lundi 28 février 2022

Voir : l'autre monde

 

L'autre monde, me suis-je dit en sortant de la salle, l'autre monde serait, ou sera, un monde un peu plus juste, plus solidaire. Plus sensé. L'autre monde serait un monde où la créativité aurait toute sa place, pas forcément la Créativité avec un grand C, celle des Artistes avec un grand A, non, une créativité qui implique toutes les tâches et tous les niveaux de la vie, une créativité de chaque instant, qui irrigue de sens tout ce que l'on fait : depuis une activité professionnelle valorisée jusqu'aux travaux ménagers, en passant  par les rencontres, les engagements et tous les territoires à explorer. L'autre monde serait un monde d'attention douce et profonde à soi, et aussi d'attention à tout ce qui nous entoure, au vivant, à ce qui croît autour de soi. L'autre monde serait la recherche d'équilibre dans les échanges, un monde où le travail de tout un chacun serait partout et à toute échelle correctement reconnu et rémunéré. Oui, l'autre monde ne serait pas juste, équilibré et solidaire dans l'absolu. Il serait en revanche un peu plus juste, un peu plus équilibré, un peu plus solidaire dans les faits.
Le film de Stéphane Brizé est tellement bien construit qu'on ne voit pas le temps passer. Il décrit une nouvelle fois la folie de notre société capitaliste et consumériste et en décrypte les absurdités. Comme dans la "Loi du marché" ou "En guerre", il suit un personnage dans un moment crucial de son existence (ici : le directeur d'une entreprise française rachetée par un groupe américain, qui ne peut plus continuer à dégraisser en faveur d'actionnaires lointains dans un mécanisme dément qui semble ne jamais devoir s'arrêter). Le scénario est d'une grande sobriété. Pas  trop de mots, pas trop d'images, et surtout rien d'édulcoré. Les personnages captés de près, souvent de face quand ils sont amenés à la confrontation, de trois quart dos quand ils se retrouvent seuls pour assumer leurs vérités.
L'histoire commence au moment où le personnage principal, en instance de divorce, est impliqué dans une négociation avec sa femme et leurs avocats. On réalise - peut-être en même temps que lui - le prix qu'il a dû payer pour accéder à la "réussite" sociale et économique, pour avoir voulu grimper les échelons et surtout pour s'être efforcé d'y rester arrimé. On mesure l'étendue des dommages collatéraux, qui finissent par occuper toute la place.
Le film est marqué par la folie de deux discours : celui du fils, étudiant en commerce au seuil de l'âge adulte, qui craque psychiquement et doit être hospitalisé. Son discours de "perdant" reproduit les mots et les raisonnements de la société qui l'entoure. Tout a l'air cohérent et adapté... jusqu'au moment où il aboutit à de l'insensé (il se dit guéri et prêt à sortir parce que Mark Zuckerberg en personne est très intéressé par une postulation qu'il a faite à Facebook depuis le HP). Le deuxième discours est celui d'une "gagnante", à savoir la directrice générale pour la France de la multinationale (impeccablement incarnée par Marie Drucker). Elle tient le langage type des grands managers en campagne, qui pressent leurs équipes pour suivre sans discussion les lignes ordonnées par Wall Street. Son rôle est de faire en sorte que le système continue de fonctionner, comme une toupille qui s'emballe et de veiller à ce que rien, aucune entrave, ne vienne empêcher le tournoiement affolant imposé. Ce discours-là a aussi toutes les apparences de la cohérence, il est parfaitement rodé. Seulement, par le génie du scénario, il se révèle aussi délirant que celui du fils (mais, hélas, avec une toute autre portée).
Face à toutes les débâcles qu'il est en train de vivre, le protagoniste finit par choisir la seule voie réellement sensée, celle du retour sur soi et sur ses propres résolutions. 
Le résultat est une œuvre cinématographique de grande qualité. Un cinéma rigoureux qui prend le relais des informations telles qu'elles nous sont déversées par les médias et nous permet de faire un pas de côté. Un cinéma qui, en 90 minutes, donne à voir et à analyser notre réalité socio-économique avec davantage de lucidité.
Ajoutons que la musique de Camille Rocailleux, splendide et épurée, portée par une voix limpide, accompagne magnifiquement l'histoire. Elle vient nous parler sans mots et nous inspirer. Elle vient évoquer un autre monde, si bien qu'en sortant chacun se retrouve en mesure de l'imaginer, cet autre monde, pour notre héros, mais aussi pour soi, pour les autres, pour notre Monde.

