mercredi 30 septembre 2020

Vivre : Still life / 92

 

Je ne sais résister à l'appel lancinant d'une pauvre plante oubliée au fond d'un rayon de supermarché, ou d'une fleur en train de dépérir parce que ses racines se dessèchent dans un pot en misérable plastique. Pourrait-on imaginer que ce persil vigoureux se languissait il y a à peine deux semaines sur l'étal d'un horticulteur, ses feuilles jaunies lançant des sos aux passants pressés ? Ni une ni deux, je l'ai embarqué et le voici qui revit, parmi les autres aromatiques. Que c'est bon, un persil en bonne santé, parsemé sur les premiers champignons de l'année!

mardi 29 septembre 2020

Vivre : antidote

 

Femme au miroir (détail) / Pablo Picasso / Coll. Planque, Annexe Musée Granet / Aix-en-Pce
 
Quand nos miroirs ne montrent qu'affliction et souffrance, l'amour se révèle le seul véritable antidote. Trouver quelque chose ou quelqu'un à aimer est la seule façon de se dépêtrer. Ne pas hésiter, en abuser, décliner : Aimer, je t'aime, j'aime, en guise de comprimés.

lundi 28 septembre 2020

Regarder / Ecouter : la solitude, qui n'existe pas

  

Saint-Christophe traversant les eaux II /d'après le triptyque Moreel de Hans Memling / F. Verdier / collection particulière
 
Récemment, Fabienne Verdier parlait de son activité créatrice au cours de cinq entretiens avec Jérôme Clément. A un certain moment, celui-ci lui énonce un choix de mots et elle doit dire ce qu'ils lui évoquent. A propos de solitude :

"J'en avais peur quand j'étais toute jeune et, plus j'avance, plus je pense que c'est la meilleure compagne pour créer. Et que, en fait, ça n'existe pas. Parce que plus on la creuse et plus on se connecte à quelque chose de très fondamental et il n'y a plus de solitude. Je l'ai éprouvée partout parce que je ne savais pas ce que c'était que cette présence au monde. Et maintenant je pense que je peux rayer le mot solitude.
Le silence, c'est pareil. J'étais tétanisée autrefois. J'avais peur des affaires du silence. Et plus j'avance, plus je me rends compte que c'est du silence que jaillit toute forme de créativité. C'est lui qui permet la réflexion, qui permet la concentration, c'est lui qui permet la haute créativité, qui permet le jaillissement, le surgissement, l'avènement.
Ce sont eux qui permettent de vivre, de se connecter à cette source vive que nous avons tous en nous, mais que nous avons perdue ou que nous ne savons pas que nous avons."
 
Il y a donc pour elle trois réalités connectées : la solitude, le silence et le surgissement. Elle parle aussi de toutes ces choses paradoxales, comme la confiance et le doute, qui vont de pair, car on peut douter et en même temps être confiant dans le fait  que les choses vont advenir. C'est le doute qui est constant, qui aide à avancer, qui aide à explorer.
Tenter de mieux comprendre un artiste, sa peinture et sa démarche, c'est s'approcher pour entendre ce qu'il a à nous montrer. C'est un peu comme l'apprivoiser, c'est ne jamais cesser de regarder et d'écouter. C'est, parfois, parvenir à capter.

dimanche 27 septembre 2020

Vivre : la traversée

 

Grand St Bernard_neige_

Nous sommes passés de l'automne à l'hiver et de l'hiver, ayant perdu nos repères, à une sorte d'éternité. Il y avait quelque chose de solennel dans les adieux répétés : les convois de vaches, les portes et volets clos, les camionnettes qui patinaient devant des maisons abruptement délaissées. Un gros renard fuyait, assurait ses arrières, tandis que nous traversions ce qui deviendrait le cœur du cœur de l'hiver. En voyant le lac fumer, nous nous sommes demandé : qu'étaient devenues les oies ? et les poissons qui l'autre jour encore se doraient dans la lumière ? Nous avons quitté la montagne, lassée, sillonnée, épuisée par toutes les randonnées, par tous les arrêts pipi, tous les souvenirs, tous les cris et nous avons pris une dernière photographie.





