jeudi 30 avril 2020

Vivre : des chiffres et des êtres


Who controls our destiny ? / The four Questions Serie /Judy Chicago / Bordeaux / MAC / 2016


On écoute attentivement cet économiste savant. Il parle de milliards - des centaines - à rembourser. Et de marchés à rassurer. Et de reprise à assurer. Il y a encore peu, on s'écharpait en éprouvants débats pour cent fois moins et voici ce problématique endettement d'autrefois réduit à trois fois rien. Voici qu'il faut à présent - et plus que jamais - se montrer bon élève, judicieux consommateur et docile citoyen. Avancer masqué, raison garder, ne pas s'affoler (s'efforcer d'ignorer ceux qui restent sur les bas-côtés ?) On croit rêver devant cette valse des dettes et des zéros, cet horizon de flou et de chaos. On éteint la radio. 

mercredi 29 avril 2020

Vivre : pas à pas dans la forêt


Cloître de San Zeno / Vérone

Fendant la pénombre du sous-bois, un souffle passe.
Les branches trépident, les feuilles lime s'agitent.
On tend l'oreille, aux aguets, on se retient de respirer
laissant la présence - un animal ? un ange, qui sait ? -
imperceptiblement s'éloigner, emporter son secret...

mardi 28 avril 2020

Vivre : un être aimable


Charles le Téméraire / Rogier van der Weyden / KHM / Berlin

Il a tant de qualités. Il aurait tant de choses à donner. Mais il ne sait comment faire. Il cherche ce qui lui manque, mais ce qui lui manque, ce n'est pas ce qu'il réclame désespérément autour de lui, quémandant de l'attention, priant pour qu'on le reconnaisse. La seule chose qui lui manque, c'est la confiance. Il lui suffirait de croire - et c'est presque trop simple à dire - qu'il peut être aimé. Non pas qu'il est digne de. Non pas qu'il mérite. Non : seulement qu'il peut.

lundi 27 avril 2020

Vivre : singuliers pluriels


Le berger Corydon / Hippolyte Ferrat / musée Granet / Aix-en-Pce

L'envie : piètre compagne, mais bonne conseillère,
quand elle ne se transforme pas en atroce jalousie.

Une envie : à saisir au bond, à suivre sans façon,
symbole du sang qui dans nos veines porte la vie.

Des envies : des choix, des projets, des élans,
tout ce qui vibre en nous et danse et surprend.

dimanche 26 avril 2020

Vivre : contrastes




Deux ciels, deux lacs, ce soir.
Un silence blanc sur fond noir.
L'espoir est un oiseau éphémère
qui fend, s'exalte et se déploie.





samedi 25 avril 2020

Vivre : dénouements




L'esclave / Stephan Sinding / Glyptothek / Copenhague

Ces nœuds qui nous enserrent si fort parfois
qu'une seule phrase - amie - parvient à défaire
avec une belle dextérité, avec une telle rapidité.

Vivre : laisser tomber



Tennis Court / David Hockney / 1973


Comme au tennis, lors de chaque interaction, avoir le choix :
saisir la balle au bond ou bien l'estimer out et ... laisser choir.


vendredi 24 avril 2020

Vivre : still life / 86



Leur place : dans les jardins. Seule exception : une tige - quatre fleurs - en guise de décoration.
Comme pour les affinités, les échanges ou les possessions, l'excès ne mène qu'à la banalisation.




jeudi 23 avril 2020

Vivre : les heures enchantées


Jardin du Luxembourg, Paris II / Paul Peel / collection privée

Ces après-midis d'enfance, 
pleine présence,
 le jeu inventé, le temps oublié,
les appels ignorés.
Visage barbouillé penché
sur les vêtements tachés.


