lundi 31 octobre 2022

Vivre : l'air du temps

 
Portrait de Madame Cézanne / Paul Cézanne / Musée Granet / Aix-en-Provence
 
Depuis qu'elle a atteint l'âge de la retraite, on entend de plus en plus souvent G. dire "Je n'ai pas le temps". Cela semble être la phrase à prononcer en toute circonstance. Elle se montre suroccupée et affiche un agenda de ministre. A se demander si ce sont les autres qu'elle tient à persuader ou elle-même. "Je ne sais pas.". "Je dois vérifier.". "Impossible avant six semaines."  On la voit courir, très pressée. Elle s'énerve à la caisse si quelqu'un compte sa monnaie, se dirige à pas cadencés vers la machine de scannage automatique, puis contrôle immédiatement ses notifications, renvoie via WA des tonnes de confirmations. L'autre jour, elle a lancé : "J'ai trop à faire, avec ces figues, ces raisins, ces coings!" (on s'est retenu de sourire).
Et pourquoi donc, alors que tous les mois on est assuré de recevoir suffisamment pour vivre, ne pas le prendre, ce temps, ce temps de vivre, justement ? Quel besoin de tout combler, quel terreur à juguler ? On voudrait l'inviter à regarder les brumes vaciller sur le lac rosi par l'automne, l'envol de quelque héron sur les rives tremblantes, la joie des chiens qui se rencontrent, et, suspendue, une feuille, une seule, dansant dans sa toile perlée, on voudrait, mais... impossible : elle n'a pas une minute à gâcher!

dimanche 30 octobre 2022

samedi 29 octobre 2022

Ecouter / Regarder : tendre l'oreille entendre les étoiles

 

La rêverie est une réalité de nos esprits.
 
Fabienne Verdier parlait l'autre soir à L'heure bleue de l'exposition qui lui est consacrée au Musée Unterlinden de Colmar. Le titre à lui seul donne envie : Le chant des étoiles. L'artiste y donne à voir le résultat d'un long et obstiné travail, en résonance avec les chefs-d’œuvre de la Renaissance qui font partie de la collection muséale (dont le fameux Retable d'Issenheim, de Grünewald). Elle y présente aussi les fruits de sa réflexion sur la mort et les liens subtils qui circulent entre le vivant et le disparu. Une exposition comme un phare vers lequel on a hâte de se diriger.

Au cours de cet entretien dense, méritant une ou deux réécoutes, invitée par Laure Adler à parler des nuages, elle a évoqué ses projets :

Ma prochaine étape, je crois que je vais aller dans un grand institut de météorologie. Parce que toute l'essence de la vie est là, dans ces mutations, constantes, incessantes, l'éloge de l'impermanence, de l'inachevé.
Il n'y a rien que j'aime plus au monde que de m'allonger au sol et de regarder la mutation des nuages.Et dans notre imaginaire on a toutes les formes qui surgissent. C'est un jeu très amusant et très sérieux. Très très sérieux.

Une artiste forte, dotée d'une culture vaste et d'une authentique puissance créative, auteure d'une œuvre très personnelle, qui n'en finit pas de fasciner et d'introduire à des mondes pressentis, capable de nous éclairer sur une infinité de possibles. J'en ai parlé ICI, ICI et ICI.  Une artiste de l'exploration, du lien et de la communication qu'il est toujours aussi intéressant de lire et d'écouter que de contempler.

vendredi 28 octobre 2022

Vivre : les points de référence

 

Comme nous pouvons nous tromper, parfois, et comme nous pouvons nous obstiner dans l'erreur, insister, persister, 
comme nous pouvons nous leurrer ! Et tout ce cheminement à rebours du bon sens, il faudra le refaire,
 il faudra mettre autant de détermination et d'énergie à remonter la pente que nous en avons mise à la dévaler. 

jeudi 27 octobre 2022

Vivre : envols

 
 

I miei figli, Giovanni Nicolini, GAM, Palerme

Occupant les trois sièges devant, une mère et ses deux filles. Des fillettes sages aux regards tristes, graves. Elles ne bougeaient pratiquement pas. La jeune femme de l'autre côté du couloir, attendrie, leur adressait de temps en temps un sourire d'encouragement. Leur mère leur tendait une couverture, un bonbon, les invitait au silence, puis fermait les yeux. Comme elle, les fillettes étaient pâles, et un peu comme elle, elles assumaient malgré leurs jeunes âges un visage préoccupé. Quand la mère s'est absentée pour se rendre aux toilettes, elles se sont lâchées, un peu chamaillées. La mère est revenue à sa place et les a tancées. Idiotes ! Idiotes! leur a-t-elle lancé. La jeune femme de l'autre côté du couloir a cessé de sourire et a adopté une expression peinée. Peut-être se demandait-elle pourquoi certains adultes croient leur détresse à ce point supérieure à celle des enfants qu'ils se sentent autorisés à les insulter ?

