J'ai habité plusieurs maisons tout au long de ma vie, mais la nostalgie que j'ai de celle de mes parents ne m'a jamais quitté. Il y a des jours où je m'y installe, et ceux où je prends le large vers celle de mes grands-parents. Le vivier qu'elles m'offrent toutes deux est inépuisable.
Les deux maisons sont en apparence telles que je les avais laissées. Il n'en est rien pourtant : les années ont éliminé le provisoire et le superflu pour ne garder que l'enfant qui s'étonnait de ce qui se passait autour de lui et en lui, et s'en étonne encore.
Un regard d'enfant est indispensable à tout acte créateur. [p.7]
Aharon Appelfeld est un écrivain à part. On ne sort jamais indemne de ses récits. Rescapé de la Shoah, il a écrit sur elle en se refusant à la
décrire. Elle est toujours présente, dans ce qu'il ne dit pas, dans ce
que le lecteur est autorisé à combler en silence. Elle se love dans une
part de vide, enveloppé par l'"avant" et par
l'"après". D'un livre à un autre, les histoires se suivent, mais semblent
ne raconter qu'une seule et même histoire : comment on arrive à un désastre et
comment on en émerge.
Ses récits, on s'en approche doucement. On rentre dans son univers, dont on réalise peu à peu la densité. Porté par une écriture exigeante, cet univers demande de prendre tout son temps, et même parfois de revenir sur ses pa(ge)s pour s'en imprégner. On se retrouve fasciné, bouleversé, désarçonné. Ce n'est pas que cet auteur soit difficile à lire : son style est sobre, son lexique et sa syntaxe sont des plus épurés. C'est plutôt une question d'inspiration, de sinuosité dans le récit. Il procède par bribes et par métaphores pour suggérer la peur, l'horreur, la beauté, la bonté. Recourir à des images et laisser l'imaginaire du lecteur faire son chemin, c'est probablement la seule manière de raconter l'indicible.
Dans "Ma mère et mon père",
l'écrivain évoque l'été 1938, les dernières vacances passées avec ses parents au bord de la rivière Pruth, en Bucovine (région à cheval entre
la Roumanie et l'Ukraine). Il décrit sa famille, son enfance, les
personnalités de ses parents, si différentes : sa mère, encline à la
bienveillance et à l'écoute des gens; son père rationnel, rigoureux,
porté à juger avec sévérité ses semblables. Il dépeint l'antisémitisme comme une marée menaçante et évoque un monde en train de
s'écrouler : celui de la bourgeoisie juive locale vivant ses derniers
moments de détente et de liberté.
Chaque jour, un couple ou deux quitte la rive et la même question leur est posée : "Pourquoi abrégez-vous vos vacances ?" [...]
Je
fus témoin d'adieux pleins d'émotion et de larmes. La femme qui partait
se lamentait : "Je ne vous oublierai pas, ni tout ce que vous m'avez
donné. Je serais volontiers restée si mon père n'était pas malade. Il
n'y a pas de meilleur endroit qu'ici, c'est le paradis sur terre. Je me
chasse moi-même de cette oasis de paix, qui sait ce qui m'attend?"
[p.188]
J'ai
hérité de la musique de ma mère, qui chantonnait doucement. J'aimais
écouter ce chant murmuré. C'est si merveilleux que je sois si proche
d'elle, y compris à présent où mon âge est un multiple du sien. [p.20]
Les narrations d'A.A. semblent toutes issues de sa propre histoire et profondément reliées entre elles. Il interroge ses souvenirs, puise dans son enfance, dans sa prime jeunesse pour les faire émerger et, bien que certains livres soient appelés "romans", il peut paraître difficile de les considérer comme tels. On ne peut jamais vraiment définir ce qui a été et ce qui a
été inventé. Ne possédant pas toutes les pièces de son puzzle (ou se refusant à les livrer) l'écrivain n'hésite pas à recourir à l'imaginaire, au rêve, à la poésie pour compléter ses évocations. On se retrouve emporté dans le monde de la mémoire, parfois
enchanteur, parfois onirique, parfois vorace et monstrueusement cruel. Cela donne à ces écrits un charme poignant et un style sans pareil.
