se sentir un peu moins effrayé
Un peu moins effrayé
Écrire pour ne pas mourir
Écrire, tendresse ou plaisir
Écrire pour tenter de dire
Dire tout ce que j'ai compris
Dire l'amour et le mépris
Écrire, me sauver de l'oubli
Écrire pour tout raconter
Écrire au lieu de regretter
Écrire et ne rien oublier
Et même inventer quelques rêves
De ceux qui empêchent qu'on crève
Quand l'écriture, un jour, s'achève
Qu'on m'écoute en passant, d'une oreille distraite
Ou qu'on ait l'impression de trop me ressembler
Je voudrais que ces mots qui me sont une fête
On n'se dépêche pas d'aller les oublier
Et que vous soyez critique ou plein de bienveillance
Je ne recherche pas toujours ce qui vous plaît
Quand je soigne mes mots, c'est à moi que je pense
Je veux me regarder sans honte et sans regrets
Sans honte et sans regrets
Écrire pour ne pas mourir
Écrire, grimace et sourire
Écrire et ne pas me dédire
Dire ce que je n'ai su faire
Dire pour ne pas me défaire
Écrire, habiller ma colère
Écrire pour être égoïste
Écrire ce qui me résiste
Écrire et ne pas vivre triste
Et me dissoudre dans les mots
Qu'ils soient ma joie et mon repos
Écrire et pas me foutre à l'eau
Et me dissoudre dans les mots
Qu'ils soient ma joie et mon repos
Écrire et pas me foutre à l'eau
Écrire pour ne pas mourir
Pour ne pas mourir
Anne Sylvestre, une chanteuse avec les pieds sur terre qui a beaucoup marqué mes vingt ans et dont la sagesse des rimes me revient régulièrement en mémoire.
RépondreSupprimerUne chanson écrite après sa chimio : écrire pour s'en sortir... à prendre au second, mais surtout au premier degré. A.S. ici met en évidence le rôle salvateur de l'écriture. L'absolue nécessité de prendre la plume.
Écrire : quel/le que soit l'écrivain/e, chacun/e dit la même chose à propos de l'écriture, mais avec ses propres mots (avec son style propre).
Écrire aussi pour partager, pour se relier. Et puis aussi : il y a la surprise. Les choses qu'on apprend sur soi quand on laisse les mots émerger sans les censurer et sans les diriger.
Ce qui m'a frappée durant ces deux lectures récentes, mais aussi en écoutant des itvs, c'est le lien entre lecture et écriture. Un écrivain n'émerge jamais par hasard, de n'importe où, par génération spontanée. Il appartient à une histoire, il s'insère dans une chaîne dont il est maillon.
Belle et lumineuse soirée.
Merci pour ce billet.
RépondreSupprimerJ’ai toujours pensé que les livres m’avaient sauvée à bien des moments, dans l’enfance déjà. Une évasion, une échappatoire, des voyages vers un ailleurs,une ouverture vers le monde et un lien vers l’Humanité.
Sans doute, me suis-je retrouvée parfois dans les mots de l’auteur, un effet miroir comme vous le dites si bien, une maniere d’aller à la rencontre de soi-même. Les mots comme petits "tuteurs de résilience" comme dirait B Cyrulnik.
Je ne saurais parler vraiment de l’écriture me sentant si peu légitime. Mais, oui, je vois l’écriture comme un lien entre soi et les Autres. La grande chaîne de l’Humanité.
Très belle soirée.
Oh oui : les livres nous offrent une connexion salvatrice au monde et aux autres, surtout quand notre entourage se montre défaillant ou absent. Et ils nous parlent de nous : dis-moi ce que tu as besoin de lire et je te dirais qui tu es. C'est pour ces raisons que je n'aime pas entendre parler de "bonne" ou de "mauvaise" littérature, car du moment qu'un livre fait du bien à celui qui le lit il a toutes les raisons d'exister. Belle journée.
