dimanche 30 juin 2019

Vivre : au petit matin


Toscane / du côté de Montalcino / 2015

Aux premiers chants du coq, sur notre chemin de rosée, l'air sent le fauve, le chevreuil, la fouine, le sanglier. Nous croisons trois renardeaux batifolant dans les herbes hautes et deux renards dégingandés, un orvet nerveux prenant le frais sur la chaussée (n'appréciant guère d'être dérangé), trois splendides escargots que les traitements dans les vignobles ont contraints à migrer, quelques geais et quelques pies, posant de surprenantes touches noires et bleues dans ce monde pastel, méditerranéen, irréel. 
Une voiture passe, pressée, et puis une autre (leurs conducteurs encore mal réveillés). Un chat noctambule titube en regagnant ses pénates. Notre passage dérange les vaches encore ensommeillées.
Dans l'arbre sucré, des milliers d'insectes sont déjà en train de s'activer. Longeant des maisons, nous entendons des réveils sonner. Sur le ciel pâle, presque laiteux, diaphane, la lune tarde à s'estomper. Elle voudrait jouer les prolongations, la lune, voir les enfants partir brûler leurs cahiers, elle voudrait rester, surprendre quelques tendres baisers. Nous saluons dignement l'attendrissante lune et rentrons en catimini savourer notre premier café (respectivement : première pâtée).

samedi 29 juin 2019

Vivre : ce qui n'existe pas


Antea (détail) / Parmigianino / Museo Capodimonte / Napoli

Quelles que soient ses morsures, la méchanceté n'existe pas.
La bêtise, en revanche... et la peur... surtout la peur... 
Quels qu'en soient ses bienfaits, la gentillesse n'existe pas.
Le plaisir, en revanche... quand on se soucie d'un autre que soi...

vendredi 28 juin 2019

Lire : quand les serrures résistent


Porta delle Terese / 2014 / Roger de Montebello
La clef tourne enfin et la porte s'ouvre. A cet instant, je pense à la peinture de Roger de Montebello : "Et s'il n'y avait rien derrière la porte? Et si le passage était simplement dans la vibration même de la porte?"
La porte ne vibre pas. Elle grince, tout simplement, comme il sied à des pentures de fer qui n'ont pas fonctionné depuis deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.
Aussitôt, je perçois tout. La prison, l'odeur de confinement. Mon regard embrasse l'intérieur, comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d'emblée l'effet d'une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l'anéantissement, avec tous les attributs d'avant. Un choc. J'ai beau m'attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie dans les décombres. // Venise à double tour / p.320

J'ai terminé la lecture. Enfin. J'éprouve depuis l'enfance une grande tendresse, émerveillée et inquiète, pour la ville. J'éprouve aussi une sincère estime pour Jean-Paul Kaufmann. Le long des pages, j'ai retrouvé sa force - apparemment - tranquille, son obstination, son style et son érudition (il a appelé à la rescousse Lacan, Morand, Sartre, Casanova, Pratt). C'est ce qui m'a décidée à plonger dans le livre.
Pourtant, depuis le début, l'entreprise ne m'avait pas convaincue : vouloir ouvrir des églises fermées - pour diverses raisons - dans la cité marcienne ne relevait-il pas d'un excès de témérité, voire d'une certaine arrogance ? Pratt avait bien raison de lui dire, dans les années quatre-vingt : "Des lieux d'ombre et de silence. Ils doivent le rester"

Et cette guide française, surnommée Alma, qui lui dit d'emblée : "C'est le fantasme actuel, la "Venise insolite et cachée". Il faut à tout prix aujourd'hui voir ce que les autres ne voient pas. Sans doute le plaisir de la comparaison... Savoir qu'autrui ne puisse tirer agrément de ce que l'on a le privilège de connaître. Se dissocier de la multitude. Ou la vanité de se croire plus malin que les autres. Surtout, ne pas passer pour un touriste. J'ai sans arrêt des demandes pour des "adresses secrètes" de Venise. Mais les secrets doivent être respectés."

Mais JPK persévère, se donne trois mois avec prolongations, s'y prend par mille contacts et mille moyens, finit par se faire ouvrir un certain nombre de portes. Certaines lui resteront fermées malgré tous ses efforts. 

Pourquoi ai-je peiné à entrer dans la démarche ? Elle m'a semblé contenir de la violence, tenir de la violation, m'a presque fait l'effet d'un viol (Alma, du reste, avant de se mettre en quatre pour l'aider dans son projet (sa traque ?), utilise ce terme : "viol collectif" à propos des invasions que subit la ville). Pourquoi vouloir forcer à tout prix ce qui est secret et se veut hermétique ? Quel besoin d'aller ouvrir ce qui ne veut s'offrir ? Au nom de quelle valeur, de quel idéal, de quel noble projet ? Quels comptes l'auteur avait-il donc à régler ? Une ville est un être vivant. Tous les êtres ont droit à leur silence et à leurs replis. A quoi bon chercher à débusquer et débusquer encore des tréfonds jalousement murés ? Si les secrets de nos familles, qui peuvent nous étrangler, délivrent quand ils sont mis au jour, les secrets des autres se doivent d'être ménagés.