mercredi 22 avril 2020

Vivre : comptabilités





Il en est qui mesurent leurs balades en pas (dix mille par jour sembleraient une absolue nécessité).
Nous les mesurons à coups de museaux entraperçus, de plants de colza dispersés au hasard des champs labourés, de bruissements, de battements d'aile, de trilles et de notes, de camionnettes bleues (pour être tout à fait honnête : une seule), de tracteurs rageurs et de randonneurs en fuite (ici aussi : un unique spécimen de chaque espèce), de sons de cloches lointains, de chevreuils effarouchés, de hennissements et de braiments, de croquettes quémandées et de croquettes octroyées (beaucoup trop assurément), de troncs affaissés, de sachets abandonnés (hélas...), de sifflements, de papillons jaunes et de papillons bruns, d'envols majestueux et d'atterrissages hasardeux.
Au bout de la balade combien de fois nos pieds et nos pattes se sont-ils soulevés pour se poser avec détermination dans les touffes serties de boutons d'or et de pissenlits ? Impossible de le dire. 9'999 fois ? 10'0001 ? Perplexité intense : avons-nous accompli notre devoir quotidien ? Nous n'en savons rien, mais nous gardons dans la rétine l'intensité fluo des paysages traversés, des jaunes et des verts et des bleus, qu'un enfant joyeux aurait crayonnés.

mardi 21 avril 2020

Vivre : se résoudre aux adieux


Étude pour la Vierge de la Visitation / Matteo Rosselli / Le Louvre

à sentir les choses s'effilocher,
se donner le droit de suspendre…
pour finir par réaliser que reconduire
ne signifierait que maintenir
avec mille artifices en survie…

lundi 20 avril 2020

Vivre : anticipation


Portrait de Mme Georges Brölemann /Hippolyte Flandrin / MBA / Lyon

Retour progressif à la "normale". Que retiendrai-je de cette période virale ?
Tout bien considéré, malgré le deuil, l'effarement, les heures souterraines,
malgré tout cela - et peut-être même à cause de tout cela -
n'en garderai-je pas de la nostalgie ? Le fort sentiment d'avoir été en vie.
Le manque en désir recyclé, de belles ressources exploitées, la mort amadouée.
Des chapelets de solitude bénie. Et, dans les nuages, les pas si furtifs de l'ennui.

dimanche 19 avril 2020

Ecouter : savoir-vivre


Capture d'écran / 28 minutes / Arte / 17 avril 2020

A l'instant 27'02, très précisément, il y a le visage d'Anouk et les mots de Prévert. 
Une invitation à la politesse, d'une extrême délicatesse, d'une extrême fermeté,
une invitation pressante à être des personnes, remplies d'égards et d'humanité.
Faute de quoi, parole de Jacques ...
On est changé
En courge
En melon d'eau
Ou en pierre à briquet
Et on est bien avancé !


Vivre : soleil et nuages




Dès l'aube, pas question de craindre ni d'espérer : mettre un pas devant l'autre et avancer.

samedi 18 avril 2020

Vivre : vers l'avenir

Étude pour Trois femmes à la fontaine / Pablo Picasso / Coll. David et Ezra Nahmad

Le mystère... le mystère de la vie... toutes ces choses qu'on ne saurait s'expliquer, et encore moins se formuler...
Cette aptitude à s'émerveiller et en même temps cette aptitude à sangloter. Cette capacité d'expérimenter, quasiment dans le même élan, la souffrance déchirante et l'impulsion qui porte vers le recommencement. Cette rage à tirer impétueusement un trait sur tout ce qui déplait et cette disponibilité à s'emballer pour une nouveauté. Cette impulsion à tourner les talons et simultanément cette autorisation à tout affronter en levant le menton.
On peut se traîner comme si l'on était à bout de forces - et l'on est à bout de forces - comme si l'on agonisait et, l'instant d'après, s'extasier devant une musique, esquisser un pas, se mettre à voltiger. La révolte peut côtoyer la plus vive reconnaissance et les reproches peuvent souvent être tout proches de l'attendrissement.
C'est le mystère, le mystère de cette vie qui tire vers l'invisible, vers toutes ces choses qui existent et qu'on ne voit pas, et auxquelles justement on serait tenté de ne pas croire parce qu'on ne les voit pas. Mais au fond de soi, on sait bien qu'elles existent, ces choses impalpables qui tissent nos vies. Alors on écoute comme une musique, le tambourinement d'un cœur qui bat, et on s'interroge encore et encore sur le mystère du vivant qui va.

vendredi 17 avril 2020

Vivre : trop de trop

Beata Beatrix / Dante Gabriel Rossetti / Narional Galleries of Scotland / Edinbourg

Trop de gens.
Trop de bruit.
Trop de silence.
Trop de manque.
Réussir à transformer
ces excès en liberté.
 