SupprimerPS : vous vous sentez peu légitime à écrire ? ne pensez-vous pas que tout le monde devrait se sentir légitime à s'exprimer ? Il est vrai qu'entre être et se sentir légitimé on peut souvent ressentir un fossé.
Pourquoi écrire et où ?
RépondreSupprimerL’écriture romanesque ou poétique est un genre littéraire particulier, l’auteur souhaite écrire, travailler son texte, réécrire, l’amener exactement là où il voulait. Et ensuite partager, mais aussi apparaitre, se transcender ? C’est le point de départ. Après vient autre chose, cet autre chose est l’édition, les exigences de l’éditeur (pour autant d’en avoir trouvé un qui veuille bien prendre le risque, comme disent les professionnels), la promotion, les ventes ou méventes. Entre les émotions du départ l’élan, l‘envie, et les exigences commerciales du moment (le livre devient aussi un produit, eh oui…), il y a un monde. L’élan de l’aventure de l’écriture, de la réalisation peut aussi facilement se retourner en déception voire tristesse « personne ne me comprend » ou bien « je suis incapable de… ». Ou, au contraire, permettre à quelques-uns d’être sous les lumières de la rampe… pour un temps. L’auteur doit continuer de rester celui qu’il était au départ et sans cesse se rappeler le pourquoi de son écriture et y rester fidèle.
Le lecteur, quant à lui, est indéfinissable. Que va-t-il choisir devant les gondoles qui présentent 50 exemplaires du nouveau livre de l’auteur dont le premier livre fut un énorme succès de vente ? Est-ce qu’il va prendre le livre parce qu’il a vu l’auteur l’avant-veille à la télévision et entendu à la radio ? Les commerciaux, ont-ils bien fait leur travail ? Le photographe a-t-il bien présenté le produit (ici je parle de l’auteur) ? Que reste-il de la curiosité du lecteur ? Et quelle possibilité reste-il à l’auteur de se faire entendre lorsqu’il ne fait pas partie de la grosse machine ?
Il y a aussi toutes les autres manières de publier un roman, un récit ou un poème, dans un blog ou sur un site, sans éditeurs, sans promoteurs, sans commerciaux. C’est curieux, cette possibilité d’expression semble souvent être considérée comme secondaire, alors que parfois le public est tout autant présent, comme si les auteurs, les vrais, les consacrés comme tels, ne pouvaient pas concevoir de s’abaisser à cela.
Gaspard
Oh oui, Cher Gaspard, vous avez raison d'évoquer la question annexe (mais nullement secondaire) de l'édition et de tous les à-côtés qu'elle impose aux écrivains. Il y a un tel gouffre entre l'impulsion à écrire, à créer et les contingences liées au commerce du livre. On se demanderait même si un artiste talentueux peut être reconnu s'il ne possède pas les qualités requises pour devenir un "bon produit" de marketing : savoir se présenter, savoir séduire, savoir s'exprimer dans les médias, savoir jouer le jeu de la représentation et de la publicité...
SupprimerAchète-t-on aujourd'hui un livre uniquement pour son contenu ? Ou pour ce qui en a été dit, pour la manière dont il a étét présenté, pour sa mise en valeur commerciale ? Est-il vendu comme du chocolat, une montre, un smartphone ? Et comment en tant que lecteurs pouvons-nous échapper à cette mise en scène, sans en devenir complices ? Y a-t-il moyen de lire et d'accéder aux textes autrement que par ce battage médiatique et publicitaire ? Je me pose la question. Je n'en suis pas sûre. J'aime pour ma part régulièrement me tenir informée du travail de petits éditeurs, qui font un travail amoureux et quasi artisanal, désintéressé, en-dehors des autoroutes empruntées par la majorité ...
Quant à l'autoédition, aux blogs, aux affichages sur les murs des villes, tout ce qui recourt à de la créativité, je ne peux que m'en réjouir, quand je parviens à débusquer de belles pépites.
Belle soirée.