J'ai refermé le livre - emprunté, qui ne sera jamais acheté - avec un soupir satisfait. Venise, à coup de manoeuvres byzantines dont elle a le secret, à coups de silences séducteurs et rageants, continue à savoir se protéger. Et d'une certaine manière, le demi-échec de l'auteur m'a profondément réconfortée. Reste l'élégance de son écriture (il est un portraitiste littéraire très doué), reste le plaisir de parcourir la ville dans la lumière de l'automne en compagnie d'un homme de qualité.



jeudi 27 juin 2019

Regarder / Vivre : les femmes de Maliavine


Le rire / Filipp Andreievich Maliavine / Ca' Pesaro / Venise


Il est des tableaux comme des gens, qu'on n'oublie pas. On ne peut pas. C'était il y a vingt ans. Je trainais un sacré boulet avec moi, ce printemps-là. Je me suis retrouvée face à cette peinture débordante d'énergie et je me suis dit : Voilà, c'est ça, c'est exactement ça, la vie. Malgré les douleurs qui me transpercent, c'est pour ces couleurs intenses qu'elle vaut d'être vécue. J'avais omis naturellement de noter le titre et le nom du peintre, et puis je n'avais revu le tableau qu'une ou deux fois : Ca' Pesaro n'est pas un musée vénitien que j'aime fréquenter, va donc comprendre pourquoi...
L'autre jour, dans la touffeur et la somnolence de la sieste, écoutant Sandrine Bonnaire parler de ses remèdes, en toute fin d'émission, alors que j'allais sombrer dans le sommeil, je l'entends prononcer ces mots :
J'ai découvert cette série à Moscou. J'ai été totalement subjuguée par le mouvement, les couleurs. J'aime énormément ce peintre... Et puis, il a peint énormément de femmes. Ça a été un flash. La peinture, c'est difficile à décrire à la radio. Je décrirais ça comme quelque chose de très terrien, et en même temps il y a une envolée du mouvement, et puis c'est joyeux, c'est vivant. C'est très vivant.
Immédiatement, cet univers rouge si vital a surgi devant moi, exsudant le plaisir d'être en vie, débordant d'énergie (l’œuvre de belles dimensions occupe dans mon souvenir largement une paroi et toute reproduction se retrouve impuissante à lui rendre justice, à restituer l'intensité du face à face). Ma mémoire n'attendait qu'un indice pour se mettre en piste. Je me suis redressée. La sieste était terminée et Google me l'a confirmé : c'était bien de ma toile écarlate (et d'autres encore) que Sandrine Bonnaire parlait. Car Maliavine a réalisé toute une série de tableaux sous l'intitulé Floraison de femmes russes. Ce travail a été réalisé au cours d'un séjour en tant que novice sur le Mont-Athos en Macédoine, où il était parti peindre des icônes. 
Merveilleuse actrice et merveilleuse apothicaire, S.B. a su dire de belles choses durant cette heure douce passée en sa compagnie et, cadeau bonus, elle a su me ramener vers cette toile à la joie débridée.

mercredi 26 juin 2019

Vivre : le rappel


Parc des Tuileries / Paris / 2011

Par manque d'attention, par totale étourderie,
perdre de vue l'immense privilège
d'être en vie. 

mardi 25 juin 2019

Vivre : vision énergéthique


Antea (détail) / Parmigianino / Museo Capodimonte / Napoli


Faire les choses par sens du devoir...
Tournée et retournée dans tous les sens,
la question aboutit sans cesse à un non-sens.
Une morale figée avec ses impératifs insensés, 
parviendraient-ils à nous pourvoir en énergie ?
Pourquoi se forcer, loin du désir, loin des sens,
pourquoi ignorer la vitalité, pourquoi la gâcher,
pourquoi s'étioler, et finir par se retrouver... 
...en panne d'essence ?

lundi 24 juin 2019

Vivre : l'épreuve


A Myth of two Souls / Vasantha Yogananthan / Musée de l'Elysée / Lausanne / 2019

Comme une montagne, comme un col franchi, un jour, on plonge de là-haut son regard sur la plaine ouatée par le soleil. On se retourne vers le sommet. On se rend compte que l'aride traversée est derrière soi, qu'on n'avait pas voulu reconnaître, nommer, désigner. On expire, on met un pas devant l'autre et on poursuit sa route, allégée.


dimanche 23 juin 2019

Vivre : la sacra conversazione



Trittico dei Frari (détail) / Giovanni Bellini / Sta Maria Gloriosa dei Frari / Venise

Sans y exceller, sans rien forcer,
il est utile de savoir le pratiquer.
Seulement deux ou trois mots 
consolidant les rapports sociaux.
Que ferait-on sans le small talk ?
 