Dans la rangée derrière, un jeune couple avec une petite fille de trois ans et un garçonnet à peine plus grand. La mère était minuscule, on aurait dit la grande sœur de ses enfants. Elle stimulait leur curiosité, mettait des mots sur tout ce qu'ils voyaient et expérimentaient, leur expliquait le sens des choses et du monde qui les entourait. Quand elle les invitait à bien se tenir, quand elle limitait les friandises, on aurait presque dit qu'elle faisait semblant. Elle était toute entière dans l'instant. A un certain moment, elle leur a fait lecture d'une BD et on se serait cru au théâtre. Elle assumait tous les rôles, passait du pirate à la fée, se faisait princesse ou ogre, haussant le ton, modifiant les intonations. Les petits s'esclaffaient. Entre eux, on sentait le plaisir qui circulait, la vie qui s'écoulait comme une rivière où il faisait bon plonger.

On ne choisit pas sa mère, on ne choisit pas sa famille. On ne choisit pas avec qui faire ses premiers pas dans la vie. On ne choisit pas comment prendre son envol. On ne choisit pas ses compagnons de voyage. On peut juste les observer et souhaiter pour eux le meilleur des atterrissages.

mercredi 26 octobre 2022

Regarder : balade vers les nobles dames

 
Palazzo Abatellis / premier étage
 
Il est des lieux...
qu'on parcourt à pas lents et mesurés
il est des lieux...
où l'on se sent étrangement en paix 
 
Eléonore d'Aragon / Francesco Laurana
 
Vierge de l'Annonciation / Antonello da Messina
 

 
Nostra Donna con bambino / Bronzino


mardi 25 octobre 2022

Vivre : l'île aux trésors

 

Évidemment, en partant, j'ai oublié sur ma table de chevet le roman que j'avais pourtant choisi avec soin. Évidemment, le Guide Bleu si complet, si bien documenté s'est rapidement révélé malcommode vu nos besoins de légèreté, et le soir épuisés nous n'avions plus trop envie de le consulter, si bien que, munis d'un petit plan vite fatigué, seuls nos regards, nos pulsions et nos impressions nous ont conduits de palais en église, de couvent en musée. 

Ainsi, nous nous sommes laissés orienter par nos envies et les marchands des quatre saisons au coin de ruelles, les mendiants et les ménagères ont bien vite remplacé les itinéraires scrupuleusement balisés. Pourquoi du reste se pencher sur Google Map quand les vendeurs à la sauvette connaissent si bien leur quartier ?

Quant aux parcours gastronomiques, à quoi bon chercher à s'y plier, alors que les fumets et les cris savent si bien attirer ? Nous avons décliné moult conseils avisés et nous sommes approchés des vendeurs de pizzas palermitaines (des merveilles de simplicité), comparé les diverses arancine (de grâce : une arancina, des arancine, rondes comme des balles de tennis, et non pas en forme de poire comme à Catane où elles changent de genre, deviennent gli arancini, surtout ne pas se tromper!), nous avons testé toutes sortes de capunate, de panelle et de cazilli, sans oublier les involtini d'aubergine, qui nous ont fait succomber. 
En ce qui concerne le couvent de Santa Caterina, ce n'est pas son admirable église baroque, toute en torsades, en marbres et en dorures, qui nous a le plus marqués, mais son cloître, son sublime cloître où nous nous sommes réfugiés les fins d'après-midi, pour déguster les pâtisseries aux recettes ancestrales transmises par les religieuses et savamment reproposées. Rien à redire : les bonnes sœurs en connaissent un bout en matière de douceurs et ce lieu béni nous a fait connaître un avant-goût du paradis.
 