 

jeudi 16 avril 2020

Vivre : les habitudes élémentaires


Nuestra Senora de Gracia y Sans Vicente (détail) / Francesc Comes /  Musée de Majorque / Palma de Mallorca


Comme il a fallu peu de temps pour désapprendre à tendre la main !
Combien de temps pour réapprendre ce simple geste quotidien ?

mercredi 15 avril 2020

Ecouter : regarder au loin, penser global



Fragments de la prédelle de Sainte-Ursule / Maître de Monte-Sion / Museo de Mallorca / Palma


La voix d'André Comte-Sponville hier sur France Inter. Enfin, une voix méta, un regard un peu distancé, pour appréhender notre réel.

Comment aimer la vie ? En se rappelant qu'on va tous mourir et que l'immense majorité d'entre nous ne va pas mourir du Coronavirus. Moi j'ai été très frappé par cette sorte d'affolement collectif qui a saisi les médias d'abord, et la population ensuite, comme si nous découvrions tout à coup que nous sommes mortels. Mais ce n'est pas vraiment un scoop, nous étions mortels avant le Coronavirus, nous le serons après. Rappelons-nous des mots de Montaigne dans les Essais : "Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant." Autrement dit, la mort fait partie de la vie. Et si nous pensions plus souvent que nous sommes mortels, nous aimerions davantage encore la vie. Une épidémie comme celle que nous vivons devrait nous aider à l'aimer davantage, parce que justement nous aurions le sentiment que la vie est fragile, brève, limitée dans le temps, et qu'elle en est d'autant plus précieuse.

Il faut quand même rappeler que le taux de mortalité, en gros c'est apparemment, 1 ou 2 % des personnes touchées par le Covid (sans doute moins quand on aura tous les nombres des gens contaminés, sans symptômes). Dernièrement, un journaliste me demandait : "Est-ce que c'est la fin du monde ?" Vous imaginez ? Un taux de létalité de 1 à 2 % et on parle de fin du monde. C'est quand même hallucinant. Rappelons que ce n'est pas la première pandémie que nous connaissons dans l'humanité.
Au quatorzième siècle, la peste a tué près de la moitié de la population européenne. Au début du 20e siècle, la grippe asiatique a fait un million cent mille morts dans les années cinquante et la grippe de Hong-Kong, dans les années soixante, un million de morts. On est loin des 120'000 dans le monde actuellement. Les 14'000 morts en France, c'est extrêmement triste. Toute mort est évidemment triste. Mais rappelons qu'il meurt 600'000 personnes par an en France. Rappelons que le cancer tue 150'000 personnes dans notre pays chaque année.  En quoi les 14'000 morts  du Covid sont-ils plus graves que le reste des morts qui surviennent ? Pourquoi devrais-je porter le deuil exclusivement des morts du Coronavirus, dont la moyenne d'âge est de 81 ans ? Rappelons quand même que 95 % des morts du Covid ont plus de 65 ans. Les jeunes n'osent pas le dire, par ne pas avoir l'air de se désintéresser des vieillards, mais moi qui suis vieux je peux le dire. 

Sincèrement je me fais beaucoup plus de souci pour l'avenir professionnel, économique, familial de mes enfants qui sont de jeunes adultes que pour ma santé de septuagénaire. Attention de ne pas faire de la médecine ou de la santé la valeur suprême. Et donc de la médecine la réponse à toutes les questions. Aujourd'hui, sur les écrans, on voit 20 médecins pour un économiste. Mais le père de famille que je suis s'inquiète beaucoup plus pour le chômage de ses enfants, leur profession, que pour ma santé de septuagénaire.
Ce n'est pas pour dire que le Covid, ce n'est pas grave. Une maladie qui tue autant de gens, c'est évidemment très grave. Mais enfin, c'est une crise sanitaire, ce n'est pas la fin du monde. Ça n'est pas une raison pour oublier toutes les autres dimensions de l'existence humaine.


