mercredi 31 mars 2021

Ecouter / Lire : sur l'autre rive

 
Figure d'Eve / Fresques de Montesiepi / Ambrogio Lorenzetti / Province de Sienne
 
 
La traduction littéraire, c'est un monde. Un monde indispensable où se créent des ponts et des passages entre une langue et une autre, où l'on permet à une œuvre d'être accueillie hors de la culture qui l'a vue naître. Le lieu d'une renaissance, en somme.
Récemment Marie Richeux a reçu cinq traductrices qui sont venues parler de leur métier tout au long d'une même semaine. Cinq éclairages, cinq visions complémentaires et passionnantes sur leur métier de "passeuses".
Lors du premier entretien avec Jakuta Alikavazovic, romancière française qui traduit de l'anglais, il a été évoqué la récente polémique survenue aux Pays-Bas à l'occasion de la traduction du poème prononcé par Amanda Gorman lors de la cérémonie d'investiture de Jo Biden. Marieke Lucas Rijneveld, la jeune poétesse mandatée pour traduire le poème en hollandais, a dû jeter l'éponge suite à des pressions dont elle a fait l'objet parce qu'elle était femme blanche et qu'elle n'était, selon certaines activistes, pas en mesure de traduire une femme noire et américaine dans toute sa complexité. Avec une idée de surplomb de la pensée blanche.
 
Voici ce qu'en a dit J. A. quand elle a été invitée à s'exprimer sur le sujet :

Ce débat très contemporain est agaçant, inquiétant et émouvant presque en égale mesure.
Il ne me semble pas qu'il y ait de surplomb de la pensée blanche dans l'exercice de la traduction. Reprenant les mots de Valérie Zenatti, traductrice de Aharon Appelfeld, "la traduction est un exercice d'humilité. Le surplomb ne lui appartient pas." Il y a la distance entre les langues, entre les perceptions, les lectures qui peuvent se faire d'un même texte. Il y a l'idée de l'hétérogène dans la traduction.

Toute la littérature est un pari fou qui est la possibilité d'être contaminé par une expérience de ce qu'on n'a pas vécu soi-même. C'est un lieu où l'on expérimente avec l'Autre, où on voit si on peut adopter sa voix.
La traduction est une lecture active, mais ce n'est pas très différent de la lecture d'un texte littéraire dans sa propre langue. C'est le pari que l'Autre peut nous toucher, l'Autre peut nous émouvoir, et dans sa différence même peut nous ressembler, d'une certaine façon.

Tout écraser, tout rabattre sur l'idée du même, ça me paraît impossible, pas seulement périlleux, mais impossible. Et puis V. Zenatti a ajouté de manière humoristique dans son intervention qu'on n'a pas demandé aux traducteurs des mémoires de Barak Obama, d'avoir été présidents !
Il est impossible de traduire uniquement des gens qui ont le même parcours que soi.
 
Fatou Diome, interrogée dans l'émission 28 minutes sur cette polémique, a répondu en des termes très clairs : 
 
Je trouve que l'éditeur qui a renoncé a fait preuve de lâcheté. Fallait-il que Marguerite Yourcenar soit noire pour que je la lise ? Et quand je suis allée  dans des maisons de retraite en Picardie pour écrire un roman, fallait-il que je sois blonde aux yeux bleus pour pouvoir comprendre la solitude et la vie des aînés dans les EHPAD ? Goethe n'a pas écrit que pour les Allemands. Victor Hugo n'a pas écrit que pour les Français. Et les Lettres pour l'éducation esthétique de l'Homme de Schiller s'adressent à tous êtres humains qui sont sensibles à la beauté. Pour moi, la traduction, c'est une affaire de compétence. Point.
 
Quant au traducteur catalan, Victor Obiols, révoqué aux États-Unis après avoir remis ce travail pour lequel on l'avait choisi, il a dit :
 
C’est un sujet très complexe qu’on ne peut pas traiter avec légèreté. Mais si je ne peux pas traduire une poétesse, car elle est une femme, jeune, noire, américaine du 21e siècle, alors je ne peux pas non plus traduire Homère parce que je ne suis pas un Grec du 8e siècle av. J. -C. ou je ne pourrais pas avoir traduit Shakespeare parce que je ne suis pas un Anglais du 16e siècle.
 