dimanche 27 février 2022

Vivre : la force de la gravité

 
Madone avec enfants entourée de saints (détail) / Palma il Vecchio / Accademia / Venise

Elle a dit : il me semble que je vais tomber. Je n'ai plus la force de continuer. Face à toute chose, je me demande : à quoi bon ? Ses propos, reflets de l'air du temps, semblaient flotter dans le parc environnant. Tant de gens qui vivotent. Tant de visages qui tremblotent. Tant de choses qui avancent cahin-caha, qui sont reportées, ou alors annulées. Tant de choses indéterminées.

Il a dit : Je suis là. Il lui a pris la main. Ils sont restés immobiles sur leur banc, à écouter les rires des enfants, à voir voler les pigeons. Parmi tant de résiliations, de prolongations et d'imprécisions, ils vivaient ensemble intensément leur moment de grand découragement.

 

samedi 26 février 2022

Vivre : se mettre en route

 

et dire qu'avant les fracas et les tracas

avant les grisaillements, les obscurcissements,
 
 
le ciel n'est qu'une invite au ralentissement...

jeudi 24 février 2022

Vivre : tant à faire

 
Pendule de table (détail) / Luigi Mafredini / Coll. Querini-Stampalia / Venise

Tant à faire, à observer, à contempler, à décrire, à déchiffrer. Tant à donner, à restituer, à découvrir, à intégrer. Tant à conquérir, à accueillir, tant à chanter, à enchanter. Tant à apprendre, à décortiquer, à trier, à analyser. 
Et tant d'appels auxquels répondre, tant de beautés à invoquer, tant d'images à capter. Tant de plats à mitonner, et d'oiseaux à nourrir, de connaissances à absorber (Toutes ces lacunes à combler, ces trajets à accomplir, ces territoires à explorer)
Trop, décidément, beaucoup trop pour se préoccuper de vacuités.

mercredi 23 février 2022

Vivre : toute honte rendue

 
Compianto sul Cristo morto (dett.) / Giovanni Bellini / Accademia / Venezia
 
A qui donc appartient la honte ?
La honte. Cette émotion (si tant est qu'on puisse l'appeler émotion, et non pas plutôt sentiment, ou ressenti) utile quand elle fait prendre conscience que nous avons outrepassé le cadre de nos valeurs, les ayant en quelque sorte malmenées ou négligées, mais aussi inutile au point d'en être néfaste, quand elle incite à prendre sur soi des responsabilités et des fautes qui ne nous appartiennent pas. La honte de son milieu, de ses origines, la honte comme produit des avanies et des torts subis. 
La honte, donc. Cette émotion (ou sentiment ou ressenti) , à manier avec précaution, à rejeter sans hésitation, à renvoyer à qui de droit sitôt qu'on ne la reconnaît pas comme venue de  soi. 
Quant aux moralisateurs, à ceux qui s'arrogent le droit de faire honte, qu'ils emportent vite fait leurs leçons lesquelles ne nous reviennent en aucune façon.

mardi 22 février 2022

Vivre : tendre la main

 
Complainte sur le Christ mort (détail) / Giovanni Bellini / Accademia / Venise
 
Parce qu'heureusement, certains, en certains moments cruciaux, ont su aller au-delà des apparences,
il est si important de savoir regarder ce qui ne se voit pas, de savoir écouter ce qui ne s'entend pas.
 

lundi 21 février 2022

Vivre : la bonne optique

 

 
Oublier les autres, oublier les pensums, oublier les regards.
On ne fait rien vraiment bien par devoir, on s'efforce de faire et on fait au mieux.
C'est l'élan intérieur qui porte à réussir, parce qu'il connecte au désir.


dimanche 20 février 2022

Vivre : dans les jeux éphémères de l'eau et de la lumière

 

Le philosophe, comme le poète, a toujours raison : le regard ne se baigne jamais deux fois dans la même lagune.
 