samedi 26 septembre 2020

Vivre : changer

 


Les matins se suivent et les jours, imperceptiblement, changent. Les glands émettent sous nos pas des gémissements lacérants. Les feuilles crissent et se lamentent. On voudrait retourner au temps béni de l'été, quand on arrivait ici pour surprendre le soleil avant son lever. On idéalise. On aurait presque envie de s'apitoyer sur ce qu'on ne trouve plus. On se dit que c'était si bien : la lumière franche, la fraîcheur si bienveillante, les brassées de fleurs des champs, la perspective de longues baignades. On ressent une perte profonde au fond de soi. Et une sorte de désarroi.
(On oublie que rien ne se perd, jamais, sans qu'autre chose ne vienne à émerger. On oublie combien l'été est une saison harassante, avec ses envolées torrides, ses sueurs désespérantes, ses fatigues répétées et ses sollicitations incessantes. On oublie que l'été, on rêvait de l'apaisant automne. Bref, on fait l'expérience de ses névroses dans toute leur infinie créativité.)

vendredi 25 septembre 2020

Regarder : tout peut arriver


Les Bourgeois de Calais / Auguste Rodin / Kunstmuseum / Basel

Parfois, ne pas être capable de faire la différence et être touchée par une représentation autant que par un être de chair et de sang. Tout le talent de l'artiste est là, dans ce trouble qui vous saisit et vous fait douter, entre création et réalité. Merci à toi, génial Auguste, car si un jour Pierre de Wissant se mettait à bouger, gémir, dire son calvaire, loin de m'en étonner, j'ouvrirais grand les bras pour le consoler.


jeudi 24 septembre 2020

Vivre : Still life / 91

 

 

C'est la mercière que je préfère (et dieu sait si j'aime les mercières). Entrer dans sa boutique deux ou trois fois par année est un passage obligé. Elle est minuscule et frêle. Elle semble avoir un caractère bien trempé. L'autre jour, effet de la pandémie ou de la météo perturbée, elle semblait mal lunée. Mais je l'ai attentivement écoutée quand, de sa voix de camionneur, elle m'a lancé : il faut savoir changer ses idées.
Je ne pouvais que l'approuver. Sans se laisser dé-ranger, déstabiliser, est-il possible de créer, d'inventer, de finalement trouver ? Je suis donc ressortie avec des petites roses en soie au lieu des pompons multicolores prévus (et m'en suis très bien trouvée...)

 

mercredi 23 septembre 2020

Lire : postures et calamités

 

 "C'est bien. Tu n'es pas seulement venu prendre notre malheur : tu as apporté le tien." p.316

J'écoute Erica, je comprends très bien ce qu'elle dit. Mon Ombre à moi est une jolie marine de Raoul Dufy et elle est aussi horrible que la sienne. Tout le monde doit en avoir une, seulement la plupart des gens, elle se tient un peu plus sagement derrière leur dos, alors que d'autres, comme Erica et moi, elle les menace de plus près : "La famille lamentable et magnifique des nerveux" disait Proust, et il disait aussi que nous sommes le sel de la terre, nous les nerveux, les mélancoliques, les bipolaires, nous qui passons nos vies à nous battre contre ces "chiens noirs" dont parlait un autre grand dépressif, Winston Churchill. p.298
 
