samedi 30 juin 2018

Vivre : la revanche de Besançon




Depuis pas mal de temps déjà, j’ai perdu le goût de faire les soldes. Toutes ces marchandises entassées, en attente de preneur, toutes ces offres racoleuses, toutes ces affaires à faire ont le don de m’affliger et de me lasser. J'en viens rapidement à me demander : pour une judicieuse acquisition, combien de dilapidations?

Donc, à Besançon, l'autre jour, je me coulais dans les rues piétonnes en admirant l'élégance superbe des façades, happée par des détails architecturaux, la variété des lucarnes ou l'harmonie de trumeaux. 

Je ne sais  comment j'en suis arrivée à porter le regard sur certaines vitrines et, de fil en aiguille, à me demander si tout compte fait je ne me trouvais pas dans l'impérieuse nécessité de dénicher un top noir pour mes soirées. J'ai donc délaissé insidieusement la majesté des pierres de taille pour un vêtement qui soit à la mienne (de taille). 

Ce faisant, entrant, sortant de boutiques, j'ai senti remonter des émotions fortes, des souvenirs de l'été 2009. A la fin du mois de juin, j'avais pris un jour de congé et je me baladais dans les rues de Strasbourg envahies de touristes. Au centre ville, les soldes battaient leur plein. On voyait les passants décontractés - des mères avec leur fille, des amies, des familles - transporter des sacs bariolés et arborer en souriant leurs achats. La noble cour du lycée Fustel-de-Coulanges, écrasée de soleil, se préparait à une longue somnolence estivale. Un jeune enseignant avait enfourché son vélo et lancé à un dernier groupe d'étudiants : allez, passez un bon été !

L'année 2008-2009 avait été terriblement chargée pour moi. J'occupais un poste fixe exigeant jusqu'à la maltraitance. Par ailleurs, j'avais accepté d'animer à Genève un atelier destiné à des femmes en réinsertion professionnelle. Deux fois par semaine, je me levais aux aurores pour faire de longs trajets et j'avais dû prendre deux semaines sur mes vacances pour honorer ce contrat. De plus, notre nouvelle maison, dans laquelle nous venions d'emménager, n'en finissait pas de réclamer des travaux de finition, et la ronde des artisans semblait ne jamais devoir s'achever (pas plus que les casse-tête financiers). J'avais passé une année la tête sous l'eau et je ressentais un pénible besoin de reprendre souffle, sans parvenir à le satisfaire. Mon cœur qui battait la breloque me rappelait tous les soirs que ce rythme n'était pas le mien.

A Strasbourg, cette année-là, tandis que les vitrines appelaient à consommer et que les enseignants regardaient partir leurs élèves vers de belles vacances, j'aurais donné n'importe quoi pour pouvoir moi aussi flâner au hasard, me choisir un nouveau maillot de bain, avoir des congés devant moi, des perspectives de rivages bleus et de lectures enchantées. Je m'étais sentie submergée par une vague énorme de frustration, d'envie, d'aspiration à jouir de la vie.

Cette vague - la même intense, forte vague - je l'ai retrouvée à Besançon, tandis que j'entrais dans une énième boutique. Et là, tout à coup, sans protester, laissant de côté mes convictions, j'ai décidé de m'accorder ma compensation. J'ai entrepris de savourer le bonheur sans pareil de déambuler, de me chercher un petit je-ne-sais-quoi, en profitant d'une réduction de je ne sais combien, le bonheur de passer de magasin en magasin. Ensuite, installée sur une élégante terrasse, dans la lumière incandescente de cette magnifique journée, j'ai savouré la revanche de profiter - enfin - des soldes de juin. 