Le pan-médicalisme, c'est une société qui demande tout à la médecine. La tendance est de faire de la santé une valeur suprême (et non plus la liberté, la justice qui sont, pour moi, des valeurs suprêmes). Donc on cherche à recevoir de la médecine la réponse à toutes les questions qui se posent. [...] On a raison de saluer le remarquable travail effectué par nos hôpitaux et leur personnel. Mais ça n'est pas une raison pour demander à la médecine de tenir lieu de morale, de politique, de spiritualité, de civilisation. Attention de ne pas faire de la santé l'essentiel.
Au moment du sida, un de mes amis disait : "Ne pas attraper le sida ce n'est pas un but suffisant dans l'existence." Il avait raison. Et bien je dirais aujourd'hui que ne pas attraper le Covid-19, ce n'est pas un but suffisant dans l'existence.[...]


Il y a ceux qui croient qu'après le Covid-19 tout ce sera différent... D'abord qu'est-ce que ça veut dire : " après le Covid-19 ?"  Qu'est-ce qui nous prouve que l'épidémie ne va pas revenir ? Arrêtons de rêver que tout va être différent. Comme si tout à coup allait naître une nouvelle humanité. Depuis 200'000 années, les humains sont partagés entre l'altruisme et l'égoïsme,  mais pourquoi voulez-vous qu'une épidémie change l'humanité ?
Croyez-vous qu'après une pandémie le problème du chômage ne se posera plus ? que l'argent va devenir tout d'un coup disponible indéfiniment ? 100 milliards d'euros, nous en avons besoin, ce seront plus de dettes. Pour sauver plus de gens, pour sauver plus de vies. Mais les vies qu'on sauve ce sont essentiellement des vies de gens qui ont plus que 65 ans. Les dettes, ce sont nos enfants qui vont les payer. Notre président ... il avait raison devant prendre des mesures sanitaires... disait : "la priorité, c'est de protéger les plus faibles, les plus vieux"
Ma priorité, ma priorité des priorités, ce sont les enfants, les enfants de nos enfants et je me demande ce que c'est que cette société qui est en train de faire de ses vieux la priorité des priorités.
Mais ce qui se passe dans nos écoles, dans nos banlieues, le chômage des jeunes, ce sont des problèmes à mon avis encore plus graves que le Coronavirus. Et le réchauffement climatique, la planète que nous allons laisser à nos enfants, tout cela fera beaucoup plus de morts que n'en fera cette épidémie.
Encore une fois, ce que je dis, ce n'est pas contre le confinement, nécessaire pour éviter des afflux dans les hôpitaux, et que je respecte pour ma part rigoureusement, mais c'est pour dire qu'il n'y a pas que cette épidémie.
Il n'y a pas que le Covid-19 dans la vie. Il y a dans le monde et dans la vie des choses beaucoup plus graves que le Covid-19. 


Ces mots d'André Comte-Sponville ont le mérite de déranger. Le rappel du principe de réalité est toujours voué à dé-ranger. L'écouter peut nous aider à considérer les choses de manière plus globale, à porter un regard systémique et non plus seulement affectif ou immédiat sur ce qui est en train de se passer. Applaudir le soir à l'unisson de ses voisins, avoir des gestes solidaires et coudre des masques sont des actes positifs, ayant un impact favorable sur notre quotidien. Mais, en parallèle, ils n'empêchent pas de penser plus vaste et plus loin.

Quand le philosophe parle de ses doutes quant à l'amélioration du genre humain, je crains qu'il n'ait raison. L'humanité ne se révélera pas miraculeusement meilleure après cette crise (laquelle ne sera ni la dernière, ni vraisemblablement la pire). Ces jours-ci, on peut observer combien en matière de solidarité et d'empathie, l'humanité est portée à la myopie. Il n'y a qu'à regarder les actualités : on se réjouit de voir cinq malades européens transférés avec force personnel infirmier, en ambulance et en avion, vers un autre pays pour y être soignés du Covid-19 et on reste quasiment indifférent au sort des migrants - parmi lesquels énormément d'enfants - qui, sur l'île de Lesbos, aux portes de l'Europe, ou ailleurs, continuent de mourir de dénutrition, de maladie et d'oubli. Non, hélas, il y a fort à parier que le monde ne sera pas meilleur. Il y aura toujours des différences de poids et de mesures, des vies qui vaudront plus et des vies qui vaudront moins. Et, si nous y sommes sensibles, nous tenterons chacun selon nos convictions et nos moyens, de faire de notre mieux pour contrebalancer - au moins un peu - ce sempiternel dysfonctionnement humain.

mardi 14 avril 2020

Lire : (dés)ordonnancements


Étagères avec livres / Giuseppe Maria Crespi /Palazzo Fava / Bologne


Il est des gens admirablement doués qui
les classent par thématiques, par genre, ou par auteur
les trient par langue ou par époque
les rangent bien alignés, les dépoussièrent, les exhibent
en font des éléments de décoration, au mètre, dans leur salon ou leur corridor.