samedi 19 février 2022

Vivre : noir ou blanc

 
Palazzo ducale / San Marco / Venezia
 

La femme émettait ses jugements à l'emporte-pièce, déversant autour d'elle un curieux parfum de dignité frustrée et d'animosité sucrée, distribuant ça et là remontrances et bons points. A l'entendre, le monde se divisait en deux catégories : elle et son cercle d'amis, et puis les autres, tous les autres, ceux qui n'avaient rien compris. Bref, le club et ceux qui n'étaient pas admis. Devant tant de clivages, on aurait presque eu envie de sourire. On s'est contentés de partir. Derrière ce rideau de fer, on pouvait imaginer le besoin de se rassurer, de se concevoir toujours et encore du bon côté, on pouvait deviner les fissures et les blessures et tout ce qui porte à se blinder. Mais... une ultime grandiloquente appréciation a eu raison de ce qu'il nous restait de bonnes intentions.

vendredi 18 février 2022

Vivre : l'art de la pause

 
Santa Maria Gloriosa dei Frari / Pietro Lombardo / Monument à Jacopo Marcello

A mon retour, tandis qu'un excès de traversées me faisaient encore tanguer et que mes mollets soumis à l'épreuve d'une infinité de ponts rappelaient douloureusement leur présence, j'ai retrouvé avec plaisir L'embellie, Bruno Patino, président d'Arte, livrait son "kit pour affronter le monde". 
Selon les invités de l'émission, l'empathie est plus ou moins au rendez-vous, mais quand Eva Bester a cité son interlocuteur disant que parmi les nombreuses choses qu'il changerait dans le monde, il y aurait "l'omniprésence de la musique et l'absence de silence". Ajoutant "Globalement si l'on pouvait baisser le son et réduire le stroboscope en général, ce serait bien", j'ai rapproché le haut-parleur.
Ces mots me sont  allés droit à l'oreille, d'autant plus qu'ils étaient prononcés non seulement par un mélomane averti, mais surtout par quelqu'un qui s'est occupé durant toute sa vie professionnelle de médias variés où l'expression verbale et sonore tenaient un rôle de premier plan. Bruno Patino a publié il y a quelques années "La civilisation du poisson rouge", où il parlait de notre capacité d'attention tendant à se réduire comme peau de chagrin, et vient de sortir dans son sillage "Tempête dans le bocal" pour inviter à repenser notre relation à la datature mise en place, en évitant  de se laisser gangréner par elle.
 
Petit florilège de ses phrases interpellantes :

En radio, comme dans la conversation, l'art du silence est extrêmement important. 
La musique, moi je l'aime beaucoup trop, pour la désirer omniprésente.
La ressource la plus rare aujourd'hui, c'est le temps. Comment un média peut-il donner du temps ? C'est tout à fait possible selon la manière dont vous déployez les récits, proposez les débats...
On est dans un société de la sollicitation permanente, le hameçonnage permanent. Tout concourt à ça et en même temps on ressent tous une fatigue intense face cette sursollicitation personnelle et collective. On peut tout à fait faire un pas de côté par rapport à ça.
Le silence, ce n'est pas du vide. Le silence, c'est une présence, qui laisse une très grande liberté à celui à qui il s'adresse. Bien amené, bien présenté, la densité du silence s'apparente à quelque chose d’extrêmement intime, voire secret.
 
J'ai repensé à cette notion de sollicitation permanente (pour ne pas dire : exponentiellement présente) que nous expérimentons tous, le plus souvent sans nous en rendre vraiment compte. Je me suis dit que les lieux où je me sens vivre sont ceux qui me permettent d'échapper à cette tyrannie de la distraction. Des lieux échappatoire, des lieux esquive, qui mènent à soi, où se met en place une observation lente, une beauté débusquée, et même parfois une douleur reconnue et assumée.

jeudi 17 février 2022

Vivre : sans mise au point

 
Portail / clocher de Saint-Marc / Venise

Cure de jouvence : les yeux libérés des écrans, livrés à la délectation de l'horizon,
relaxés, alertes et reconnaissants au point de restituer un regard d'enfant.



mercredi 16 février 2022

Voyager : vers quelles opportunités ?

