jeudi 31 mars 2022

Voyager : boucles

 

Retour dans la chambre rouge. Retrouver son atmosphère rassurante et cet accueil qui était le sien, cette brise qu'elle savait laisser entrer, et les larges divans où il faisait bon s'affaler au retour de flâneries qui, pour être ralenties, nous avaient tout de même laissés épuisés. La chambre rouge aux murs épais de pierre est de ces lieux qui protègent de tout et font tout oublier. Sauf le présent, auxquels ils tiennent fermement arrimés. 
Une pile déraisonnable de livres, dénichés à la Comédie humaine et à l'Horloge, une pile étonnamment vouée à la relecture dans laquelle on piochait, au hasard Balthazar, jusqu'au moment du dîner, nous faisant retrouver Rumiz et son premier confinement, Didier Eribon et ses propres retours, et ce Taniguchi qui nous manquait depuis si longtemps. Sans oublier l'ami Sigmund, ses petites inconsciences ordinaires, retours du refoulé, fragments, pertes ou accidents. 
De temps en temps, distraite par un soupir du chien, je levais les yeux de ma page et je me disais que la chambre rouge était comme ces gens dont on réalise combien ils nous ont manqué à peine les a-t-on retrouvés.


mercredi 30 mars 2022

Vivre : détente

 
Julie Pisarro au jardin (détail) / Camille Pisarro / Petit-Palais / Paris
 
Oser le silence, l'immobilité. Oser le rien.
Oser le bonheur d'être au monde, face au soleil
Oser la joie, la pure joie, la pure suspension. 
Oser se sentir bien. 

mardi 29 mars 2022

Voyager : à seize heures, place des Corps-Saints

 
La circoncision (détail sainte) / Giovanni Bellini / Musée du Petit-Palais / Avignon
 
 
Savoir écouter, pensais-je en la regardant, savoir faire place au silence et à tous ses présents. Donner du temps au temps et de l'attention aux passants. La femme savait tout cela. La femme, on avait envie de la prendre dans ses bras. D'emblée. Assise dans son fauteuil, elle accompagnait de gestes saccadés les sons qui trébuchaient dans son gosier. Son élocution maladroite, due à on ne sait quelle méchante attaque, ne l'avait nullement privée de sa curiosité envers tout ce qui l'entourait. Elle avait posé un regard empli de douceur sur le chien, s'est enquise de son nom, et surtout de son histoire. 
Cet après-midi-là elle dictait à l'homme qui l'accompagnait les vers que la vie lui inspirait. Il les recopiait méticuleusement dans un petit carnet. Elle avait des yeux terriblement brillants, qui se posaient sur les mille petits riens du quotidien. Je me disais en la regardant que j'aurais pu moi aussi passer toute l'après-midi à ses côtés, à reporter ses mots tandis que le soleil faisait danser les branches sur le sol pavé.

mercredi 23 mars 2022

Lire : le poids des mots, le poids des images

 

Andrea Serio est un illustrateur italien extrêmement doué (dont j'avais parlé ICI) et qui collabore régulièrement avec des maisons d'éditions françaises. En 2020, il avait illustré dans son pays le livre d'Erri de Luca intitulé "Le poids du papillon". Par le superbe blog L'Intervalle de Fabien Ribeiry, j'apprends que la version française de l'ouvrage vient d'être publiée par Gallimard / La petite littéraire / Futuropolis. Hourra! Quelle merveille! Je sens que plusieurs personnes de mon entourage vont être comblées très prochainement ! La vie est belle ! La vie est bleue!