Je n'ai jamais réussi. Encore une fois, ces derniers jours, je me suis demandé comment faire. Mais je ne saurais jamais comment m'y prendre. Chez moi, les livres se déploient dans un désordre alphabétique, forment des tours de Babel, s'amoncèlent autour de ma méridienne. Ils s'empilent près du fauteuil qui fait face à la forêt. Ils occupent une bibliothèque derrière le petit bureau rouge et règnent sur deux parois dans la cave. Ils sont dispersés autour de mon lit, attendent dans l'entrée de retourner à la médiathèque, patientent au fond d'un sac avant d'être confiés à la boîte aux échanges. Ils s'insinuent dans les longues files d'albums et de DVDs. Ils vivent leur vie, autonomes et libres. Enfants de Bohème, ils ne connaissent aucune autre loi que celle du désir.

Mais le plus extraordinaire dans tout ce fatras : quand j'en cherche un, qu'il me le faut absolument, tout oublié, perdu de vue ou caché qu'il soit, en cinq minutes pas une de plus, il se retrouve sous mes doigts.

lundi 13 avril 2020

Vivre : au pays des merveilles



Quand, au matin, nous parvenons sur le plateau désert
 

habité de cris, de chants, de hululements,
de craquements, de froissements, de hennissements
 

nous plongeons dans un conte où règnent
les bonnes fées, les renardeaux, les biches
 

nous rentrons dans un album jauni par le colza
où le manque, la peur et le désastre n'existent pas

 

dimanche 12 avril 2020

Vivre : les limites de l'amour


Tête art romain antique / Musées capitolins / Rome

Notre couple est en principe basé sur la confiance. 
Il refuse toutefois de me confier sa tête avec véhémence
quand sa coupe a besoin d'un tout petit rafraîchissement.