Au fond, les traversées du désert étant inévitables, n'est-ce pas seulement au moment où l'on se donne à soi-même une douce quittance, qu'on peut enfin tourner la page ?


vendredi 29 juin 2018

Habiter : la belle endormie







Ferme traditionnelle / Franche-Comté


Traverser le village d’Arc-sous-Cicon. Passer devant elle. Planter les freins. Opérer une marche arrière. S’arrêter pour l'admirer.
Ancienne, altière, souveraine, séduisante, mélancolique, désespérément seule, en manque de soins et d’attentions.
Comme tu es noble ! Le poids et les outrages du temps n’ont rien ôté à ta sublime élégance. 
Attends-tu toujours celui – ou ceux – qui sauront te comprendre, te sauver, te ramener à ta majesté passée ?


jeudi 28 juin 2018

Lire : l'inconsistance


Ordinary Man / Zharko Basheski / Arken Museum 2017 / CPH

J'atteignais péniblement la page cinquante et un
quand le livre (emprunté par chance) m’est tombé des mains
Cet écrivain qui sait se vendre et se vend bien
(on l'a vu côtoyer Paul Auster dans une émission de France 5)
a donc commis ce petit roman truffé de lieux communs ?
Publié par la maison Seuil...mmmh... 
n'aurait-il pas mieux valu dans la collection Harlequin ? 

mercredi 27 juin 2018

Vivre : Caroline a disparu


Photographie tirée du net

Habituellement, ce sont des chats.
Plus rarement, quelques clébards.
Aujourd'hui c'est la photo de Caroline
(ou plutôt sa carapace de face)
qu'on voit sur toutes les affichettes.
Caroline qui a pris la poudre d'escampette,
qui laisse une famille éplorée.
Bon sang, mais où est-elle donc passée?

mardi 26 juin 2018

Vivre : les heures turquoises



Affiche expo 2014

Certains jours de bise intense, le lac : 
cet à-plat turquoise, dense, vif,
cette surface de pâte tartinée en travers du territoire,
qu’il vaut mieux se délecter à regarder,
 dans lequel mieux vaut s’abstenir de plonger.


lundi 25 juin 2018

Voir : ou pas




Ces bandes-annonce tellement longues, tellement longues, qu'on en vient à reconnaître au film son mérite principal : 
nous faire économiser 90 précieuses minutes et dix-neuf francs au final.

dimanche 24 juin 2018

Voir : êtes-vous heureux ?




Étrange et captivante chronique que celle réalisée par Jean Rouche et Edgar Morin, durant un été au tournant des années 1960. Qu'est-ce donc que ce "cinéma vérité" qui a fait passablement débat alors ? Est-ce une recherche documentaire ? Un reportage ethnographique ? A partir de la question : êtes-vous heureux ? posée par Marceline Loridan à des Parisiens un rien gênés, le focus s'élargit sur le portrait d'une époque. La guerre d'Algérie, la fin des colonies, les survivants des Camps, les liens affectifs, l'argent (sa nécessité, son manque), la relation au monde professionnel sont autant de sujets évoqués à travers des "personnages" interviewés (dont le jeune étudiant Régis Debray).
Ce qui m'a le plus frappée : tous ces gens qui mentionnaient leur mal de vivre ou leur démotivation au travail. Sans avoir les mots pour le dire, ils parlaient déjà de burn out, de frustration, de mobbing. Ils s'efforçaient de décrire ce qu'ils ne pouvaient pas nommer. La tension entre l'obligation de gagner sa vie et l'aspiration à se réaliser était déjà au cœur de leurs existences. Des personnages éloignés dans le temps, se révélant très proches, finalement.
Et le noir&blanc... la beauté inégalable des images en noir&blanc...
Envie de revoir encore une fois ce film, restauré en 2011, pour mieux comprendre ce qui a changé depuis cet été-là...

