Derrière les vitres de la
voiture, Malmö se précisait. Les grands immeubles d'habitation à la
périphérie du centre-ville, souvent construits en briques jaunâtres, se
dressaient dans le ciel. Des rangées de fenêtres, de balcons et, entre
les immeubles, des parkings et des espaces verts. Les quartiers
résidentiels, où habitaient les plus riches, se trouvaient de l'autre
côté de la ville, près de la mer. L'argent permet d'acheter de l'espace
et de tenir les autres à distance : plus loin dans la forêt, on pourrait
avoir autant de place que l'on voudrait, et le premier voisin ne
penserait pas un instant à habiter là. L'espace et la distance n'avaient
de valeur que s'il y avait à proximité des gens qui disposaient de
beaucoup moins d'espace et qui vivaient près de leurs voisins. [p.365]
La littérature est évasion. A force d'entendre en boucle trois ou quatre interviews des trois ou quatre auteurs actuellement en promotion, toujours les mêmes, toujours les mêmes phrases, on peut être tenté de s'évader vers l'étranger. Par exemple du côté de la Norvège et de la Suède. Le dernier volume de "Mon combat", entreprise autobiographique fleuve du norvégien Karl Ove Knausgaard est paru en France à la fin de l'année dernière. "Min kamp" est composé de six tomes constituant en tout environ 5'000 pages. J'avais parlé ICI de son deuxième opus, Un homme amoureux.
La démarche de K.O.K. peut être résumée simplement : décrire sa vie (sa prime jeunesse, ses familles d'origine, ses mariages, son expérience de la paternité, de l'écriture, de la vie sociale, de l'amitié, de l'art, bref toutes les thématiques auxquelles son existence l'amène à se confronter). Les différents opus de longueurs variables se présentent sans forcément suivre un ordre chronologique. Le premier livre est consacré à la mort de son père et à ses souvenirs de leur rapport problématique. Le deuxième se focalise sur sa relation avec sa seconde épouse et leur jeune famille (en bon rejeton du protestantisme, l'auteur y reste pudique question corps et sexualité). Le troisième parle de ses jeunes années et de son adolescence. Aux confins du monde, le quatrième, évoque son expérience de jeune instituteur dans un coin reculé au Nord de la Norvège et ses premiers pas dans la vie adulte loin de ses repères familiers. Comme il pleut sur la ville raconte son installation à Bergen, ses expériences plus ou moins chaotiques sur le plan sentimental et professionnel.
Son dernier tome, Fin de combat, est un pavé de quelque 1'400 pages, qui commence à la veille de la publication de Min kamp. Âgé de 40 ans, installé à Malmö avec sa femmee et leurs trois bambins, il attend de commencer la promotion de ses livres et se tord d'angoisse à cause des menaces de procès émises par son oncle paternel, heurté par l'image peu reluisante qu'il entend donner de leur famille.
K.O.K écrit aussi bien sur le quotidien le plus banal (les courses et les interactions insignifiantes avec les caissières, le nettoyage de sa salle de bain, la lessive au sous-sol de son immeuble, le fait de s'enfermer ou pas dans ses WC) que sur des écrivains et intellectuels comme Peter Handke ou Gombrowicz, ou encore sur des sujets tels que Mein Kampf (auquel il consacre quelque 400 pages) ou l'aliénation par le travail telle qu'elle est vécue au XXIe siècle. Tout cela se mélange dans sa narration, comme peuvent se mélanger et se succéder au cours d'une journée, suivant nos préoccupations, notre liste de courses, une démarche administrative, quelques vers d'un poète et une interaction de voisinage. L'auteur s'attache à décrire son existence par le menu, ayant pour ambition de réaliser une fresque somme toute gigantesque : celle de se raconter, dans tous les aspects de son histoire, sans aucun souci de se valoriser ou d'enjoliver les choses (bien au contraire).
Lisant, on voit défiler, comme sur un tapis roulant de supermarché : différentes manières de procéder à ses achats quotidiens, des considérations sur Shakespeare ou Proust, une invitation à (re)lire "L'idiot", des discussions triviales ou intellectuelles avec son meilleur ami, etc. etc. On peut se sentir parfois proche de lui, par exemple lorsqu'il parle de timidité, de sa gestion de l'argent ou de ses relations sociales (sa description du conformisme suédois régnant parmi les propriétaires zélés de jardins familiaux est hilarante).