 
Bon : à présent... à présent, il s'agit prendre en compte ces délectables souvenirs. L'implacable balance est là pour les rappeler. Il ne reste qu'à passer en revue les photographies et éplucher les divers légumes qui feront nos prochains dîners...



lundi 24 octobre 2022

Voyager : la possibilité d'une ville

 
Femme assise / Giovanni Barbera / GAM / Palerme

J'ignore pourquoi là-bas, et ce dès l'instant même où les roues de notre appareil ont effleuré le tarmac, je me suis sentie soulevée par des élans de gratitude intense, pourquoi le bleu du ciel et celui de la mer s'entremêlaient dans des vapeurs cobalt qui charriaient des souvenirs d'enfantines amitiés et pourquoi rien absolument rien, ne me semblait aller de soi, tout paraissant au contraire relever du miraculeux, pourquoi la vie ne cessait de s'imposer dans toute sa beauté, son éclat, son originalité, bref j'ignore pourquoi le bonheur là-bas s'offrait comme une grenade sur le point d'exploser, avec tous ses grains prêts à être dégustés, les meilleurs des grains, les plus humbles et les plus écarlates que la nature ait pu porter. La Sicile n'est pas une île, elle est un continent et Palerme n'est pas une ville, elle est la plus baroque des expositions.

dimanche 23 octobre 2022

Vivre : comme chiens et chats

 

 
Là-bas, les animaux semblaient revêtir un rôle primordial et se soucier de leurs humains avec une indéfectible humanité. Il y avait ces bêtes qui dormaient paisiblement en travers des plus bruyants trottoirs, couchés sur tout ce que leur maître pouvait posséder, remuant à peine une oreille quand des piécettes tombaient. 
(Ce garçon allongé le long de la chaussée, les cheveux décolorés en jaune paille, quelques traces de larmes sillonnant ses joues rose pâle, yeux fermés, assoupi sans doute, avec sur son ventre un minuscule chaton blanc, lequel semblait décidé à rester jouer les sphinx impénétrables tout en veillant sur ses rêves torturés)
(Ces chiens majestueux qui contrôlaient le seuil de leur boutique attitrée, gardiens de temples indous ou de boucheries halal, polyglottes présences aux compétences sans pareil)
(Cette fille rêveuse, hagarde, ramenée avec assurance chez elle par son élégant clébard et ce vieil homme que ses deux compagnons tout aussi âgés baladaient fermement le matin et le soir louvoyant entre les détritus oubliés.)
Il y avait de la noblesse dans ces attitudes, une protection phénoménale, des alliances à la vie à la mort que rien n'aurait su briser  Il y avait des solitudes immenses dans la nuit qui tombait, qu'un museau agile, un regard humide savaient être en mesure de combler.
Et puis, naturellement, à l'entrée du musée archéologique, ces tortues hiératiques, tels des molosses grecs ou des félins égyptiens, qui accomplissaient leurs ronde dans le bassin et plongeaient, flottaient et reprenaient la pose exactement comme les pierres qu'elles protégeaient.



samedi 22 octobre 2022

Vivre : sortir des brumes

 

Ne te retourne pas sur le monde d'hier.
Ne crains pas le monde de demain.
Le monde est là devant toi maintenant.

mardi 18 octobre 2022

Vivre : coeur battant, les retrouvailles

 

que la route sera longue pour arriver jusqu'à vous !
(tous ces chemins, ce chaos, ces arrêts et ces départs)
vous paraissez si émue, tremblante sous votre voile
(cette annonce, quels tourments vous fait-elle pressentir ?)
à bientôt, noble dame, j'ai grand hâte de vous revoir... 

lundi 17 octobre 2022

Vivre : l'automne t'étonne

 

Et soudain, les grenades oubliées, les mottes détrempées, les marrons écrasés, 
les feux qui n'ont pas pu s'éteindre, le brouillard qui n'a pas voulu s'estomper,
le vent du Sud qui se veut impérieux, les pirouettes des tracteurs impétueux,
les assiettes fumantes et les sillonnantes fumées, toutes les voltiges mordorées
dégagent une enivrante odeur : quelque chose qui s'apparenterait au bonheur.

dimanche 16 octobre 2022

Vivre : hommages urbains

 


Dans cette rue en travaux, diurnes, nocturnes,
lieu de tous les passages et de tous les tapages
quelqu'un a tracé sur un mur : je vous salis, ma rue.
 

