Porta delle Terese / 2014 / Roger de Montebello
La clef tourne enfin et la porte s'ouvre. A cet instant, je pense à la peinture de Roger de Montebello : "Et s'il n'y avait rien derrière la porte? Et si le passage était simplement dans la vibration même de la porte?"
La porte ne vibre pas. Elle grince, tout simplement, comme il sied à des pentures de fer qui n'ont pas fonctionné depuis deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.
Aussitôt, je perçois tout. La prison, l'odeur de confinement. Mon regard embrasse l'intérieur, comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d'emblée l'effet d'une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l'anéantissement, avec tous les attributs d'avant. Un choc. J'ai beau m'attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie dans les décombres. // Venise à double tour / p.320
J'ai terminé la lecture. Enfin. J'éprouve depuis l'enfance une grande tendresse, émerveillée et inquiète, pour la ville. J'éprouve aussi une sincère estime pour Jean-Paul Kaufmann. Le long des pages, j'ai retrouvé sa force - apparemment - tranquille, son obstination, son style et son érudition (il a appelé à la rescousse Lacan, Morand, Sartre, Casanova, Pratt). C'est ce qui m'a décidée à plonger dans le livre.
Pourtant, depuis le début, l'entreprise ne m'avait pas convaincue : vouloir ouvrir des églises fermées - pour diverses raisons - dans la cité marcienne ne relevait-il pas d'un excès de témérité, voire d'une certaine arrogance ? Pratt avait bien raison de lui dire, dans les années quatre-vingt : "Des lieux d'ombre et de silence. Ils doivent le rester"
Et cette guide française, surnommée Alma, qui lui dit d'emblée : "C'est le fantasme actuel, la "Venise insolite et cachée". Il faut à tout prix aujourd'hui voir ce que les autres ne voient pas. Sans doute le plaisir de la comparaison... Savoir qu'autrui ne puisse tirer agrément de ce que l'on a le privilège de connaître. Se dissocier de la multitude. Ou la vanité de se croire plus malin que les autres. Surtout, ne pas passer pour un touriste. J'ai sans arrêt des demandes pour des "adresses secrètes" de Venise. Mais les secrets doivent être respectés."
Mais JPK persévère, se donne trois mois avec prolongations, s'y prend par mille contacts et mille moyens, finit par se faire ouvrir un certain nombre de portes. Certaines lui resteront fermées malgré tous ses efforts.
Pourquoi ai-je peiné à entrer dans la démarche ? Elle m'a semblé contenir de la violence, tenir de la violation, m'a presque fait l'effet d'un viol (Alma, du reste, avant de se mettre en quatre pour l'aider dans son projet (sa traque ?), utilise ce terme : "viol collectif" à propos des invasions que subit la ville). Pourquoi vouloir forcer à tout prix ce qui est secret et se veut hermétique ? Quel besoin d'aller ouvrir ce qui ne veut s'offrir ? Au nom de quelle valeur, de quel idéal, de quel noble projet ? Quels comptes l'auteur avait-il donc à régler ? Une ville est un être vivant. Tous les êtres ont droit à leur silence et à leurs replis. A quoi bon chercher à débusquer et débusquer encore des tréfonds jalousement murés ? Si les secrets de nos familles, qui peuvent nous étrangler, délivrent quand ils sont mis au jour, les secrets des autres se doivent d'être ménagés.
J'ai refermé le livre - emprunté, qui ne sera jamais acheté - avec un soupir satisfait. Venise, à coup de manoeuvres byzantines dont elle a le secret, à coups de silences séducteurs et rageants, continue à savoir se protéger. Et d'une certaine manière, le demi-échec de l'auteur m'a profondément réconfortée. Reste l'élégance de son écriture (il est un portraitiste littéraire très doué), reste le plaisir de parcourir la ville dans la lumière de l'automne en compagnie d'un homme de qualité.
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