Quand j'achète des vêtements pour les enfants, j'en prend toute une brassée, parce qu'ils en ont besoin. Et j'achète aussi un ou deux CD, parce que j'ai besoin de musique quand j'écris, et c'est de là que vient l'argent. Ou alors je m'offre de somptueuses chaussures qui coûtent plusieurs milliers de couronnes. Et soudain mon compte se trouve à sec, ou presque. Alors, je fouille toutes mes poches, tous les placards et toutes les étagères, je rassemble tout ce que j'y trouve, je porte des bouteilles à la consigne, j'achète du lait et des pâtes et je ne m'occupe pas de régler mes factures. Après une ou deux semaines, je reçois un rappel, et si j'ai suffisamment d'argent je paie, sinon j'attends l'étape suivante. Il n'y a pas longtemps, on a sonné à la maison avec une mise en demeure, si ça s'appelle comme ça, que je devais signer. L'étape suivant , c'est la demande de saisie. Mais entre-temps je suis renfloué et je peux payer. Je n'ai jamais pensé que le manque d'argent et les menaces de saisie étaient liés aux vêtements des enfants ou à mes CD, pour moi, ce sont deux mondes différents.
Knausgaard est-il un écrivain, un véritable écrivain ? Avec sa dégaine de loubard chic, sa complaisance à se prêter aux
lectures publiques, aux interviews et aux objectifs photographiques, cet auteur
est potentiellement un bon "produit" littéraire. L'exposition de sa vie privée, qui peut paraître excessive et exhibitionniste à certains, a sans doute contribué à son audience. Dans son pays d'origine ses livres ont eu un succès phénoménal (des records de ventes pour un si petit pays).
Il semblerait qu'à la sortie de chaque nouveau tome certaines entreprises accordaient à leurs
employés un ou deux jours de congé "spécial Min kamp" pour qu'ils puissent se ruer dans les librairies.
Il s'agit donc, comme souvent avec l'autofiction, de distinguer l'auteur du narrateur, de distinguer ce qui, chez lui, relève du marketing éditorial et ce qui tient à la littérature proprement dite. Y a-t-il quelque chose de consistant sous le phénomène de mode ? Faut-il considérer Min kamp comme une série de romans (définis comme tels par Denoël, son éditeur français) ou plutôt comme des récits autobiographiques ?
Formé en Lettres (littérature et histoire de l'art), Knausgaard est un grand lecteur et est en mesure d'analyser finement des textes littéraires classiques ou contemporains. Il est à même de décrire une scène de rue, ou une soirée passée entre amis à manger des crevettes aussi bien que de fournir une description psychologique minutieuse ou d'exposer l'originalité d'un grand écrivain. Son style est simple, pouvant paraître parfois bâclé (il raconte avoir dû s'imposer un marathon pour concilier écriture et vie de famille). Son entreprise est intéressante et peu banale, car il détaille le réel tel qu'il le vit sans recourir à une hiérarchie de genres. Elle est stimulante dans le sens où elle invite à observer ce qui ce passe autour de soi, dans le quotidien, exactement comme lui le fait.
J'avais,
comme on dit, le sommeil facile. Je pouvais dormir par terre sans
problème et, même entouré de cris d'enfants, cela ne faisait pas de
différence, quand je dormais, je dormais. J'avais pensé un jour que
c'était là le signe que je n'étais pas vraiment un écrivain. Les
écrivains sont insomniaques, ravagés, ils regardent fixement par la
fenêtre de la cuisine, à l'aube, tourmentés par leurs démons intérieures
qui ne leur laissent aucun repos.
A-t-on jamais vu un grand écrivain dormir comme un bébé? [p.1047] A la fin du bouquin, on en vient à s'interroger : est-il possible, vraiment, de tout décrire, de tout raconter, de composer une somme de la vie ? Celle-ci ne dépasse-t-elle pas toujours la somme des mots et des phrases ? Son existence n'a-t-elle pas un souffle plus ample que ces 5'000 pages à travers lesquelles il entendait la cerner ? En achevant la lecture, on éprouve l'impression que l'auteur a vu sa vie lui échapper comme un poisson vif entre ses mains (et c'est tant mieux : on lui souhaite qu'elle soit bien plus mystérieuse et vaste que ce qu'il décrit). Il n'empêche que l'expérience littéraire est originale. Elle peut devenir captivante jusqu'à en être addictive (ce qui explique en bonne part son succès). Une fois le livre refermé, on ressent un manque, on vit comme un post-partum. On cherche en vain autour de soi quelque chose de bien lourd à se mettre sous les yeux. On ne trouve pas.
Fin de combat / Mon combat / tome VI / prix Médicis Essai 2020
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