samedi 11 avril 2020

Vivre : perdre et récupérer



Septembre ensoleillé (détail) / Helen MacNicoll / collection Lassonde

Faire le deuil. Faire. Élaborer. Je l'avoue, j'ai toujours eu de la peine à comprendre en quoi consistait ce travail intérieur. Il semblerait qu'on parte d'un point X pour parvenir à un point Z, en passant par toute une série d'étapes intermédiaires dont aucune n'est censée être escamotée. Théoriquement, c'est le protocole auquel il faudrait absolument se plier. 
Faire le deuil. Accepter de perdre. Enjeu nécessaire pour pouvoir tourner la page, pour être capable d'aller de l'avant. Je dois l'admettre, j'ai toujours autant de peine à passer de cette théorie à la pratique (pourtant, les occasions de m'exercer n'ont pas manqué). Les jours de deuil sont pour moi des jours de récupération. Loin de perdre, je reconquiers. Je retrouve des souvenirs par milliers. Des souvenirs menus et enfantins, des souvenirs olfactifs, des souvenirs égarés que j'avais à jamais crus dissipés. Les voici qui reviennent par brassées.
Ce n'est pas la mort qui prive de lien et de présence. C'est l'expérience de la vie perdant au fil des jours sa vitalité, s'effilochant peu à peu, qui prive du souvenir de ce qui était. On accompagne la personne dans son déclin (quand c'est un être qui s'en va) et cette personne égare l'une après l'autre ses capacités. On la voit s'amenuiser jour après jour. Et on s'imagine, à la toute fin, ne perdre que cela : un pauvre corps désincarné, de pauvres yeux qui ne savent plus regarder, une pauvre voix qui ne s'adresse plus qu'à des parois. On croit alors qu'on a définitivement tout perdu. Et on laisse partir ce qui ne tient qu'à un fil, le dernier grain du sablier.
Mais, ensuite, pendant les jours de deuil, on s'aperçoit que le soleil continue de briller. On le voit qui illumine intensément des arbres qu'on nous avait remis tout petits, alors qu'ils n'étaient que des plants, aux allures de prématurés, avec leurs minces racines qui semblaient à peine les tenir en vie, et on réalise qu'à présent, sous la lumière de ce printemps insolent, ils sont là, vigoureux, en train de fleurir et prêts à porter de beaux fruits.
Ce sont des pruniers. On regarde avec stupéfaction ces pruniers effrontés, qui narguent la forêt tout à côté. On sait qu'à la fin de l'été, ils vont donner et donner à profusion leurs goûteuses prunes bleues. On se réjouit par avance du moment où on y plantera les dents. On sait qu'on en fera des confitures, et des tartes, et des provisions pour l'hiver. On tendra des mains avides pour parvenir aux plus hautes branches, car il ne sera pas question de perdre le moindre de ces prodiges.
On admire à présent leurs branches qui s'agitent comme de longs bras endimanchés. On se souvient du vase, qui contenait leur pousse et qu'une main un peu terreuse nous avait un jour tendu. Et on se sent vivant, et proche, très proche de l'être qui nous avait donné cette promesse d'arbre, et nous l'avait soigneusement emballée . Et il nous semble entendre la voix qui nous avait expliqué étape par étape la manière de procéder (on se dit que ce jour-là on a définitivement acquis l'art de planter les arbres, car les mots et les indications résonnent en nous à tout jamais).
Non, faire le deuil, ce n'est jamais accepter de perdre. Ce n'est jamais se détacher. Faire le deuil, c'est aller glaner au plus profond, au plus loin tout ce qui peut et qui doit être récupéré.

vendredi 10 avril 2020

Vivre : au présent


Portrait de Jane Morris / photographiée par John Robert Parsons


Une seule certitude : cette difficulté à vivre avec l'incertitude


jeudi 9 avril 2020

Vivre : être mortels


Jeune homme et entremetteuse / Michael Sweert / Le Louvre / Paris

ces jours où notre stress semble se nourrir de nos peurs enfouies, les risques, la possible maladie,
ces jours où l'on veut se fuir et fuir aussi toutes les questions décisives, ces jours où notre angoisse 
provient essentiellement de ne pas vouloir - ne pas savoir, ne pas pouvoir - regarder la mort en face.

mercredi 8 avril 2020

Vivre : loin de l'amour


Statues dans le jardin / Teatro olimpico / Vicenza

Tue-l'amour par excellence : toute forme de trahison
Non-amour par essence : toute forme de culpabilisation

mardi 7 avril 2020

Vivre : le sens de l'orientation

NOW / Jean-Bernard Métais /Abbaye de Silvacane / 2016 / La Roque-sur-Anthéron


Les matins sont des dimanches matin. Les après-midis sont des samedis après-midi.
Les soirées sont des soirées de jours fériés. Les nuits sont remplies d'étoiles estivales.
Les aubes sont de stupéfiantes promesses qui pressent vers d'impossibles départs.
Il devient plus que jamais - et plutôt deux fois qu'une - nécessaire 
de vérifier dans le coin droit de l'ordinateur, quelle est la date et quelle est l'heure.