samedi 22 juin 2019

Ecouter / Lire / Voyager : quand il suffit d'exister



Abbondanza / Arsenale / Venezia

Dernièrement, au micro d'Eva Bester, Rachida Brakni a décliné plusieurs remèdes à la mélancolie avec lesquels je me suis sentie en affinité - les photographes Saul Leiter et Robert Capa, Nick Cave - et puis, elle a lu ce passage du Livre de l'Intranquillité (des pensées et aphorismes que Fernando Pessoa a rédigés entre 1913 et 1935 et ont été publiés en français pour la première fois entre 1988 et 1992 par Christian Bourgois) :
Voyager ? Pour voyager, il suffit d'exister. Je vais d'un jour à l'autre, comme d'une gare à l'autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages. 
Si j'imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant? Seule une extrême faiblesse de l'imagination peut justifier que l'on aie à se déplacer pour sentir. En fait, le bout du monde, comme son début lui-même, c'est notre conception du monde.
C'est en nous que les paysages trouvent un paysage. C'est pourquoi, si je les imagine, je les crée. Si je les crée, ils existent. S'ils existent, je les vois, tout comme je vois les autres.
A Madrid, à Berlin, en Perse, en Chine, à chacun des pôles, où serais-je sinon en moi-même, et enfermé dans mon type et mon genre propre de sensations ?
La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes.
Ce que nous voyons n'est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes.
Je fais si régulièrement l'expérience de ces longues journées quotidiennes, qui sont belles et me font voyager, depuis ma maison, ma forêt, ma chambre. Je ne pouvais naturellement qu'adhérer, qu'être déjà emballée, prête à m'embarquer et je me suis promis que dès la semaine prochaine ce livre intranquille serait pour quelques mois à mon chevet.

Le remède à la mélancolie / France Inter (une des émissions les plus stimulantes que je connaisse)

vendredi 21 juin 2019

Vivre : la jubilation


Le printemps / S. Sinding / Musée des Beaux-Arts / Lyon

Il peut venir vous surprendre, dans un fol élan,
vous viser en plein cœur, vous cribler de fleurs,
dans sa virevolte il vous soulèverait de terre, 
il vous ferait presque trébucher : le bonheur.

jeudi 20 juin 2019

Ecouter / Lire : sauvetages maternels


Jane Morris / John Parsons / La peinture anglaise / Fondation  l'Hermitage / Lausanne / 2019

Longtemps, je me suis interrogée à propos de la maternité. Longtemps, je me suis posé des questions sur ce que signifiait être aimé de sa mère. Longtemps, je me suis demandé si j'avais suffisamment aimé mon fils (lequel, dans sa grande bienveillance, ne m'a jamais donné de grain à moudre pour alimenter mes doutes). L'autre soir, l'écrivain Pierre Bergougnioux a eu un joli échange à ce sujet avec Laure Adler :
L.A. : Je voudrais qu'on termine sur votre mère, Pierre Bergougnioux. Vous avez publié il n'y a pas si longtemps un ouvrage qui s'intitule Cousus ensemble et, en deux chapitres, vous faites l'éloge de votre mère. Vous dites qu'elle parlait peu. Vous dites qu'elle était toujours là. Vous dites qu'elle ne vous a jamais flétri par les mots qu'elle a employés quand elle parlait. Vous dites qu'elle n'a jamais moqué vos petites lubies et vous dites qu'elle s'est toujours occupée de vous parce qu'elle ne vous a jamais désapprouvé et que donc vous pouviez persévérer. Ça veut dire quoi : persévérer ? dans l'existence ?

P.B. :  Vous avez dit le mot. Persévérer dans son être et non pas se détruire. J'avais effectivement le crâne farci de lubies. On me regardait comme quelque chose de curieux, dont peut-être il valait mieux débarrasser la surface de la planète et... jamais, à aucun moment, ma mère n'a cru devoir désavouer telle ou telle fantaisie qui me prenait... Deux ou trois exemples : je ramenais des insectes à la maison, plein de boîtes d'insectes, qui grouillaient, des cailloux, qui ne sentaient pas bon, et jamais ma mère n'a eu le moindre mot pour me désavouer.
Nos mères sont là pour nous sauver. Et j'ai bénéficié de cette faveur sans pareille. J'avais une mère qui m'a sauvé.
Des mots qui donnent à réfléchir. Il s'agirait donc, étant mère, de mettre au monde, puis, de permettre d'être au monde. Sauver, ce serait laisser l'autre persévérer dans son être pour lui permettre de véritablement être.

L'heure bleue / France Inter / 12 juin 2019

mercredi 19 juin 2019

Voyager : le nouveau monde


Veduta / Gabriele Bella / Fondazione Querini Stampalia / Venise

"Insolite", "secrète", "inédite".
Qu'il s'agisse de balades, de villes, de découvertes,
ces adjectifs ont un pouvoir d’attraction unique.
Les vacanciers se pressent, alléchés par cette quête
du spécial, du local, du typique, de l'authentique.
Ils sont partis pour explorer et ils se retrouvent  à "faire",
"faire" une région, "faire" un pays, élargir leur périmètre,
cocher une nouvelle case dans leur liste de touriste.
Eux qui espéraient être les privilégiés, les premiers,
tels des Colomb découvrant les rivages de l'Amérique,
se retrouvent rassemblés par centaines de milliers, 
banalisés, cheptelisés, tandis que d'autres les font faire,
font des affaires et s'en félicitent.