samedi 15 octobre 2022

vendredi 14 octobre 2022

Voyager : arrière-saison, le col

 

A l'aller, au retour, la montagne nous accueillait, un peu rêveuse, un peu détachée, comme éreintée par toutes les visites de l'été. Blanche-Neige lassée de trop d'hommages au charme incertain, elle semblait attendre paisiblement le sommeil qui l'envelopperait jusqu'à l'été suivant. Passez un bon hiver! nous lançaient les tenanciers du dernier café ouvert. On sirotait une dernière fois leur énergique breuvage en observant le lac dans lequel se miraient des contrevents cloutés. On se réjouissait de ces derniers passages, on ralentissait, on se permettait quelques coups de freins (au grand dam de quelques nordiques Européens pressés de rentrer ou alors impatients de revoir la Méditerranée). L'aigle planait, désolé, affamé : plus de marmottes en vue pour son déjeuner. Les cimes se laissaient embrasser du regard. On se sentait attendris, hésitants, étrangement bouleversés, mais le temps était venu de quitter ces lieux, grands maîtres en sérénité.

jeudi 13 octobre 2022

Vivre : étiquette

 
 
 
Savoir-vivre : voir arriver la pluie sans se mettre à espérer le moment où on la verra cesser


mercredi 12 octobre 2022

Vivre : ce qu'on ne mérite pas

 
Injustice / Giotto / cappella degli Scrovegni / Padova
 
L'injustice : la reconnaître, bien sûr, la cerner avec tout ce qu'il faut d'indices, l'identifier. 
Développer sa conscience, mais sans cultiver son sentiment (ne jamais le laisser s'imposer). 
La conscience renforce, le sentiment finit par étioler. Garder toutes les ressources pour lutter.

 
 

mardi 11 octobre 2022

Vivre : Saignon, le soir

 
Arrière-saison :
 

ce moment dépouillé, avec un je-ne-sais-quoi d'austère
 

où finalement les lieux sont rendus à leurs pierres 




lundi 10 octobre 2022

Voyager : changements de façade

 

Après trois ans, retrouver ce joli village où l'on se sentait bien, sous la tonnelle du Petit Jardin, déambulant dans les ruelles, tendant l'oreille aux appels des chats et des chiens. Être frappés : les rues ripolinées, quelques noms qui s'effacent sans laisser d'adresse, boîtes à lettres oubliées, remplacées par des noms élégamment gravés, image d'une commune en passe de se gentrifier. Des habitants partis, d'autres qui s'installent (deux mois par année). Qui aménagent des piscines derrières leurs murs restaurés. D'autres silhouettes, d'autres accents. "C'est mieux que de laisser les maisons tomber en ruine, me glisse R. Les murs restent debout." J'acquiesce, pensive : un supplément de prestance contre un effacement de présence. Le paysage gagnerait donc au change ?

dimanche 9 octobre 2022

Vivre : ici

 

qu'est-ce qui empêche de peindre ?
simple : le fait de photographier,
le simple fait de photographier

samedi 8 octobre 2022

Vivre : les corps détraqués des coeurs épuisés

 

Là-bas, les ciels étaient immenses et les arbres innombrables. Le plateau s'étendait à perte de vue sans aucune bâtisse pour l'enjoliver. C'était à sa sobriété qu'il devait sa beauté. Là-bas, dans l'aube encore crue, quand nous sortions avec le chien, le hameau se teintait de quelques lumières diffuses, qui modelaient l'obscurité, et l'on apercevait ça et là quelques silhouettes se mouvant entre les pierres vaguement cuivrées, se dirigeant à tâtons vers les occupations qui les attendaient. On aurait dit une ruche, dans laquelle chacun commençait à s'activer selon un programme déterminé, dont la logique nous échappait. Ces ombres qui bougeaient portaient leur part de dignité, chacune savait où elle était attendue, chacune s'efforçait d'y mener ses pas.