Le site d'Andrea Serio : https://andreaserio.wordpress.com/  

Vivre : matinales

 

Inondés de trilles, réveillés aux aurores
lever les yeux vers le miracle de la lumière

mardi 22 mars 2022

Vivre : regard objectif

 
Eve Arnold  sur le tournage de Becket en 1963 / Robert Penn / Rencontres Arles 2019
 
Observer et percevoir la réalité
sans rien prendre pour soi. 
Prendre ce qui est pour ce qui est.
Point besoin de se sentir impliqué. 
Ne suffit-il pas de constater ?

lundi 21 mars 2022

Vivre : le calme, un soir

 
Intérieur avec Aline / Paul Gauguin / Museums Sheffield / Sheffield

Le calme : quelque chose qui se pose là où on ne l'attend pas,
qui voltige comme par hasard, une pelure d'agrume mandarine,
un papillon safran, un feuille de papier bulle soufflée par un enfant.

dimanche 20 mars 2022

Vivre : connexions

 

 
Sur la place, applaudir à s'en brûler les doigts, besoin d'applaudir jusqu'au sang, jusqu'à l'épuisement, pour leur faire entendre qu'ils ne sont pas seuls, pour leur transmettre à travers des connexions aléatoires, un mot sur deux c'est déjà ça, leur dire que nous sommes là, qu'ils ne sont pas abandonnés, qu'ils survivront dans leurs élans, dans leurs idées, dans leurs combats. Qu'ils survivront peut-être tout court, on ne sait pas.
Sur la place, il y avait beaucoup de gens. Ou étonnamment peu. Mais peu importe. Il y avait du jaune et il y avait du bleu. L'essentiel était d'être là. De scander que nous étions unis, de siffler une multinationale qui n'a de nid que le nom, de dire que le soleil que nous avions ici, on le leur envoyait en pensée là-bas. We are one
Deux présidents, l'un présent, l'autre très loin. Très loin, mais si près. Qu'on entendait par moments. Et puis qu'on n'entendait plus. Qui remerciait, qui dénonçait et qui invitait à faire plus. 
A deux pas, la foule du samedi déambulait, imperturbable. Le printemps était de retour : il était temps de penser à renouveler sa garde-robe, profiter enfin des terrasses. Un autre monde, aurait-on dit. Un autre monde. Le plus difficile, sans doute, était d'avoir à naviguer tour à tour dans l'un, puis dans l'autre, et de zigzaguer ainsi entre légèreté et gravité, entre douleur et émotion, le chien pensif sur les talons.

Vivre : anonymes

 
Sarcophage romain (détail) / Musée archéologique / Split
 
Parmi les choses les plus rassérénantes dans la foule qui déambule :
 
 une dame très distinguée enchantée d'entamer une conversation avec un gamin ou avec un chien
 une femme absorbée par son bouquin, attablée à une terrasse, sac aux pieds, qui attend son train
une élégante penchée sur divers seaux qui se compose lentement un bouquet de renoncules
une artiste en herbe assise sur un escabeau pliable en train de peindre une ruelle médiévale
un adolescent qui mange une sorte de kebab et s'asperge de sauce rose à chaque bouchée
un dandy qui roule à vélo en sifflotant et qui embrasse du bras droit une énorme orchidée
une fille qui se jette dans les bras d'une autre fille et l'enlace sans jamais pouvoir la lâcher 
une personne aux yeux bridés qui se choisit trois pralinés noirs dans une boutique très stylée
un homme qui danse sur le trottoir - chat blanc à l'épaule, chien noir aux mollets - puis s'assoit pour mendier
une étrangère demandant son chemin à quelqu'un qui ne connait pas la ville mais se montre très très désireux de l'aider
un touriste qui attend  midi immobile pour qu'enfin le personnage de l'horloge veuille bien se mettre à tourner
un gars qui déboule à toute berzingue sur son fauteuil électrique et salue mon chien comme un vieux copain
une caissière et une longue file de clients qui attendent patiemment que le petit garçon ait compté son argent.

samedi 19 mars 2022

Vivre : verticalités

 
 
Que d'arbres effondrés cet hiver sous les coups des tempêtes...
Les troncs élancés larmoient, crient encore et crissent de désespoir.
Admirer en secret la force de ceux qui par milliers ont su rester droits.