 

Depuis quelque temps, quand on est amené à revoir des gens, on s'interroge à leur sujet. On se demande comment ils ont passé les deux dernières années et dans quel état d'esprit on va les retrouver. Il en va des villes comme des gens. Celle-ci, tournée depuis longtemps vers un tourisme effréné, n'a pas manqué d'être profondément impactée par la crise qui continue de dérouler ses effets.
 
Dans la presse locale, la fermeture d'un quart des magasins était annoncée et effectivement il était frappant de découvrir le long des calli d'innombrables vitrines vides, recouvertes de papier,  linceuls blancs sur lesquels l'intervention d'une artiste nommée Freak of nature avait tracé durant une nuit de longues bandes vertes verticales, symboles de bambous (pourquoi le bambou, se demandait-on ? une référence au bambou qui plie sans se rompre, plus fort que la résistance du chêne, comme l'affirme un proverbe japonais ?) Parmi les boutiques qui avaient mis la clef sous la porte, bien sûr beaucoup de commerces récents, de vendeurs de chinoiseries low-cost, mais également quelques magasins historiques, lesquels n'avaient pas tenu le coup face au choc de la récession. Triste constat : le vénérable Rivoaltus avait été remplacé sur le pont Rialto et la propriétaire, assistée par ses filles, gardait à présent juste en face un petit magasin exposant un peu de tout - sacs, pantoufles frioulanes, papeterie, tote bags imprimés - une diversification jugée sans doute plus apte à attirer une potentielle clientèle.
 
Derrière leurs comptoirs, les commerçants semblaient avoir perdu le sens de la conversation. Certains étaient comme hébétés et en leur posant de prudentes questions pour obtenir quelque nouvelles, on avait le sentiment de se trouver au chevet d'un convalescent se remettant tant bien que mal et plutôt douloureusement. Les yeux demeuraient baissés, les mots mesurés.

Face à ce phénomène de sidération et de dépression, on constatait deux mouvements divergents (similaires somme toute aux réactions qu'on peut trouver un peu partout dans le monde : l'attente éperdue que tout puisse reprendre comme avant, et sans doute encore plus, encore mieux, pour que l'on soit à même de récupérer le temps, les énergies et l'argent perdus. D'un autre côté, on sentait la présence d'un mouvement contraire, porté par ceux qui revendiquaient de repenser l'avenir, de revenir à un accueil touristique mesuré, à la réintégration de "véritables" habitants dans la ville (dont la population vieillissante est en chute libre : pour quelques enfants jouant sur les places en fin d'après-midi, un nombre considérable de retraités se retrouvant à papoter sur les bancs au soleil).
 
Oui, ces deux tendances pouvaient être symbolisées en deux images : de vieilles affiches appelant à une longue chaîne humaine, contre la "monoculture touristique" et pour une Venezia fu-turistica (jeu de mot pour évoquer une "Venise future qui fut touristique"). Et puis aussi, des commerçants et investisseurs impatients et avides de reprise. Comme ailleurs, gérer les contradictions entre développement et conservation semblait relever d'un défi majeur et, qui sait ? désespéré. Dans la Sérénissime, cela se manifestait de manière particulièrement aiguë. Désolante.

Seule la ville, ses canaux désertés par les taxis et navettes en tous genres, sillonnés uniquement par les transports publics entre lesquels se faufilaient de rares gondoles, seule la ville se montrait tranquille et apaisée. Confiante, aurait-on dit. Elle exhibait ses bâtiments superbes, elle scintillait, comme si elle avait enfin été rendue à elle-même. De ça de là, on entendait des mots prononcés en vénitien. Des natifs ou des intégrés récupéraient aussi bien que possible leur cité. Ils tentaient de faire face à l'avenir et de rafistoler un lien social passablement mis à mal.

mardi 15 février 2022

Vivre : visions des choses

 

Le repas chez Levi (détail) / Le Véronèse / Accademia / Venise

Sur les rives qui font face à la Douane de mer, c'est une petite Husky qui a attiré mon attention. Elle se refusait à avancer, se retournait sans cesse, remuait la queue pour manifester sa tendresse à l'énorme berger qui progressait lentement derrière elle. Il boitait. Il peinait. On voyait une longue trace rouge le long de sa cuisse droite. S'était-il blessé ? Avait-il pu être soigné ? Son maître se tenait courbé, paraissait découragé. Un mendiant ? Un homme sans foyer ?