lundi 6 avril 2020

Vivre : des quantités de choses


La lagune


Le premier jour, j'avais cru éviter la cohue en allant faire mes achats au moment de l'ouverture. Grave erreur : dix minutes avant l'heure, les gens se pressent pour pouvoir entrer les premiers. Ils attendent et se scrutent pour savoir lequel est arrivé après eux et doit en conséquence leur céder la priorité quand ils bondissent pour attraper l'un des quinze chariots à disposition. C'est donc vite fait que je suis repartie avec le chien ce jour-là sur notre belle plage solitaire. Deux heures plus tard, le calme régnait sur l'aire de parcage, après que la nuée s'était ruée sur le papier WC et le rayon des pâtes alimentaires pour finalement se disperser (tout bien réfléchi, ces pâtes italiennes épuisées, ces achats compulsifs contribuent sans doute à soutenir une économie qui se trouve en grande difficulté).
A présent, que de temps gagné! Connaissant le moindre recoin du magasin, je vais tout droit vers ce dont j'ai besoin. Mes courses hebdomadaires me prennent douze minutes montre en main. Je me pointe aux alentours de onze heures, quand les deux vendeuses trouvent enfin le temps de placer toute la marchandise livrée et échangent à voix basse. Entre les rayonnages règne une atmosphère de vacance. Un couple discret chuchote en choisissant ses fromages. Un jeune apprenti constitue son pique-nique de midi. La caissière me glisse : "ce n'est pas toujours comme ça". Elle dit son impression d'être souvent à la merci d'agressions tant verbales que virales derrière son pauvre abri en plexiglas. Elle parle de ceux qui rouspètent parce que tel produit n'est pas encore disponible, et de ceux qui râlent parce qu'on les oblige à respecter les distances. Il y a aussi ceux qui rechignent à se désinfecter les mains et ceux qui sont mécontents parce que les mesures de sécurité devraient selon eux être renforcées (il semble que certains aient enfin trouvé un bon filon pour se lamenter).
A force d'acheter le nécessaire (un délicieux, un merveilleux nécessaire), je me retrouve avec des finances aussi assainies que les canaux vénitiens. Pas de café siroté sur une terrasse, ni de roman DOP ni de coupe égalisée. Pas davantage de cinéma, de restaurants, ou de fleurs. Je sors avec mes cabas, ravie d'avoir déniché un beau chou frisé. Je me suis soudain rappelée un plat de Vénétie, dégusté l'an dernier sur l'île de Torcello, là où, surtout en plein hiver, les touristes oublient d'aller s'agglutiner. A la Villa '600, on offre depuis des décennies une cuisine familiale et la sœur du propriétaire, surprise à ses fourneaux ce samedi-là, préparait un chou savoureux accompagné de saucisses locales. La recette, reproduite aujourd'hui de mémoire, est d'une invraisemblable simplicité. On la déguste les yeux mi-clos, en rêvant d'une prochaine escapade hivernale au cœur de la lagune. On s'imagine déjà dans une petite salle vide de la Villa '600, avec le placide serveur invitant à le suivre en cuisine pour découvrir des salcicce en train de mijoter, selon la vieille tradition paysanne qu'aucun visiteur étranger (plutôt amateur de spaghetti et de pizza) ne songerait à réclamer.



dimanche 5 avril 2020

Vivre : jours de lenteur



Descente des Limbes (détail) / Bronzino / Santa Croce / Florence

Étonnant comme, en période de deuil et de confinement, on voit les natures se révéler au grand jour. Il y a ceux dont on connaissait la beauté et dont la beauté reste présente, se déroule en continuité, avec constance. Il y a ceux dont la beauté nous est longtemps restée cachée (dont nous n'avions pas su voir les attraits) et apparaît à découvert par des gestes en apparence insignifiants, mais qui justement, à présent, prennent tout leur sens et leur importance. On se dit que les gestes n'ont pas besoin d'être grandiloquents pour être grands. On se réjouit de pouvoir ouvrir enfin les yeux (et on s'en veut quand même un peu). Il y a ceux dont la beauté et la noblesse se tapit obstinément. Ceux qui disent ce qu'il faut dire quand il faut le dire, ceux qui se plient aux normes, aux consignes et aux usages, ceux qui restent fades, petits et inconsistants à travers des gestes fades, petits et inconsistants. Il y a aussi quelques mesquins, de tout petits, qu'on voit à peine, qu'on ne voit pas, parce qu'au fond, il n'y a rien à voir et qu'on passe tout droit.
Oui, en période de deuil et de confinement, les regards s'ouvrent, les scènes s'éclairent. On est peu de chose, définitivement, mais dans ce peu il peut y avoir du beau et du grand. 

Ecouter / Lire : la nature est la seule promesse qui vaille


A la fenêtre du sous-sol / George A.Reid / Collection Power Corporation du Canada


Dernièrement, Laure Adler a reproposé une série d'interviews de Peter Handke, pour certaines enregistrées il y a près de dix ans. La dernière date de décembre dernier, quand l'écrivain autrichien, installé depuis deux décennies dans les Hauts-de-Seine, s'apprêtait à aller recevoir son prix Nobel.