vendredi 18 mars 2022

Vivre : communication non-verbale

 
rien à voir : le Piémont au printemps
 
Les canards sont repartis et quelques vacanciers ont rouvert leurs volets. Nous dérangeons tous les matins quatre chevreuils pas vraiment effarouchés. La forêts nous offre à l'aube profusion d'ail des ours et de chansons. Le paysage reprend peu à peu des couleurs comme un grand malade en voie de guérison. La pluie est allée se faire voir ailleurs malgré les prévisions et à six heures tapant sur la terrasse le merle ou le rouge-gorge savent parfaitement nous signifier que leur jauge est vide et qu'il serait temps d'y remédier. Les levers sont glacials et les après-midis quasi caniculaires. Bref, le printemps et l'hiver se querellent dès l'aurore. Des bouleversements se préparent, remue-ménage et tintamarre. Il est grand temps de troquer boots noires contre All Stars.

jeudi 17 mars 2022

Lire : journal d'un libraire de campagne

 
 ... tout en papotant avec le propriétaire, je lui ai avoué  que j'avais du mal à trouver un travail qui me plaisait. Il m'a proposé de racheter son commerce, m'expliquant qu'il avait hâte de prendre sa retraite. Quand je lui ai dit que je n'avais pas un sou en poche, il m'a répliqué : "Vous n'avez pas besoin d'argent - à votre avis, les banques, ça sert à quoi ?" Moins d'un an plus tard, le 1er novembre 2001, un mois (jour pour jour après mon trente-et-unième anniversaire, je suis devenu propriétaire des lieux. Avant de prendre la relève, j'aurais peut-être mieux fait de lire "Quant j'étais libraire", un texte de George Orwell publié en 1936. Il sonne aussi juste aujourd'hui qu'au moment de sa parution, et avertit de manière salutaire quiconque d'aussi naïf que moi à l'époque que l'univers de la librairie d'occasion n'est pas tout à fait ce monde idyllique dans lequel on reste assis dans un fauteuil près d'un joli feu de cheminée...
 
Un livre qui n'a rien d'extraordinaire ni de par son style ni de par sa forme. Un livre qu'on aurait en temps normal laissé sur les étagères (une couverture accrocheuse, le thème archiconvenu du libraire improvisé, le compte-rendu des journées courant sur une année - 2014 - contenant la date, le nombre de commandes reçues et de livres trouvés, la recette du jour et le nombre de clients, avec entre deux quelques anecdotes savoureuses). Pas vraiment de quoi aller au-delà de la vingtième page.
 
Seulement, par les temps qui courent, ce journal d'un bouquiniste au fin fond de l’Écosse possède un atout majeur : il est amusant et sensible. A la fois léger et finement observé, il fournit l'occasion d'apprendre pas mal de choses sur le commerce des livres usagés ainsi que sur la nature humaine à travers des descriptions courtes et bien enlevées des clients et des collaborateurs, sans compter les divers voisins et amis de passage. Précisons que Shaun Bythell a un réseau social et professionnel bien fourni et a participé, avec d'autres collègues, au développement du Wightown Book Festival qui rencontre un important succès en Grande-Bretagne et même au-delà.
 
Ce qui est particulièrement réjouissant, c'est l'humour avec lequel Shaun Bythell parvient à rendre les multiples difficultés de son métier et de sa vie quotidienne faite d’interactions incessantes avec ses semblables. Après ces dernières journées désolantes au vu de l'état du monde, rire aux éclats au moment du coucher apporte quelque chose de résolument salutaire et assure un sommeil réparateur. Quelques extraits :
 
Il y a eu pas mal de mouvement au niveau du personnel ces quinze dernières années, mais - jusqu'à récemment - j'avais toujours au moins un salarié à temps plein. Certains ont été formidables, d'autres absolument catastrophiques; presque tous sont restés des amis.[p.17]
 
Après le déjeuner, un client m'a demandé si nous avions Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. Ce n'était pas le cas. Peu après son départ, une femme est entrée  dans la librairie pour me vendre deux cartons de livres, dont l'un en contenait un exemplaire. C'est tellement plus gratifiant quand c'est l'inverse qui se produit.[p.66]
 
A 11 heures, une femme extraordinairement grosse m'a apporté six cartons de livres de cuisine qui parlaient presque tous de régime. Je lui en ai donné 70 £.[p.98]
 
Trois clients, en passant le seuil de la porte, se sont plaints de ne rien voir dans le magasin, parce qu'il faisait tellement beau dehors que leurs yeux ne parvenaient pas à s'habituer au changement de luminosité. J'entends assez souvent cette remarque - généralement prononcée sur un ton laissant supposer que je suis personnellement responsable du mouvement réflexe de l'iris chez mes clients.[p.118]
 