Le petit-déjeuner, c'était de cinq heures à sept heures trente. Quand je déboulais dans la salle, peu avant la fermeture, il ne restait que quelques quignons de pain rassis au fond d'une boîte métallique. Le gars qui assurait la distribution versait du pauvre café dans le mug que je lui désignais. Sur la table, des pots vidés, des cuillères gluantes, un reste de beurre, ne donnaient guère envie  de manger. Dehors, le chien attaché se faisait caresser par un chevrier venu faire sa pause, un autre s'approchait pour dire combien son Leonberg lui manquait. On ressentait sa solitude, si vaste sans la bête qui n'était plus à ses côtés. Et on sentait flotter dans l'air toute la douleur, tout l'ébranlement émanant de ces vêtements usés, recouvrant des corps ravagés. Certains échangeaient à voix basse pour contrer le froid, les règles strictes auxquelles il fallait se plier, pour tenter de défier tout ce qu'il y avait à apprendre, dans cet endroit, qu'on apprendrait peut-être ou qu'on n'apprendrait pas. Là-bas, la nature était majestueuse et l'humanité blessée.

Je retournais raccompagner le chien dans la chambre. J'observais par-delà la terrasse en pierre sèche, le petit vallon, les arbres, les arbres et encore les arbres, jusques à l'horizon, et je partais moi aussi rejoindre l'atelier, et le tour, et la terre pour m'essayer à comprendre ce que centrer pouvait signifier. La danse des mains qui se cherchaient, qui se complétaient, le jeu maladroit des doigts qui se rejoignaient, ou qui se repoussaient, les réponses de la terre qui se donnait, parfois, se refusait, aussi, qui s'effondrait, d'un coup. A ma manière, et même si je n'allais pas rester, si mon passage ne serait que fugace, à ma manière j'allais devoir composer avec l'inconfort d'être loin de ses repères, d'être confrontée à l'étranger de soi. 

Non. Pas comme ça. Non, c'est faux. Non. Incroyable comme l'harmonie si lente, si évidente à voir peut être dure à apprivoiser "Qui a écrit Éloge de la lenteur ?" demandait D. à qui vingt ans d'exercice avaient donné des gestes de tourterelle capable de s'envoler.
 
Et tandis que je m'essayais à tourner, je levais parfois la tête et j'apercevais au loin, à travers la porte entr'ouverte, les silhouettes de l'aube, que le soleil finissait à présent par humaniser et qui s'adonnaient à leurs tâches assignées, fromagerie, miellerie, cuisine, buanderie, tous ces gestes répétitifs, crasseux et nobles, indispensables, qui permettaient à la ruche de tourner et aux cœurs cadenassés de se laisser peu à peu apprivoiser.
 
 

lundi 3 octobre 2022

Lire : et laisser tomber

 
détail fresques / Collegiata di Sant'Orso / Aoste

C'est dans la librairie Felitrinelli de Padoue que j'ai entendu parler de cette auteure française qui cartonne dans l'Hexagone et à l'étranger (en Italie en particulier). Pas question de la lire en traduction, je me suis promis de me procurer un de ses bouquins dès mon retour. Je voulais connaître cette écrivaine à succès qui m'était chaudement recommandée.

Il y a des livres qu'on devrait idéalement lire dans des moments très particuliers : dans les longues heures qui suivent une intervention chirurgicale, en congé maladie pour cause de burnout carabiné ou dans un aéroport où l'on est confinée par un très long retard. Des livres sans prise de tête, pourvus d'une histoire déroulée avec suffisamment de talent, dans un style assez convenu et peu exigeant, capable de vous entraîner, loin, ailleurs pendant longtemps (en l’occurrence : le long de 761 pages).

Il y a des livres qu'on devrait lire dans des moments bien particuliers et c'est peut-être le cas de tous les livres : ils devraient arriver dans votre vie juste au moment où vous en avez besoin. Il se trouve que je ne suis pas en convalescence, ni en burnout, ni bloquée dans un aéroport. Je me suis quand même forcée et j'ai  tenu jusqu'à la page 211. Là, avant qu'il me tombe des mains, et par simple curiosité, je me suis précipitée pour parcourir les dernières pages : tout à fait prévisibles. Les mots de Kit de Waal me sont venues à l'esprit : "Life is too short to finish books I don't like".