Le dernier livre d'Emmanuel Carrère commence en relative douceur : le narrateur (à distinguer de l'auteur, car le "je" qui s'exprime et la personne qui écrit, ce n'est jamais tout à fait la même chose), le narrateur, donc, part début janvier 2015 suivre une retraite de méditation Vipassana dans le Morvan. En principe, tout va bien pour lui, tant sur le plan matériel que conjugal et professionnel. Il a connu au cours de sa vie des hauts et des bas, mais est en train de vivre depuis  près de dix ans une période de stabilité, voire de prospérité. Il s'engage dans cette expérience méditative essentiellement parce qu'il souhaite écrire un petit bouquin "souriant et subtil" sur le" yoga" compris au sens large (entendre par là : toute pratique physique et mentale destinée à approfondir la connaissance de ce que c'est qu'être humain). C'est une personne qui expérimente de longue date de telles disciplines. Sans tout savoir, sans être passé maître, il se retrouve en terrain connu. 
Or, les événements ne se passent pas de la manière prévue. La complexité du réel va le rattraper et se révéler à lui dans toute son étendue (dès les premières lignes, le narrateur évoque un séjour à l'hôpital de Sainte-Anne, le djihadisme, la crise des migrants). On s'engage dans la lecture avec intérêt, voire un certain amusement (futé, l'auteur prend soin d'entrer dans le récit de manière spirituelle, fournissant d'utiles explications, adoptant une distance ironique) mais on se doute bien que le livre ne va pas nous épargner. Et, en effet, les attentats de Charlie Hebdo viennent inopinément le rappeler au monde "réel"; une relation amoureuse prend abruptement fin; sa santé mentale dérape et il est diagnostiqué à 57 ans bipolaire de type 2 au cours d'une hospitalisation d'une éprouvante cruauté; un passage dans le camp de réfugiés de Léros le marque profondément; son éditeur et ami décède dans un accident; sans parler d'autres faits  et personnages annexes.

"Yoga", donc, se présente comme un livre dense, captivant et documenté. On y pénètre comme on entre dans une maison vaguement connue, on éprouve le désir de suivre le narrateur dans toutes ses expériences. La lecture du premier chapitre se révèle instructive. La suite déballe par paliers d'autres réalités, plus lourdes et nettement plus difficiles. 

Plongeant dans ce livre, chapitre après chapitre, j'ai appris un nombre considérable de choses et, surtout, j'ai été invitée à m'interroger sur des questions très variées. Régulièrement, je levais les yeux, regardais danser les feuillages dans la forêt et me demandais  : " Serais-je capable d'aimer quelqu'un qui ne m'aimerait pas?". "Qu'est-ce qu'une dépression (mot courant que tout le monde semble connaître, mais que chacun est amené à connaître différemment) ? En quoi une dépression est-elle différente d'une crise de vie, ou d'un burn out, ou d'un passage à vide ? Pour exister, faut-il qu'une dépression soit ainsi estampillée par un spécialiste de la santé ?" Et aussi : "Comment concilier nos besoins avec ceux de notre entourage, et avec ceux de tous nos frères humains ?" "Y a-t-il vraiment deux catégories de gens : ceux qui nagent en parallèle du rivage et ceux qui nagent vers le large?" Et ainsi de suite.

En cours de lecture, il arrive qu'on ouvre son lap top pour trouver un passage élargi de Montaigne, dont on a aimé une citation. Ou les six poèmes composés par la poétesse Catherine Pozzi. Ou de la documentation sur le critique du NY Times, Wyatt Mason, venu à Paris pour interroger l'auteur. On peut souhaiter effectuer une recherche sur la question migratoire vécue par la Grèce au cours de ces cinq dernières années. Ou encore découvrir dans une très ancienne vidéo un certain sourire de Marta Argerich.
 
Bref, c'est un livre qui invite à ouvrir son regard pour s'intéresser au monde qui nous entoure. En cela, il est très stimulant (et heureusement d'ailleurs, car sa lecture, avouons-le, est passablement éprouvante). La narration conduit à des réalités angoissantes, troublantes, attristantes. Angoissantes, troublantes, attristantes comme peuvent l'être la vie et ses aléas.
 
Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce bouquin, qui déroule constamment le thème du binaire : on y trouve la bipolarité, bien sûr; les concepts du yin et du yang; l'Ombre et la joie; une statuette de gémeaux qui va se briser; une femme ayant perdu la trace de sa jumelle et que personne n'appelle par son prénom entier, tantôt Fred pour les uns, tantôt Erica pour les autres; un jeu consistant à diviser l'humanité en deux catégories dans divers domaines; le proverbe cher à Rohmer "Qui a deux femmes perd son âme; qui a deux maisons perd la raison"; ....
 
J'ignore si Emmanuel Carrère est un grand écrivain et s'il aura, dans une ou deux décennies, marqué la littérature française contemporaine. J'ignore également s'il est un individu narcissique, imbuvable, prétentieux, exhibitionniste. Je ne sais pas non plus si Pierre Assouline a raison de prétendre à son sujet qu' "un homme qui a été aimé mais qui n’a jamais su aimer en retour ne peut écrire qu’un livre sans amour parce que sa vie en est dépourvue."** Du reste, peu importe. J'ai fait en sorte d'éviter les interviews promotionnelles. Je me méfie de ces livres qu'on se procure parce que leurs auteurs savent se vendre. Une fois "Yoga" achevé, E.C. m'est apparu comme un écrivain sincère et courageux, parce qu'écrire comme il le fait implique une prise de risques certaine et qu'il a des affirmations d'une franchise quasi désarmante :
 
Ce que je devrais faire, moi, c'est traquer les phrases qui commencent par "je". Difficile. Hors de portée ? Gros dossier. p.118
 
Il apparaît aussi comme fondamentalement bancal, car il manque à ses écrits la part belle du monde, à laquelle il ne fait que de rares allusions, comme si elle était trop fugace pour mériter davantage d'attention :

Il y a l'Ombre mais il y a aussi la joie pure, et peut-être qu'il ne peut y avoir de joie pure sans Ombre et peut-être que cela vaut la peine alors de vivre avec l'Ombre. Le cadeau d'Erica, c'est de me dire que la joie pure est aussi vraie que l'Ombre. p.337

Ce livre bénéficiera-t-il d'un large public ? Très probable. Sera-t-il primé ? Encensé par la critique ? En parlera-t-on beaucoup (trop) ? Très probable aussi. Là encore, peu importe. Un livre (roman ? récit ? texte autobiographique ?) doit ouvrir au monde, interpeler, stimuler l'intelligence. Et "Yoga", curieux mélange de réalisme cru et de sensibilité, d'impudeur et de réflexion, d'originalité et de parfaite banalité, "Yoga" y parvient avec une certaine puissance.

Il y a une douzaine d'années, j'avais lu, relu et offert "D'autres vies que la mienne". J'ai retrouvé ici une écriture de la même veine : totalement ancrée dans son époque, interrogeant celle-ci, invitant à des allers-retours entre l'intime et le social. E.C. a trouvé son créneau, qui marche fort bien : parler de la souffrance du monde, tout en parlant abondamment de la sienne. Bref, parvenir à réussir dans la vie en se posant au centre des choses cruelles de la vie. 
A présent, je ne crois pas j'aurais envie d'offrir "Yoga". C'est un livre dont il appartient à chacun de choisir s'il veut le lire. Ou pas.

** référence à un passage de "D'autres vies que la mienne", repris à la p.388


mardi 22 septembre 2020

Vivre : présents du passé

 
Madonna con bambino e santi (dett.) / Neroccio di Bartolomeo de' Santi / Pinacoteca / Siena