A 11 heures, le téléphone a sonné - c'était M. Deacon : "Veuillez m'excuser de la qualité de la ligne. Je suis en Patagonie. Pourriez-vous me commander En Patagonie  de Bruce Chatwin? Je serai de retour la semaine prochaine." [p.170]
 
Une phrase qui commence par "Je ne veux pas paraître grossier, mais..." active chez moi les mêmes sonnettes d'alarme que "Je ne veux pas paraître raciste, mais..." C'est très simple, pourtant : si vous ne voulez pas paraître grossier, ne soyez pas grossier. Si vous n'êtes pas racists, ne vous comportez pas en raciste. [p.293] 

Quant aux citations tirées du livre de Georges Orwell, elles sont particulièrement bien sélectionnées et commentées. Elles révèlent une facette peu connue de l'écrivain britannique dont on est amené à beaucoup parler dernièrement à propos de son célèbre "1984", un livre qui malheureusement, lui aussi "sonne aussi juste qu'au moment de sa parution".

 


mercredi 16 mars 2022

Vivre : Still life / 110

 
 
La saison de l'artichaut bat son plein. Le maraîcher qui les importe directement de Sicile en propose des caisses entières et son stand face à la cathédrale est pris d'assaut tous les samedis. Petits, moyens ou gros comme des ballons, roses, violets ou verts, délurés ou sophistiqués, on les imaginerait facilement en bouquets dans un salon, mais on les emporte avec des fèves, du fenouil, des aubergines et des endives. Ils sont trop bons en risottos, avec des pâtes au saumon, en omelette ou dispersés sur une pizza capricciosa. Les vendeurs qui servent sont pratiquement tous des amateurs, embauchés juste pour la matinée. Ils ne connaissent rien aux prix, les appliquent au petit bonheur la chance, rendent la monnaie de manière approximative et pour les conseils, c'est souvent entre clients qu'on se renseigne tandis qu'on attend. On se refile ainsi toutes sortes de trucs pour la cuisson et les accompagnements.
En y repensant bien, les meilleures recettes que j'ai testées, je les ai toujours reçues comme ça, en bavardant devant un étal. Une chose qui m'a toujours semblé superflue : s'énerver un samedi matin ensoleillé parce que quelqu'un risque de vous doubler. Les stressés distraits ne se doutent pas de ce qu'ils manquent sur un marché : il y a tant à voir et à apprendre quand on a trouvé un bon tempo pour la journée.
 

mardi 15 mars 2022

Habiter : innovation et tradition africaine

 
Lycée Schorge / Koudougou / Burkina Faso
 
Excellente nouvelle : le "Nobel" de l'architecture, le Pritzker prize, vient d'être attribué à Diébédo Francis Kéré, un architecte burkinabé formé et basé à Berlin.
Certains se sont empressés de relever que c'est le premier Africain, le premier Noir à obtenir cette distinction prestigieuse.
Ce qui est impressionnant, c'est la loyauté et la cohérence de son travail vis-à-vis de sa région  de son pays et de son continent d'origine. Il est le fils aîné d'un chef de village - Gando, à 200 km au Sud-Est de Ouagadougou -  et, chose inhabituelle, son père l'a autorisé à partir suivre sa scolarité dans la capitale dès l'âge de sept ans. Devenu charpentier, il a obtenu une bourse grâce à laquelle il a pu partir à Berlin où il s'est formé et a obtenu un diplôme universitaire en architecture et ingénierie. Parallèlement à ses études, il a fondé la Fondation Kéré pour financer la construction de l'école primaire de Gando (une réalisation qui lui a valu le fameux Prix Aga Khan en 2001). 
Il a beaucoup travaillé au développement de son village (sur le lien Wikipedia sont présentés les différents projets réalisés à Gando, liés à la vie scolaire et associative de la communauté). Liens pour mieux connaître son travail, ses principes et ses réalisations :

 