Plus tard, sous nos fenêtres, le même couple chien-humain a traversé le campo dans la nuit qui tombait.
 
(il faut que je cesse de me tourmenter pour ce genre de chose, mais je ne parviens pas à me dire que ce n'est qu'un chien, qu'un oiseau, qu'un être inconnu. Le vivant est un et n'est jamais qu'un)
 
Le lendemain, n'y tenant plus, je me suis adressée à l'homme pour prendre des nouvelles. Il a levé un regard humide vers les rayons d'un ciel trop bleu. Braco avait douze ans. Il souffrait d'un cancer de la peau. On lui administrait de quoi soulager ses souffrances. Quand j'ai prononcé son nom, le bel animal a montré ses yeux. On y voyait la peine qu'il avait à devoir bientôt abandonner son maître. Alors il s'efforçait de le promener, encore un peu. Encore quelques balades. Juste le temps que son compagnon puisse se faire à l'idée...

lundi 14 février 2022

Vivre : retrouver son chemin

 

Nous avancions fantômes parmi les fantômes, nos pas hésitants de flûtes trop enchantées,
nous échangions par onomatopées, disséminions derrière nous toutes formes de pensées,
poursuivis par des lions et poursuivant leurs ombres, nous regagnions à tâtons notre chambre.

dimanche 13 février 2022

Vivre : une palette que la lagune aurait offerte

 

Depuis toujours, l'île (ou plutôt le conglomérat de quatre petites îles) n'avait symbolisé pour moi que petits napperons en dentelle et biscuits aux formes sinueuses dévorés en quantités déraisonnables dans le train du retour. Je n'avais jamais trop eu le goût de suivre dans ses ruelles une marée de touristes encore plus bigarrée que ses maisons et je me hâtais de fuir par le premier vaporetto vers la quiétude de Torcello. Mais ce matin-là, dans la lumière amicale de février, à l'heure des éboueurs joyeux, des ménagères disertes et des chats insolents, l'expression mettre de la couleur dans sa vie m'est apparue dans toute sa limpidité et dans toute son évidence. Loin des grisailles et des batailles, Burano invitait à sortir ses pinceaux et à réinventer des enfances.



dimanche 6 février 2022

Voyager : suivre Corto

 
Hugo Pratt / Fable de  Venise / p.36
 
Ces derniers jours, le temps a oscillé entre bourrasques et éclaircies. Il a fallu aller en urgence renouveler le stock de graines après avoir vu les yeux quémandeurs des merles passer et repasser devant les vitrages. Puis, on a dû dans une même urgence sauver quelques lombrics qui commençaient de se dessécher au soleil sur les chemins où claquaient nos bottes enfiévrées. Un air doux et sucré nous remontait du Sud certaines après-midis, tandis qu'une bise féroce soufflait sans relâche dès le lendemain dans la nuit. 
Comment appeler cette saison qui n'a d'hivernal que le nom, qui ne fait que jouer au métronome et se rit de nos émotions autant que de nos ressentis ? Ce n'est plus l'hiver, non, et ce n'est pas le printemps (une primevère, pas plus qu'un brin de forsythia, ne peut faire le printemps). C'est la saison yoyo qui nous laisse alanguis et nous fouette les sangs dans un même mouvement, qui nous oblige à changer notre habillement et à nous vêtir en pelures d'oignons. Qui nous insuffle dans les veines des désirs de départs et ramène ces désirs vers d'autres recommencements.
Au bord de l'Adriatique, où soufflent toutes sortes de tendres réminiscences, les écarts sont moins grands. Au bord de l'Adriatique, on peut se croire à l'abri de tous ces excès et débordements. Dès lors, on ressent un besoin impérieux de prendre le large. Il est temps d'entrer dans une autre histoire dans un autre endroit. Et ce n'est pas Corto, qu'on croisera peut-être là-bas, qui nous contredira.

samedi 5 février 2022

Vivre : les perturbations atmosphériques

 

 


Une des choses délicates, en vivant ici, est toujours de décider : vivre ou  regarder ?