 
Ces derniers temps, chose plutôt rare et surprenante, un passé réjouissant est venu toquer à ma porte.
Il est des passés malsains (ou dépassés) dont il faut savoir se débarrasser (le plus élégamment et le plus rapidement possible). Et il est des passés doux, qui se bonifient avec le temps, des nectars, des crus classés, qu'il faut savoir accueillir et savourer.
J'ai considéré longuement ce cher passé, je l'ai longuement expérimenté. J'étais heureuse de savoir que, quoi qu'on dise, quoi qu'on imagine, rien (rien !) ne se perd jamais. Cela m'a rappelé une règle fondamentale que nous avait enseignée au collège un prof de géographie : souvenez-vous que sur la terre, rien ne se gagne et rien ne se perd.
Tout était donc là, tout m'était revenu. J'en étais é-perdue. Alors que je m'efforce de vivre entièrement dans le présent, et prétends haut et fort que seul compte l'instant vécu, je me suis retrouvée à vivre entre ici et là-bas. J'étais d'autant mieux ici, que je retrouvais intégralement mon bonheur de là-bas. Un peu distraite, un peu décalée, mais pas trop, juste pour savourer le plaisir d'un passé retrouvé, comme on retrouve sa maison natale, qu'on avait cru à jamais perdue, quand on a été exilé.
Pour finir, j'ai décidé de de le garder, mon joli passé, de lui consacrer un moment, chaque jour, pour le cultiver. Pour ne jamais l'oublier. Pourquoi oublier ce qui sert à nous élever ?

lundi 21 septembre 2020

Vivre : la satiété


Détail sainte / Ambrogio Lorenzetti / pinacothèque / Sienne


C'est si simple quand on y pense.
Il n'y a qu'à dire  : je vais y réfléchir.
 Et, tout bien senti, pesé, abandonner
dès lors qu'il n'y a nulle nécessité.

dimanche 20 septembre 2020

Vivre : oscillations


Quelque part, entre Volterra et San Gimignano

Cet équilibre sans cesse perdu,
sans cesse retrouvé,
entre nécessaire solidarité 
et nécessaire amour de soi,
ce tangage incessant, éprouvant,
qu'exige la vie en société.

samedi 19 septembre 2020

Vivre : fluidités


 
Madonna con bambino (dett.) / Maestro degli Albertini / Pincoteca / Siena

Rien de trop.
Pas un geste, pas un mot. 
Pas un désir, pas un ragot.
Le regard au juste niveau.
Le cœur le corps en accord.
Rien de trop.

vendredi 18 septembre 2020

Vivre : bénédiction



 
Le soleil se couchait.
(aucunement pressé,
s'attardait s'attardait)
La voiture roulait roulait.
Mon cœur éperdu murmurait :
Merci. Merci, la vie.

jeudi 17 septembre 2020

Voyager : suivant la Francigena



Sur le marché de Buonconvento, petite ville-étape de la voie francigène aux relents d'ennui compassé,  nous nous sommes retrouvés les seuls étrangers. Les étals présentaient toutes sortes de produits provenant de champs voisins, des montagnes de pêches aussi grosses que des ballons, de petites poires dodues et de tomates fraîchement cueillies, encore vertes mais ne demandant qu'à s'empourprer. J'ai fait patiemment la queue parmi une flopée de mammas que leurs masques n'empêchaient nullement de babiller et finalement obtenu le droit de me choisir un pécorino bien affiné, lequel serait accompagné de confiture d'oignons rouges et de compote courge/gingembre. Un petit producteur m'a cédé un kilo et demi de ce miel de châtaigner qui a la couleur de l'or et le goût du paradis (trop bon avec des figues et du yogourt à 200% de matière grasse). 
J'ai déniché un pot à lait pour un euro et une boîte en fer destinée à l'huile d'olive bio que Francesco allait me procurer. Juste à côté, deux grand-mères demandaient conseil à un vendeur pour leurs culottes taille XXL. Le mec, un gros macho tatoué, n'hésitait pas à écouter leurs exigences et déployait avec une délicatesse rare devant elles les derniers modèles reçus pour la rentrée. Un peu plus loin, une vieille dame discutait longuement avec la vendeuse à propos de chemises de jour : le modèle avec col en V était-il adapté ? ou bien lui fallait-il la version à col rond (légèrement plus échancrée) ? Elle hésitait, elle s’interrogeait et la vendeuse prenait tout son temps, ignorant la file qui s'était formée, lui proposait de lui apporter la semaine suivante d'autres arrivages qui devaient lui être livrés.
Ici, on était très loin des centres commerciaux, de ces grandes surfaces où les employés sollicités vous indiquent vaguement du menton la direction de ce que vous recherchez. Les vendeurs étaient là pour vous écouter, ils acquiesçaient quand vous exprimiez vos besoins, ils semblaient les prendre extrêmement au sérieux. Ils vous fixaient, avec attention, avec empathie, ils tenaient absolument à bien faire leur métier. Et leur métier consistait vous satisfaire, à vous fidéliser. Ils paraissaient semblables à des curés : alors que ceux-ci s'occupent des besoins des âmes, eux se montraient prêts à considérer avec la plus grande gravité vos besoins matériels et à les soulager.
Plus loin, attablés, des randonneurs (ou pèlerins, qui sait?) terminaient de grands verres d'eau. Leurs préoccupations étaient tout autres : ils ne cherchaient qu'à s'alléger. S'étant procuré d'indispensables informations, leur sac à leurs pieds, ils s'apprêtaient vaillamment à reprendre la route. Venus d'on ne sait où, sur cette voie qui part de Canterbury, ils se dirigeaient droit vers le Sud. Rome les attirait comme un aimant. Sur leur chemin, ils feraient l'expérience de très probables cloques et d'époustouflants décors. Ils s'arrêteraient plusieurs fois devant un paysage blond et cuivré. Ils se sentiraient alors envahis d'une joie pure et d'une implacable humilité, éprouveraient des ondées de reconnaissance face à toutes ces beautés, offertes en toute gratuité.