Vivre : un prêté pour un rendu

 The Horse Problem / Claudia Fontes / Argentina / Biennale VE /2017
 
Attention : on la prête, mais ce prêt, c'est au centuple qu'il est rendu.
 

lundi 14 mars 2022

Vivre : ébauches

 

 longs tracés dans le ciel rasséréné :
le jour fut propice à un beau projet

dimanche 13 mars 2022

Vivre : nous sommes là

 
Après avoir échangé avec M. ce matin
cette vision : une infinité de lumignons, 
les étincelles par centaines de milliers, 
de tous ceux qui veulent croire en l'humanité.

samedi 12 mars 2022

Vivre : ramages et caquettages

 
L'archiduchesse Marie-Christine d'Autriche (détail) / Marcello Bacciarelli / KHM / Vienne
 
Elle court, elle virevolte, elle s'agite. Elle tient à contacter tous ses innombrables amis. Elle a un avis sur tout événement et insiste absolument pour le disperser aux quatre vents. Prête à faire irruption dans chaque conversation, elle entend faire connaître au monde entier son irremplaçable opinion. Et...
... elle contacte effectivement un à un ses nombreux amis, elle dispense ses indispensables avis, elle répand partout ses opinions averties. Sauf que...
... une fois qu'on l'a quittée, abreuvés, on s'interroge avec perplexité et on ignore de quoi on a bien pu parler...

vendredi 11 mars 2022

Vivre : les injonctions fondamentales

 
Chapiteau / Palais des Doges / Place Saint-Marc / Venise
 
Depuis seize jours, les injonctions "restez à la maison" et "restez en santé" semblent résonner avec une autre portée. 
Rester chez soi. Rentrer en soi. Renouer avec soi. Veiller à ses limites, veiller à ne pas se laisser décentrer.
Plonger au plus profond de son intériorité. Trouver des ressources propices à l'équilibre dans le silence et le retrait.
 

jeudi 10 mars 2022

Vivre : inventaire matinal

 
 
Deux coucous. Trois écureuils. Quatre chevreuils. 
Un seul soleil. 
Cinq arbres de guingois. Six branches de forsythia.
Un seul chamois.
Sept coups quelque part. Huit étoiles retardataires. 
Un seul pivert.
Neuf chants sifflés. Dix doigts congelés.
Des trilles par milliers. Un seul souhait : 
la paix.

mercredi 9 mars 2022

Vivre : un café, s'il vous plait

 
Hans Kleberger / Albrecht Dürer / Kunsthistorisches Museum / Wien
 
 
Depuis que nous connaissons l'homme - c'est à dire depuis pas mal d'années, maintenant - je me pose la question de savoir d'où il vient. Il est grand, solide, massif même, et s'exprime en bon français avec un accent prononcé. Au bout d'un certain temps, disons : quelques printemps,  j'ai fini par me pencher vers R. sur la terrasse et je lui ai demandé : "Tu crois qu'il vient de quel pays ?" Perplexes, nous avons écarté la possibilité qu'il soit un Latin. Il n'en a pas la faconde, ni la gaieté, ni l'empressement. Et puis, il porte dans le regard une sorte de tristesse, qu'il promène souvent par-delà les rives et les courants, le faisant glisser jusqu'aux sommets des Alpes lointains. Il semble y avoir quelque chose de slave dans son maintien. 
Le plus simple, naturellement, serait de lui poser directement la question et probablement qu'il nous répondrait sans façon. Le mystère serait résolu. Mais, plus le temps passe et plus l'interroger paraît compliqué. Ne pourrait-il nous trouver terriblement intrusifs ? Ne verrait-il pas dans notre curiosité comme une manière de lui signifier, vous n'êtes pas d'ici, vous êtes un  étranger ?
Au fil des semaines, nous avons fini par prendre des paris. Je crois l'homme serbe. Dans tous les cas, je l'imagine venant de l'ex-Yougoslavie. R. quant à lui pencherait plutôt pour un pays tel que la Hongrie.
Ce matin, quand l'homme s'est approché, il paraissait perturbé. Il a pris la commande avec un air peiné, puis il a dit qu'il en avait marre, marre de ce métier et il s'est mis à râler contre ces gens qui, même le dimanche, sont pressés, pressés de consommer, pressés de régler. Il a ajouté : "S'ils devaient partir à la guerre, ils ne seraient pas tellement pressés".
La piste de l'Est se profilait. Mais ce n'était pas le moment de chercher à la confirmer. Le mec avait l'air trop stressé.
Un jour, peut-être, il parlera de lui, de son histoire. Un jour, peut-être, je lui glisserai innocemment : "vous, vous avez un petit accent, vous ne seriez pas... italien comme moi?" Mais... pas tout de suite, il y a des étapes à respecter, et puis il est vrai que nous, on n'est vraiment pas pressés...