En guise d'illustration sonore, des fragments de son discours à Stockholm ont été diffusés. P. Handke y parle de ses sources d'inspiration, de ce coin de Carinthie (au sud de l'Autriche où vit une minorité slovène) d'où était  originaire sa mère, de cette culture villageoise qui l'a profondément marqué. Il a, en cette occasion, cité des extraits de "Par les villages", une pièce écrite en 1981, mise en scène par Wim Wenders au Festival de Salzburg, l'année suivante. Elle a été présentée à Avignon en 2013 (c'est la version française la plus récente). Ses mots poétiques et simples disent ce qui est primordial à ses yeux, : la nature, les gens de la terre, leurs leçons essentielles. L'hommage d'un homme de 77 ans aux racines dans lesquelles il ne cesse de puiser. Le style est limpide, les phrases courtes. Il appartient à chacun d'aller déceler toute la profondeur du poème dramatique avec ses propres expériences et sa propre interprétation. Un véritable jeu créatif entre l'auteur et son lecteur / spectateur.

Ce prochain été, les éditions Gallimard sortiront dans leur collection Quarto la majeure partie des œuvres de cet auteur original, droit, taiseux, difficile d'accès et controversé. Le discours du Nobel devrait y être intégré.
Joue le jeu. Ne sois pas le personnage principal. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin et méprise la victoire. N'observe pas, ne scrute pas, mais reste prêt pour les signes. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu’enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire. Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, fous-toi du drame du destin,  apaise le conflit de ton rire. Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages, je te suis.
Renforcez le présent pacifique et montrez la tranquillité des survivants. Ce qui de loin semblait une tête de mort menaçante se révèle en s'approchant un jeu d’enfant. Secouez votre lit millénaire. Négligez les sceptiques loin de l’enfance. N’attendez pas une nouvelle guerre: les vrais pacifiques sont ceux qui sont en face de la nature.
Ne montrez pas à vos descendants le profil du diable. La maison de la force est dans le visage de l’autre. Ici et maintenant est le festival de gratitude. Ne laissez donc pas dire de vous que vous n’avez pas profité de la paix: laissez votre travail faire des merveilles, faites-le passer. Mais seuls ceux qui aiment le transmettent: n’en aimer qu’un, cela suffit à tous. En t’aimant, je m’éveille à moi-même. Même lorsque la plupart ne peuvent pas être édifiés, soyez édifiants. Détournez vos yeux des créatures bestiales à deux pattes. Être réel. Suivez la musique de la caravane. Marchez jusqu’à ce que les lignes de fuite émergent de l’enchevêtrement confus, si lentement que le monde redevienne le vôtre, si lentement qu’il devienne clair comme il t’appartient. Oui, gardez toujours vos distances par rapport au pouvoir qui se présente comme un pouvoir. Ne vous plaignez pas que vous êtes seul – soyez encore plus seul. Passez le bruissement. Décrivez l’horizon, de peur que la beauté ne se dissolve à nouveau. Décrivez-vous les images de la vie. Ce qui était bon mérite d’exister. Prenez votre temps et soyez créatif: transformez vos soupirs inexplicables en chansons puissantes.
La nature est la seule promesse qui vaille. Bien sur elle ne peut être ni refuge ni issue, mais elle donne la mesure. Cette mesure il faut la prendre tous les jours.
A un certain moment, la journaliste le chicane pour sa tendance à ne plus vouloir rien acheter, à raccommoder et lui demande s'il va se rendre à la cérémonie avec une chemise rapiécée. Qui aime bien chicane bien, sans doute, mais L.A. qui sait non seulement lire et comprendre les textes de Handke, elle sait nous les faire aimer. Elle ne peut en revanche accepter le fait que l'écrivain ait non seulement soutenu la cause serbe, se soit non seulement rendu aux funérailles de Milosevic, mais n'en arrive pas à revenir sur ses prises de positions, ne fasse pas son mea culpa. Cependant, il apparaît que plus Handke est critiqué, voire diffamé, et plus il persiste et se mure dans ses opinions. De toutes ses facettes, c'est l'homme de poésie, le créateur imperturbable qui retient de plein droit mon admiration.