mercredi 16 septembre 2020

Vivre : le hamac


L'immense jardin (presque un parc) jouxtait la forêt de chênes et de châtaigniers où couraient en toute liberté les nobles cochons de race cinta senese. Une truie m'avait prise en amitié depuis que je lui apportais mes trognons de poire et elle passait régulièrement contrôler si une nouvelle douceur lui avait été livrée. Elle signalait sa présence par un doux grognement (peut-être Dad en langage porcin ?)
Au milieu du jardin, il y avait comme un monticule, et au centre de ce monticule, ombragé par divers feuillus, il y avait un vieil hamac dans lequel il faisait bon se lover. Après des matinées passées à visiter, à conduire, à s'informer, à photographier, j'aimais m'y couler et je dois avouer que j'avais une peine immense à m'en extraire quand le crépuscule rougissait la forêt. Je remarquais combien le hamac offre quelque chose d'utérin, de protecteur, d'enveloppant à qui consent à s'y abandonner.
La lumière scintillait à travers les feuillages. Je tentais un instant d'avancer dans mon roman japonais, mais très vite, je me sentais happée par la vision de mes ongles rose bonbon, par mes sandalettes d'écolière, je retournais en enfance, je partais à la rencontre d'anciens étés italiens. De la campagne émanaient  tour à tour des senteurs de fumier, de figuier et de romarin. L'origan qui tapissait le sol embaumait. Des alentours provenaient des sons vagues, difficiles à identifier, des cris, des chants, des roucoulements, des appels lointains. Bientôt, bercée par ce silence impressionnant, qui n'en était nullement un, mais dont la caractéristique était de ne comporter aucun vrombissement, aucun mot intelligible, aucune connexion à la réalité, bientôt, je m'endormais.
Je faisais d'étranges rêves, dans mon berceau improvisé, qui me ramenaient à mes premières années et à leurs découvertes. Un sage vieillard venait me tenir des propos en lettres d'or. Un autre m'indiquait un chemin et m'invitait à avancer encore plus loin. Un troisième m'emmenait à travers des collines jonchées de fleurs et de papillons.
A mon réveil, le temps avait passé comme par enchantement. Je découvrais mes chevilles pointillées de rose, aussi rose que le vernis de mes ongles : certains petits insectes devaient apprécier autant que moi ce lieu merveilleux, fabuleux, cette île au trésor, ce territoire au-delà du temps et des faits. Il me fallait toujours un moment pour émerger, pour pouvoir me diriger vers le monde réel. Et toujours avec un certain regret.