 

mardi 8 mars 2022

Vivre : au pied de la lettre

 
Photographie début XXe siècle / zone rurale dalmate / Musée d'Ethnographie / Split

Quand on dit à quelqu'un : " Prends bien soin de toi", on ne dit pas n'importe quoi. Il s'agirait de défaire les expressions toutes faites quand on les prononce et qu'on les entend de manière distraite. Le soin que l'on a de soi implique de s'aimer, de se dorloter, spécialement dans les moments cruels ou difficiles. Se nourrir comme on nourrirait un enfant qu'on voudrait chouchouter, cultiver l'art de la tartine, s'octroyer quelques excentricités, tolérer toutes sortes de menus caprices, se badigeonner d'indulgence, élever son propre seuil de tolérance, se permettre de légères déviances. La tendresse que l'on sait se manifester peut alors irradier et, se prenant gentiment par la main, ce sont les autres, c'est le monde autour de soi qu'on rend plus serein et plus suave.

lundi 7 mars 2022

Lire : accueillir

 
Deux romans lus à quelques semaines de distance, qui pouvaient au prime abord sembler très différents : l'un venu du Nord, d'un pays de froidure et de tempêtes, l'autre arrivé des bords de la Méditerranée. L'un porteur de poésie lumineuse et de généreuse transmission, l'autre de perte lacérante et de difficile reconstruction. Il m'est apparu au fil de leur lecture que tout compte fait, ils n'étaient pas si éloignés l'un de l'autre. Ils tournaient chacun à leur manière autour du thème de la naissance et de la mort, de l'importance de bien accueillir les nouveaux-nés et aussi de savoir tisser un lien avec ceux qui s'en sont allés. Ils traçaient aussi le parcours de deux femmes quadragénaires pleines de vitalité, qui, par choix ou par contrainte, se retrouvent à vivre seules et s'arrangent pour mener leur existence de la manière la plus authentique possible. Dans les deux cas, on échappe à des fins banales qui les verraient tomber dans les bras d'un homme pour pouvoir amorcer une nouvelle étape de leur existence. Elles sont jeunes, elles ont la vie - et pas mal d'amours - devant elles, mais ni l'une ni l'autre n'attend d'être définie selon cette vision étriquée de son histoire.
 
***
Nous recherchions un appartement en fonction du quartier et du prix. Mais surtout du quartier. Nous voulions du silence la nuit et des commerces la journée. Mauro rêvait d'une terrasse et moi de lumière. Côté travail, nous rêvions chacun dans notre coin. Acheter un appartement avec lui eût été trop proche de la bague de fiançailles, du dossier de mariage, du chien auquel on survivra parce qu'on sait qu'il ne passera pas, au mieux, les douze ans. [p.125]