Certains ont évoqué les diktats de la bien-pensance. D'autres ont dit que le débat avait déraillé. A mettre en avant à tout prix les questions d'identité, à préférer les spécificités et les séparations, en générant et en alimentant une polémique, on en a peut-être oublié l'essentiel : le contenu du poème "The hill we climb", son message, sa vision de la société. Pendant que s'agitaient toutes ces problématiques, qui s'est penché sur le contenu du texte en question ? Le voici ICI.  
 
A le lire, même dans une traduction qui ne prétend nullement à la perfection, il appartient à chacun d'évaluer sa qualité et son intention. A chacun de considérer, dans le fond, s'il mérite la polémique qu'il a générée. Pourquoi a-t-on tant parlé de ce texte ? Qu'est-ce qui en a fait le succès ? Sa profondeur, son originalité, sa force poétique ? Ou les circonstances dans lesquelles il a été déclamé ? Le contexte dans lequel il a été utilisé ? Son retentissement tient-il à une question de fond ou de forme, à une question de message ou d'image ? Bref, tient-il de la littérature ou du discours politique ? 
 
Le mérite du débat concerné est sans doute d'avoir permis de réfléchir à ces questions et à ce métier important qu'est la traduction, à ce qu'il comporte d'exigences : connaître la langue et le contexte socio-culturel d'origine, maîtriser la langue et la culture d'arrivée, avoir du style et de l'élégance rédactionnelle, se sentir en affinité avec l'auteur/e traduit/e, respecter tout en sachant prendre une nécessaire liberté. Sur le plan littéraire, il y a fort à parier que la jeune écrivaine hollandaise aurait excellemment accompli son travail. Mais cette œuvre peut-elle être considérée uniquement sur le plan de la création littéraire ?
 

2 commentaires:

  1. Josée Kamoun a été la traductrice privilégiée de l’œuvre de Philippe Roth. Elle avait de véritables relations de travail avec lui pour traduire au plus près ses intentions. Ainsi, elle s’envolait pour les États Unis à chaque parution pour mieux "élucider" ses textes. Il ne s’agissait pas seulement d’une traduction mais d’une véritable enquête autour de l’oeuvre et de son sens.
    Qui mieux qu’elle pour connaître l’esprit de liberté de Roth, son identité profondément juive et américaine, le lien entre ses origines et ce qu’il rêvait d’être.
    Oui, exigeant est le travail de traduction.
    J’ai vu l’émission 28 minutes avec l intervention de F Diome. Il n’y avait rien à ajouter. Tout était dit.
    Belle fin de journée. Un soleil encore magnifique aujourd'hui.

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    1. La traduction, c'est quelque chose de très important à quoi l'on n'est pas forcément attentif. Qui s'intéresse en lisant une œuvre étrangère au nom du traducteur ? Personnellement, je ne le fais que pour les écrivains que j'apprécie le plus. Et pourtant, quelle compétence il faut avoir! Un mélange d'humilité et de savoir-faire. Perso, je crois que la traduction, c'est une nouvelle écriture. Une œuvre bien traduite est une nouvelle œuvre, qui doit être approuvée par l'écrivain n° 1, lequel consent à laisser son oeuvre première être transformée (avec les plus d'égards possibles) pour être accueillie dans une autre langue. La série proposée par Les temps qui courent était très intéressante: elle montrait différents éclairages sur ce métier.
      Philippe Roth est un écrivain d'une telle envergure que son travail méritait une traductrice de qualité comme J. Kamoun pour le traduire.
      Quant à la polémique en question, elle montre de manière très claire que le poème d'A.G. a été utilisé à des fins non littéraires ou artistiques (sinon, on aurait confié sans problème le mandat à une jeune poétesse sensible et compétente). C'est un message social et politique qui a été donné à travers ce texte - politiquement très correct - et cette jeune femme - elle aussi très correcte - et c'est à des fins sociales et politiques qu'on s'écharpe à propos de qui est en droit de le traduire. Pas à des fins littéraires!
      Ici aussi, un temps merveilleux. Des vacances, vitrages ouverts sur la forêt et ses chants variés. Belle et douce soirée.

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