Ce livre publié en 2013, cinq ans avant sa mort, est aussi l'occasion pour lui de parler du métier d'écrivain, ce qui l'a poussé à écrire, des méandres et des ressources du travail de mémoire. L’œuvre de cet auteur israélien est admirablement servie par la traduction de Valérie Zenatti, prévenante passeuse et indéfectible amie. Pour mieux connaître cet écrivain, il y a deux autre récits fondamentaux : "Histoire d'une vie" (sorte d'autobiographie, où il narre, entre autres, l'assassinat de sa mère, la déportation avec son père, son évasion, sa longue, folle et déchirante survie durant la trajectoire qui le mènera jusqu'en Israël) et "Le garçon qui voulait dormir" (le voyage vers son nouveau pays, sa nouvelle langue, sa nouvelle vie, la description de ce que signifie abandonner une langue maternelle pour se (re)construire).
Ajoutons que ce qui frappe en refermant ses livres, c'est la force et la ténacité de cet enfant qu'il est toujours resté et aussi la noblesse de son cœur. Comme si toutes les horreurs vécues n'avaient pas réussi à
entamer le noyau d'amour reçu durant son enfance, il a sauvegardé une profonde humanité et ne cesse relever la beauté, la
pureté, la sainteté à chaque fois qu'il les rencontre.
Un très bel article sur cet écrivain et son livre.
RépondreSupprimerC'est bien écrit et documenté. Je découvre cet auteur.
En particulier, je retiens ton dernier paragraphe qui rejoint ma conception et pour tout dire mon anthropologie de l'homme, selon laquelle cet essentiel de l'être profond que tu appelles « le noyau d'amour » demeure intact potentiellement, quel que soit les épreuves et les horreurs qui peuvent être vécues. Comme quelque chose d'inviolable par quiconque et qui transcende la personne au-delà d'elle-même.
Je me fonde aussi pour l'affirmer sur ma longue pratique d'aide à la restructuration, même si je ne suis qu'un modeste praticien au milieu des autres. Alors forcément la réalité s'impose : la vie est éternelle. Chacun peut la faire resurgir en lui, même s'il est fortement abîmé.
Comme tu dis : « il a sauvegardé une profonde humanité » toute la force est dans le terme « sauvegarder ».
Oui, il y a des épreuves qui demandent une grande force intérieure pour préserver ce qu'il y a d'humain et de noble dans la personne touchée. Mais quand on y parvient, c'est une victoire - la seule possible - contre la barbarie de quelque sorte que ce soit.
SupprimerPS : Ta phrase : "la vie est éternelle. Chacun peut la faire resurgir en lui, même s'il est fortement abîmé." Je me demande si elle ne mériterait pas d'être développée dans un billet. Ce serait intéressant d'en lire davantage sur ce sujet. Belle soirée.