mardi 15 septembre 2020

Regarder / Vivre : maternages


Madonna con bambino e santi / Matteo di Giovanni / Pinacoteca / Siena

Alors que je quittais la petite pinacothèque où tant de Marie
présentaient, serraient, enveloppaient, cajolaient leur petit,
m'engageant dans une ruelle, aspirant à une absolue liberté,
en proie à un besoin intense de lumière, d'oxygène, d'espace,
subitement, très profondément, je compris tout le sens
de l'expression convenue "prendre soin de l'enfant en soi".

dimanche 6 septembre 2020

Voyager : les petites vacances


Photographie Walter Studer / Kornhausforum / Bern / 2018


Pendant quelques jours, Magari! délaisse les TGV, les files "7 articles maximum", les tableaux exponentiels, toutes les sonnettes d'alarme, pour prendre la clef des champs, histoire de passer des journées entières dans les arbres, à inventer des paysages et à regarder rire des petits cochons noirs et blancs, dont l'illustre lignée remonte au Moyen-Âge.


Vivre : la joie, le malheur

Détail fresques / scoletta del Santo / Padoue

J'ignore pourquoi j'ai repensé à cette personne, envieuse, peut-être, frustrée, sans doute, qui se rapprochait de votre bureau uniquement dans les moments où un problème était susceptible de vous être arrivé, où vous sembliez probablement en proie à une forme de perplexité ou de consternation. "Schadenfreude" est le terme allemand qui convient le mieux à ce genre d'état. C'est la langue allemande qui décrit le mieux ce quasi plaisir que l'on peut éprouver à être témoin des problèmes de quelqu'un.
C'est sans doute dû à de la naïveté - ou encore à une ignorance phénoménale de quelques aspects de la nature humaine - mais j'ai toujours eu tendance à croire en la réciprocité dans les relations. J'ai toujours cru qu'en respectant on était respecté, qu'en laissant les autres libres d'agir à leur guise, ils vous rendraient la pareille, qu'en n'ayant aucune malsaine curiosité, il en irait de même pour autrui et qu'on ne serait pas épié, critiqué.
Une mésaventure qu'une amie vient de me conter me confirme qu'effectivement que je m'étais fourvoyée. Je m'interroge encore sur l'origine de la sourde malignité : un manque d'estime de soi ? un manque de perspectives ? un manque d'amour reçu, donné ?
Quoi qu'il en soit, ma Mado, à ce stade, plus d'excessive candeur, plus de fausse indifférence : tenir les importuns à distance, se tourner seulement vers les marques de bienveillance.

samedi 5 septembre 2020

Vivre : dans les nuages



Ouvrir le cœur. Peindre l'arc-en-ciel. Séparer les nuages. Rouler les bras. Ramer sur une mer calme. Soulever le soleil. Regarder la lune. Mains nuages. Cueillir de l'eau. Pousser les vagues. Colombe déployant ses ailes. Tendre les poings. Voler comme un aigle. Le moulin à vent. La marionnette.

A l'unisson du paysage, tous les jours - parfois plusieurs fois par jour - ma vie se fait déliée, éthérée et aquatique.