Dans Apprendre à parler avec les plantes, la protagoniste est néonatalogue à Barcelone. Son compagnon, un éditeur passionné d'horticulture, est décédé accidentellement à peine quelques heures après lui avoir annoncé qu'il allait la quitter (pour une femme plus jeune, plus blonde, plus désireuse sans doute de fonder une famille avec lui). Car Paula prend son métier très à cœur, entretenant de véritables dialogues avec ses minuscules protégés, mais elle se refuse à donner la vie. Profondément marquée par la perte de sa mère durant son enfance, entretenant avec son père un rapport solide et tendre, elle a choisi d'aider les nourrissons des autres à se faire une place dans le monde. C'est probablement à cause de ce refus personnel de maternité que son compagnon a fini par s'éloigner d'elle. Au début du livre, elle doit faire face à une double perte : celle de l'homme qui partageait sa vie depuis quinze ans et celle de la relation forte qu'elle croyait avoir avec lui. L'élaboration du deuil est d'autant plus difficile que, si la plupart des gens la considèrent comme une "veuve" et compatissent à son chagrin, rares sont ceux en qui elle a suffisamment confiance pour leur avouer qu'elle venait d'être larguée.
Ce livre a été un énorme succès en Catalogne, puis en Espagne. Il se lit aisément. Tellement aisément que durant les premiers chapitres on se demande s'il ne traite pas le thème de la convalescence intérieure de manière trop convenue, façon roman feel good. On craint l'amoncellement de lieux communs, une suite d'anecdotes bateau conduisant à un happy end sans surprise.
Mais, petit à petit, Marta Orriols dévoile son talent d'écrivaine : elle décrit les étapes du deuil par touches successives, évitant les scènes édulcorées, nous épargnant une héroïne installée dans un rôle de victime émouvante et sympathique. Elle ne ménage pas les descriptions où la rage, la colère et l'amertume débordent. Dans ce roman, les plus longues amitiés ne sont pas parfaites. Les aventures peuvent rester sans lendemain. Les meilleurs sentiments se révèlent atrocement irritants. On a l'intuition que cette lente traversée à travers l'ombre et le chagrin témoigne d'un vécu personnel de l'écrivaine (impression que la dédicace renforce).
 
***

Il allume, il éteint.
Il éteint, il allume.
- Mon frère et moi, on est tous les deux électriciens. Notre père aussi. Quant à notre sœur, elle est institutrice, mais elle prépare son brevet d'électricienne. par conséquent, nous sommes quatre électriciens dans ma famille.
- Et quatre sages-femmes dans la mienne.
- On pourrait dire que nous sommes dans la même branche, vous et moi, nous travaillons tous les deux dans la lumière.[p.93  ]
 
Dans La vérité sur la lumière, d'Auður Ava Ólafsdóttir, la narratrice s'appelle Dyja et œuvre comme sage-femme. On apprend que le terme "sage-femme" se dit "mère de lumière" en islandais et que tout le pays a une prédilection pour ce mot. Dyja appartient à une lignée de solides femmes qui se sont passé la mission d'accompagner les petits humains à voir le jour (il y a même eu dans leur histoire familiale un homme, qui, étant également forgeron, s'était façonné ses propres instruments, dont ses forceps). Une autre branche de sa famille travaille dans les pompes funèbres, chacun s'occupant ainsi tout naturellement des êtres à deux moments cruciaux de leur passage sur terre. Entre ces deux événements, la vie est faite d'aléas et de tourmentes. Aussi la sœur de Dyja officie-t-elle comme météorologue, censée annoncer toutes sortes d'intempéries à ses concitoyens.
Notre héroïne occupe l'appartement que lui a légué sa grand-tante Fifa, une sage-femme célibataire, haute en couleurs, écologiste avant l'heure, passionnée de travaux d'aiguille et d'écriture, qui s'exprimait souvent de manière elliptique tant dans ses propos que dans ses écrits. Sa petite-nièce passe en revue et s'attache à préserver son riche et - parfois - encombrant héritage. 
Comportant de nombreux et brefs chapitres, oscillant entre le présent vécu par Dyja et les souvenirs transmis par son aïeule hors-normes, le roman peut paraître décousu et désordonné jusqu'à frôler l'incohérence. On a par moments l'impression que l'autrice a tenté de faire tenir ensemble une multitude de post-it dispersés par un courant d'air.
Mais... si les romans venus d'Islande ont le vent en poupe (il n'y a qu'à considérer le nombre de traductions proposées en librairie) c'est sans doute parce qu'ils sont porteurs d'un style surprenant, une manière insolite de concevoir le monde, fortement reliée aux éléments naturels et en même temps ancrée dans la tradition. Ces récits forment un curieux mélange de poésie, d'humour et de bon sens qui sollicitent l'imaginaire et invitent à l'évasion.