vendredi 4 février 2022

Vivre : voyages express

Ville de Berne / années 1920
 
Devant la place de la gare, les deux hommes se sont approchés, suivis par leurs immenses valises qui roulaient sur l'asphalte avec des bruits de locomotive. Ils nous ont demandé en anglais avec un fort accent slave : "Qu'y a-t-il à voir dans cette ville ?" Avant de préciser : " Nous avons trente minutes à disposition". Visiter Berne entre deux trains ? Bouger au lieu de rester attendre sur un quai  ? On a hésité à les envoyer devant le Palais fédéral et la Banque nationale en ce jour de marché. Ils seraient rentrés en disant que la Suisse est un minuscule pays où l'on stocke des choux et d'immenses quantités d'or sur une banale place carrée. On a failli les envoyer voir les ours, mais les ours, emblèmes de la cité, en cette saison sont encore au fond de leur tanière en train de roupiller. Alors, on leur a indiqué la rue qui menait tout droit à la vieille ville, ses fontaines colorées, ses horloges dorées, ses badauds évoluant au ralenti. 15 mn aller et 15 mn retour. Oui, ça pouvait se faire.
En les regardant prendre la direction indiquée, soigneusement évités par des passants craignant pour leurs mollets, j'ai pensé à la fameuse citation de Woody Allen : "J'ai suivi un cours de lecture rapide. J'ai lu Guerre et Paix en 20 minutes. Ça  parle de Russie."
 

jeudi 3 février 2022

Voir : nomades contemporains

 

 
Image tirée du film
 
Le film Nomadland est inspiré d'une longue enquête éponyme menée par la journaliste Jessica Bruder auprès d'Étasuniens d'âge mûr impactés par la crise financière de 2008 et qui se sont retrouvés à la rue après avoir perdu leur travail, leurs ressources et leur maison. Ils sont devenus des travailleurs précaires, des nomades modernes, vivant dans leur camping-car et se réunissant au sein de communautés solidaires au hasard des emplois provisoires qu'ils parviennent à dénicher. Le livre, sous-titré "Surviving America in the Twenty-First Century" (Survivre en Amérique au vingt et unième siècle), un condensé de 273 pages, a été publié pour la première fois aux Etats-Unis en septembre 2017. Il est le résultat de trois années d'investigation, 15'000 miles de conduite d'un océan à l'autre, et de la frontière mexicaine jusqu'au Canada.
La cinéaste Chloé Zhao, née en Chine, a choisi d'adapter au cinéma cette investigation fouillée. En plus du tournage, elle en a également assuré le montage, aboutissant à un long-métrage d'environ deux heures. Elle a travaillé sur ce projet avec le soutien de l'actrice Frances McDormand, qui tient le rôle principal, celui de Fern, une veuve sexagénaire migrant sur les routes après avoir laissé derrière elle tous ses points d'ancrage. Par ailleurs, pour cette œuvre qui tient beaucoup plus du documentaire que de la fiction, elle a essentiellement fait appel à des comédiens non professionnels amenés à jouer leur propre personnage.

Dans Nomadland, il y a les yeux clairs, délavés de Fern. Elle les pose sur ses compagnons de route, sur les paysages qu'elle est amenée à traverser, sur un chien, un bébé ou sur l'immensité des dépôts d'Amazon où elle décroche un job momentané. Elle conduit son van à travers les vastes contrées nord-américaines, observe, se montre présente aux autres, attentive à tout ce qui lui arrive.
Frances McDormand, n'assume pas un rôle où l'expression verbale est primordiale. Elle n'a pas de répliques notables. C'est davantage à travers les regards, les postures, les gestuelles, les manières d'occuper l'espace qu'elle donne corps à son personnage. Quand Fern parle, c'est pour demander un boulot à une conseillère pour l'emploi : " J'aime travailler. Je veux travailler. Je ne veux pas de retraite anticipée." Quand elle parle, c'est pour expliquer à un mécanicien que son van vaut beaucoup plus que les 5'000 dollars qu'il lui propose, son van, elle l'a aménagé et bichonné avec tout le soin possible, c'est son chez-soi, c'est sa vie, sa protection, sa bouée.

Dans Nomadland, alors qu'on pourrait s'attendre à des scènes misérabilistes, à des moments de violence et de déchéance, alors qu'on pourrait craindre constamment de voir le pire arriver, c'est tout le contraire qui apparaît : un déroulé d'images splendides, des moments d'intense humanité, des passages de grande dignité, des leçons de vie et de solidarité.