vendredi 4 septembre 2020

Vivre : ma préférence à moi


Manifestation II / Entre ciel et terre / Fabienne Verdier / 2005 / Coll. Pinault

L'automne est une saison durant laquelle je vis comme à l'accoutumée, ce qui signifie que je rencontre, je peste, je planifie, j'invente, je me ravise, je recommence, je vais, je viens, je cherche, je range, puis je réarrange, je déprime, je me décourage, je me lance, je m'exclame, bref je m'adonne à toutes sortes d'activités (ou de non activités) de la vie courante. 
Rien de bien folichon parfois, quelques jolies surprises souvent. Que de l'ordinaire en somme... mais... ce qui fait de l'automne ma saison préférée, c'est que j'y sens souvent mon cœur sur le point d'exploser. A découvrir cette lumière stupéfiante, ces offrandes que la terre daigne nous accorder, ces paysages mouvants, ces matins qui hésitent toujours un peu avant de s'enflammer, ces hirondelles virevoltant autour de la maison, s'apprêtant à prendre congé comme de vieilles connaissances légèrement hallucinées, à entendre les enfants se chamailler sur le chemin de l'école, à deviner chaque jour dans la nuit qui s'évapore les pêcheurs penchés sur leurs filets, à glaner dans les champs et les prés des restes d'été, à lire langoureusement allongée sur la terrasse, absorbée autant par mon livre que par les lézards faussement immobilisés, à me sentir si imperméable aux petites comme aux grandes mesquineries, je me sens euphorique, éblouie, prise d'une enivrante envie de vivre et de me prosterner.

jeudi 3 septembre 2020

Vivre : intériorités


Portrait de Guillaume de Montmorency / Anonyme / MBA / Lyon

Il dit d'un air presque contrit : je suis un peu introverti. Dans un monde de clinquant, un monde de bruits et d'apparences, cultiver ses intérêts, garder précieusement ses secrets, se forger des jugements personnels, ne pas provoquer, ne pas suivre, ne pas s'égosiller, certes, ce n'est pas dans la mouvance. Dans les restaurants, les fêtes, les rassemblements, il est de bon ton de savoir imposer son opinion (le plus souvent issue d'emprunts). Les gens ont sans doute terriblement besoin d'entendre des certitudes clamées haut et fort pour se rassurer.
Il dit d'un air presque contrit : je suis un peu introverti. C'est dans l'air du temps : a-t-on déjà entendu quelqu'un dire en ayant l'air de s'excuser : je suis un peu extraverti ? Comment lui expliquer la valeur de ce qu'il est ? L'importance des gens comme lui ? Je me suis contentée de lui adresser ce lien, juste pour l'encourager : Susan Cain en train d'expliquer le pouvoir des introvertis.

...même en ce qui concerne des choses apparemment personnelles et viscérales, comme ce qui vous attire, vous allez commencer à singer les croyances des gens autour de vous. Sans même vous rendre compte de ce que vous faites. Et on sait bien que les gens suivent les opinions de la personne dominante la plus charismatique de la salle, même si la corrélation est nulle entre être celui qui parle le mieux et celui qui a les meilleures idées...

Thank you, Susan, tout est dit et bien dit.

mercredi 2 septembre 2020

Vivre : still life / 90





Il y a des journées ainsi, qui égrainent leurs cadeaux. D'abord, on a reçu des ciels, roses, des pluies de roses au matin, qui n'en finissaient pas de fleurir. Puis il y a eu le plant de verveine et les minuscules tomates provenant du jardin de nos vieux voisins. Ensuite, une autre personne a sonné, qu'on avait dépannée la veille quand son taxi l'avait oubliée (un Prosecco et des taralli, merci, merci, il ne fallait pas, c'est trop gentil). Et puis le potager nous a encore alloué de longues fleurs jaunes, accompagnées de ces mini-courgettes dont on se régale en beignets. Enfin, on l'a sorti de sa boîte (jeudi, on n'a pas su résister, on s'est offert le mobile quand on l'a vu dans la boutique du musée) et on l'a installé là-haut, surplombant la table de bien cinq mètres (quand même). Il sera présent. Il aidera les présents à l'être, eux aussi. A le regarder voltiger tournoyer, on sentira doucement la paix et le silence se propager.

mardi 1 septembre 2020

Vivre : vie rêvée



 A l'aube, la vie déroule des mètres et des mètres de merveilles, 
que d'aucuns négligeraient, que certains mépriseraient. 
D'autres encore en rêveraient, les intégrant dans leur sommeil.
Nous nous contentons de les embrasser, ces cadeaux tombés du ciel.