 ***
 
On sait qu'on ne relira pas ces livres, alors on les apporte à la boîte devant la gare où de nombreuses mains se tendent pour trouver leur bonheur. En les déposant, on relève tout de même une distinction marquante entre eux : Apprendre à parler avec les plantes est un premier roman prometteur, qui donne envie de suivre le travail de son autrice, tandis que La vérité sur la lumière est le livre d'une écrivaine confirmée dont on peut se demander si son manuscrit, adressé par une débutante, aurait été accepté tel quel par un éditeur.

 
La vérité sur la lumière, Auður Ava Ólafsdóttir, éd. Zulma, 2021
Apprendre à parler avec les plantes, Marta Orriols, éd. Seuil, 2020

dimanche 6 mars 2022

Vivre : l'ombre et la lumière

 

entre espérance et déchirement :
oser regarder, écouter, s'informer
les yeux ouverts, se tenir prêt à aider.
hoffen und helfen, comme disent les Allemands

samedi 5 mars 2022

Vivre : Still life / 109

 
 
Trouvé dans le sous-bois les premières pousses d’ail des Ours qui pointaient au point du jour le bout de leur nez. Fragiles, tendres, offertes malgré la bise glaciale, fidèles à leur rendez-vous annuel, cadeau inespéré en ces jours avares de bonnes nouvelles, elles apportent une raison d'espérer. La soupe émeraude de midi aura la couleur précieuse d'une confiance retrouvée.

vendredi 4 mars 2022

Vivre : petites consolations

 
 la Paix et la Force d'âme (allégorie et effets du Bon et du mauvais Gouvernement) / Ambrogio Lorenzetti / Palazzo pubblico / Sienne
 

La douleur, les atrocités ont toujours existé, en continu, dans une ronde folle que rien n'a su arrêter. C'est la distance que l'on parvient à poser entre soi et la souffrance qui nous permet de la tolérer. Plus la détresse est ressentie comme proche, plus elle lacère. Seules peuvent alors nous soulager les consolations de nos menus gestes solidaires.
 
Et puis, il y a certains mots, et aussi certaines images, des images sages et indispensables qui nous ont été transmises à travers les âges. 
 
Entre 1338 et 1339, Ambrogio Lorenzetti a peint un grand cycle politique au premier étage du Palazzo pubblico de Sienne, commandité par le Conseil des Neuf en charge de gouverner la cité. Impossible de visiter cette ville toscane sans aller admirer cette œuvre monumentale dans tous les  sens du terme : une vaste salle décorée à fresque sur trois côtés, qui ne cesse de déployer son programme élégant et éclairé. 
 
 

Pour mieux la voir et la comprendre : un extrait du documentaire "Conjurer la peur", réalisé par Ivan Butel en 2017 pour France 5. Ce travail s'est inspiré de la recherche publiée par Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, paru en 2013. 
 
La barbarie a existé de tout temps. Et les tyrannies. Et les méfaits des mauvais gouvernements, division, avidité, famine, destructions et désespoir. Et de tout temps il y a eu des hommes, des artistes, des êtres sages pour opposer à ces méfaits d'inspirants messages.

 

jeudi 3 mars 2022

Vivre : où tourner son regard

 
Portrait de la soeur de l'artiste / Vilhelm Hammershoi / coll. Hirschsprung / Cophenhague
 
Plus que jamais, le monde a besoin de figures et de paroles sages.
Pas : mièvres. Pas : moralisatrices. Pas :convenues ou lénifiantes.
Non : sages, permettant de diriger et évitant de détourner son regard. 

mercredi 2 mars 2022

Vivre / Voyager : légitimité

 

J'aime tellement certaines places
(celle-ci en est un exemple)

que je ne peux y passer
sans me remémorer l'expression :
 
place de la République / Arles
 
 avoir lieu d'être

mardi 1 mars 2022

Vivre : donations

 
Nature morte aux fromages (détail) / Floris Cleasz  / Van Dijk / Rijksmuseum / Amsterdam

Le voisin a appelé : voulions-nous une caisse de pommes bio ? Son frère venait de décéder en laissant un énorme verger. 
Depuis, je mange les pommes du frère. Ça me fait un peu bizarre, de mordre dans une tarte aux pommes en deuil.