Il y a dans ce roman (ou thriller ?) quelque chose d'attachant qui rappelle Anna Gavalda dans "Ensemble, c'est tout". Peut-être une maîtrise de la narration, une manière de dérouler le récit, de dépeindre l'amitié, la différence, toutes sortes d'injustes souffrances et quelques justes revanches. Le livre n'est pas mauvais. Il n'est pas bon non plus. Il se laisse lire. Tellement lisse qu'il lasse. C'est un roman destiné à être un bestseller, avec ce qu'il faut de bons sentiments, de termes et de thématiques dans l'air du temps.  On y trouve un "lourd secret" et "un passé énigmatique", "des liens extraordinaires"et "un suspense implacable". Contenant des phrases courtes et des chapitres brefs, incluant beaucoup d'extraits de chansons et des rebondissements à chaque fin de chapitre (tellement de rebondissements et de secousses qu'on peut finir par en avoir la nausée), il pourrait servir de base à un scénario, une série télévisée qu'on proposerait en six épisodes les soirs d'hiver.

Son titre ? Pas la peine de le donner.  Il est unique et il est dupliqué à l'infini. Il suffit de parcourir tous les présentoirs très colorés, dans les supermarchés ou les librairies. Une fois acheté, pas de double peine : se hâter de le remettre en d'autres mains. Ce qui est certain : la vie est trop courte pour lire les livres dont on n'a pas besoin.

dimanche 2 octobre 2022

Vivre : à l'école de la vie

 
Moi un jour je deviendrai grand / TonyGallo / street art centre ville / Padoue
 
Apprendre. Mettre de côté ce que l'on croit savoir. 
Admettre l'étendue de ce qu'on ignore. 
Se remettre à sa juste place, se faire attentif. 
Gagner en innocence, en humilité, en curiosité. 
Accepter de tomber. Apprendre à se relever.

samedi 1 octobre 2022

Voir : déprimer, rire, déprimer

 
 
 
Il y a des films, tu découvre le lancement, tu as l'impression d'avoir déjà tout vu. Il y a des films dont certaines images t'intriguent, tu te dis qu'ils en valent décidément la peine et que tu ne veux surtout pas les rater. Il y en a d'autres, tu hésites, tu supposes que ça peut être de la daube, ou que peut-être pas, tu ne sais pas vraiment.
L'autre soir, on ne parvenait pas à se décider, mais trop de pluie s'était déversée durant toute la journée, on devait absolument partir se changer les idées et "Tout le monde aime Jeanne" paraissait la seule toile acceptable à pouvoir se faire. Bien nous en a pris : il est rare qu'un film permette de rire tout en évoquant des sujets douloureux et qu'il offre à réfléchir autant qu'il donne envie de chanter (il est vrai qu'au bout de trois jours à fredonner la même rengaine et à entendre  R. la fredonner à son tour dans sa salle de bain, on aurait envie de changer de disque, mais bon, c'est un détail...) 
Pour évoquer la crise traversée par une jeune femme en rupture, ex-scientifique prometteuse, en butte à divers problèmes financiers et en deuil de sa mère, la talentueuse Céline Devaux s'est livrée à un challenge pas si évident : utiliser deux médiums différents et entrecouper des images cinématographiques avec des dessins animés très personnels. Ces animations réalisées avec drôlerie et efficacité portent le discours intérieur de l'héroïne, en plein marasme alors qu'elle doit se rendre au Portugal pour réaliser la vente d'un appartement hérité.
 
Dans ce long-métrage on découvre Lisbonne sous un jour dépouillé, réaliste et touchant, avec d'excellentes prises de vue depuis le logement où s'installe Jeanne et où tout lui rappelle le passé, l'enfance, la figure maternelle et leur relation compliquée. Tous les sujets graves sont abordés de manière originale, voire ludique : la spéculation qui gangrène les quartiers populaires, la ville bradée sans scrupules; la dépression, cette réalité de la vie prise à la fois très au sérieux et assumée avec légèreté; la force des liens familiaux et leur potentielle aptitude à la dévalorisation; la capacité de faire face pour remonter les pentes cruelles que la vie vous fait parfois dévaler.
 
Un film nuancé et subtil, plein de tact et d'audace, un film qui donne matière à méditer, qui ramène à ce qu'on porte de plus intime en soi, parce que la réalisatrice n'hésite pas à traiter avec sincérité toutes ces choses un peu honteuses, un peu calamiteuses qu'on est trop souvent tenté de cacher, qui exigent d'être partagées en confiance pour être dépassées. Un film qu'on quitte étrangement réconfortés, fortement imprégnés par l'histoire et admiratifs devant la manière épatante qu'ont tous les comédiens d'y croire et de la jouer.