La routine du quotidien est une chose très relative. Curieux : ce matin le chien ne voulait pas se lever. J'ai donc un peu surfé sur la blogosphère et suis allée te lire. J'ai trouvé ton post d'hier, et je te réponds ici puisque nos deux posts sont reliés. A propos du passé : d'abord, il fait partie de nous. Dans les bons moments, il se montre sous son bon jour, des souvenirs heureux, lumineux. Quand un événement douloureux survient, c'est comme si on appuyait là où ça fait mal et le passé se réveille comme un animal grognon, prêt à mordre. On le reconnaît, on finit par le remettre à sa place. Et puis, quand on est plus fragile, l'animal nous semble mauvais, ou dangereux, ou féroce. Il nous fait mal. Nous le laissons nous faire mal. Mais, dans le fond, que pouvons-nous trouver en lui d'autre que nous-mêmes, que notre manière personnelle d'avoir affronté des événements difficiles ? Si nous acceptons de le laisser être ce qu'il est, si nous le reconnaissons comme notre passé, quitte à ressentir à nouveau certaines blessures, l'animal retournera dans sa tanière. Je crois que ce sont nos efforts pour combattre l'animal qui nous font plus mal que l'animal lui-même. (Rilke a écrit de belles choses là-dessus)
SupprimerPartager ou pas ? Dire ou ne pas dire ? Exprimer de manière rationnelle ou artistique ? A chacun, selon sa trajectoire, son expérience, ses besoins, de savoir ce qui lui convient à chaque moment précis de sa vie. L'essentiel, avec le passé, comme avec tant de choses, c'est d'être en paix avec lui. Ou du moins, de tendre le plus possible à une pacification avec lui. Une fois que cette paix est trouvée, dans le fond, parler avec d'autres ou pas, n'est qu'un choix à faire parmi tant d'autres.
Sur ton premier commentaire :
Supprimerpeut-être qu'en effet je ferai un billet sur la phrase que tu as reprise.
Sur le deuxième :
je n'ai pas jugé opportun de te référencer sur mon billet, étant donné que c'est uniquement la phrase sur l'indicible qui fut l'objet de ma réflexion. Il me semble que citer clairement ton billet était source de possible confusion.
Les personnes mêlées à l'événement dont il s'agit sont toutes mortes depuis longtemps. Je n'ai pas plus de ressentiments envers elles. Il ne s'agit pas de personnes de ma famille. J'ai réglé mes comptes en thérapie, même si je n'ai pas relaté ces faits-là dans leur ampleur. (Je précise pour être clair qu'il ne s'agit en rien d'histoires d'abus sexuels ou autres de ce genre, parce qu'actuellement leur étalage médiatique est très « tendance »…).
Ma réflexion/recherche ne concerne pas un réveil dans l'aujourd'hui d'une souffrance non réglée dans le passé parce que dans le présent elle aurait des analogies avec elle. Elle est strictement ce que j'en dis chez moi : pourquoi je reste dans le silence. « Objectivement » rien ne semble m'empêcher de dire. C'est si loin désormais. Cependant la vie psychique ne relève pas des logiques mathématiques. Qu'y a-t-il derrière que je me refuse à voir ? À moins que tout cela ne doive désormais être rangé dans « affaire classée ».
:) cher Alain, merci pour ta réponse. C'est une évidence : tu as eu raison de ne pas me "référencer", c'eut été en effet hors sujet. De mon côté, découvrant ton texte, je me suis trouvée un peu empruntée à te répondre chez toi, car il y avait un lien ici. D'où ma réponse ci-dessus.
SupprimerLa question "qu'est-ce qui me fait rester dans le silence?" à propos du passé est à la fois très personnelle et très importante. Et nous sommes, il me semble, toujours seuls quand nous tentons d'y répondre. Qu'est-ce qui nous retient de dire, de tout dire ? La honte ? La culpabilité ? La crainte de heurter ou de décevoir ou que sais-je encore ? Il peut y avoir aussi dans le tu et le silence la construction d'une forteresse, d'un jardin secret, un lieu rien qu'à soi où l'on se sent protégé et fort... L'essentiel, c'est de se retrouver en mesure de savoir ce qu'il en est et si nous nous sentons en accord avec nos mots ou notre silence.
Pour le reste, t'écrire ci-dessus m'a permis de mieux comprendre, tout à la fois A. Appelfeld. en tant qu'écrivain, et l'enfant en moi qui le lit à chaque fois avec le cœur lacéré, et aussi de mieux saisir la force complémentaire que peuvent receler le silence et la parole libérée. Belle soirée!
Merci à toi pour cette réponse.
SupprimerAu détour de tes mots je vois certaines petites lueurs pour moi.
Alors donc encore merci