Dans Nomadland, il y a une ode à la nature monumentale et incontaminée, montagnes, plaines, rivières, une révérence aux grands espaces et à toutes les consolations qu'ils peuvent apporter. Il y a l'immensité du ciel, les étoiles, le soleil et ses merveilleux couchers.

Dans Nomadland, il y a aussi les seaux dans lesquels on est amené à se vider les entrailles. Il y a l'importance des ouvre-boîtes et des soupes Campbell qu'on se réchauffe en guise de dîner. Il y a la crasse dont on se sépare sous des douches qu'on peut enfin trouver. Il y a les coupes de cheveux qu'on se fait tant bien que mal dans les toilettes des stations service.

Dans Nomadland, il y a au début et à la fin les élans lyriques d'Oltremare, musique douce et sentimentale de Ludovico Einaudi, qui pourrait paraître un peu mièvre, eu égard au sujet, mais qui se présente comme le reflet du regard ébloui de Fern sur le monde qui l'entoure.

Dans Nomadland, et c'est sans doute la grande leçon du film, on est amené à réaliser que le déclassement et la perte de statut peuvent toucher tout un chacun, de manière impromptue, avant même qu'on puisse le réaliser et 
sans que l'on puisse s'en défendre. Personne n'est à l'abri d'une chute, d'un dérapage. Il suffit d'un événement, divorce, deuil, maladie. Fern, comme ses compagnons de voyage, a connu l'insertion sociale, la stabilité. Elle a eu un mari, un emploi, une maison. La perte successive du premier, puis du second, puis de la troisième l'ont amenée à sillonner les routes et à entreprendre une autre vie. Une vie qu'elle a fini par se choisir et assumer entièrement, car cette héroïne n'a rien d'une victime : elle est la véritable protagoniste de sa trajectoire.

 

mercredi 2 février 2022

Vivre : heureusement les arbres

 

La vie semble tous les jours vouloir déverser son lot de pièces, une multitude d'éléments à insérer dans l'immense puzzle qui constitue le monde tel qu'on se le représente et, tous les jours, il s'agit de tenter d'intégrer les pièces en question dans l'emplacement le plus adéquat, le plus apte à assurer une cohérence à l'ensemble dont elles sont censées faire partie, quitte à recommencer, à retravailler, à retenter dès le lendemain, quand un nouveau stock sera livré à nos efforts de lucidité.
Depuis deux ans, le Covid, gros pourvoyeur de pièces, n'a jamais cessé de répandre des données changeantes et mouvantes, contrariantes et contradictoires, oui le Covid a été la source de livraisons quotidiennes multiples et multipliées à l'infini, source de stress et de réorganisations incessantes, sur le plan sociétal, sur le plan économique, politique, médiatique. Impossible de négliger les actualités, d'en ignorer les contradictions et les implications. Impossible d'ignorer la misère du monde encore plus misérable, encore plus vulnérable sous le coup de tant de dérapages. Impossible de ne pas réfléchir davantage, de ne pas remettre en question davantage le sens de l'existence. Oui, le Covid nous a bousculés, secoués comme des pruniers qui n'auraient aspiré qu'à tranquillement donner.
Heureusement, il y a eu les arbres (et les oiseaux, et les ruisseaux), heureusement, il y a eu leurs branches délurées, leurs feuillages primesautiers, les sifflements de leurs ramages agités par le vent, l'apparition de nids au creux de leurs rameaux, leurs cimes infatigables attirées toujours plus haut, leurs écorces fragiles, leurs troncs impassibles, leurs rejets indisciplinés s'élançant, inventifs, à la conquête des espaces.
Heureusement, il a été donné de fréquenter dans la durée des éléments évoquant la stabilité (le changement dans la stabilité, la stabilité du changement), il a été donné de pouvoir ainsi s'arrimer à quelque chose de rassérénant.
Alors, rassérénés, on a pu continuer de placer jour après jour nos pièces de puzzle dans un ordre plus ou moins cohérent.



mardi 1 février 2022

Vivre : dans les brumes

 

d'où vient qu'ici, au milieu de tant d'opacité, les choses m'apparaissent dans toute leur clarté ?