Chronique d'un été / J. Rouche et E.Morin / Prix de la Critique internationale Cannes 1961 

samedi 23 juin 2018

Voyager : quand la reine est loin d'être petite












Bien sûr, il y a Amsterdam. Et naturellement Copenhague et Berlin. En Italie, il y a toutes les villes de la plaine du Pô, et, parmi celles-ci, Ferrare est sans doute celle qui fait à la bicyclette la part la plus belle. Ici, les vélos n'ont qu'une seule vitesse et toutes les priorités. Les rares moteurs tournent au ralenti. Au cœur de l'Emilie, en bécane on peut : s'élancer dans tous les sens interdits; couper la route à une voiture de police en toute impunité; foncer à contre-courant entre deux files de voitures démarrant au vert sans que cela pose un réel problème; faire le tour des remparts de la ville; entretenir une discussion animée; se parquer n'importe où; manger des glaces; véhiculer deux bambins un devant un derrière; emmener sa dulcinée sur son guidon et son chien dans un panier à l'arrière. Visitant la ville à ce rythme posé, paisible, on comprend le sens des mots "qualité de vie". Les anges semblent veiller sur les cyclistes et les passants. Une douce torpeur et une rare gentillesse se déposent sur les bâtiments et les échanges, loin, très loin des vrombissements des 4 x 4 aux dimensions insensées qui sont en train de se multiplier dans nos centres urbains.

vendredi 22 juin 2018

Manger : le coût des étoiles




Silhouette massive enveloppée dans un jean délavé, un T-shirt gondolant sur ses chairs rebondies, il est passé nous voir avant la commande, s’enquérant d’éventuelles intolérances ou allergies. Il est repassé en fin de partie pour un débriefing. Il s’est appliqué à passer de table en table. Il écoutait, il relançait, il assumait son rôle de maître des lieux. Arrivé à notre table, nous aurions voulu lui dire combien il nous avait comblés, avec tous ces accords parfaits, toutes ces subtilités. Mais un regard à son regard suffisait pour voir qu’il était crevé. Nous l’avons laissé repartir vers une autre tablée, écouter tous ces gens qui avaient tant de remarques à lui débiter, écouter leurs verdicts, leurs appréciations.

En le regardant quitter la salle pour une heure de repos bien méritée avant le rush du soir, j’ai pensé à ce stress bien particulier, qui provient de devoir sans cesse être en forme. Devoir créer, devoir toujours se donner. Se renouveler. Gérer et développer son affaire. Assurer sa promotion, soigner son image. Devoir plaire et être approuvé. Être évalué. Faire l'objet de critiques provenant de tous côtés, et surtout de la part de ceux qui se sentent autorisés à vous tancer en échange de quelques billets. 

Se sentir attendu au tournant. Se sentir vulnérable et éprouver, dans sa fragilité, un terrible besoin d'approbation et de valorisation. Sans compter la peur d’être déclassé. La peur de perdre ce qu'on a patiemment gagné.

Oui, son pas lourd qui quittait la scène disait le prix à payer, parmi tous les types de stress qu’on peut avoir à expérimenter, le prix élevé pour être un chef étoilé. 


Je viens de terminer cette BD. Elle montre l'autre face, celle de l'évaluation, à travers les yeux d'Emmanuelle Maisonneuve, première femme à avoir intégré l'équipe du Michelin. Le stress des uns, le stress des autres... Pas vraiment fan de guides ou d'attributions stellaires (à vrai dire pas fan du tout), je constate que les belles expériences peuvent énormément différer entre elles : depuis le charme d'une petite osteria dans un coin perdu, un plat de pâtes faites maison, un vin de la région, une ambiance bon enfant, jusqu'à la maestria d'un chef délirant qui fait de votre repas un enchantement, un théâtre, un éblouissement. Un point commun entre elles cependant : l'amour du travail bien fait, tellement bien fait que l'effort ne se voit pas.On a les papilles réjouies et l'estomac ravi. On sort heureux et comblé avec des étoiles, oui, mais dans les yeux. 
Avec Kan Takahama et  Julia Pavlowitch / Les Arènes BD / 2018

jeudi 21 juin 2018

Vivre : avec lui


Tapisserie de Saint-Eloi (détail) / Hospice / Beaune

Il est comme les arbres fruitiers
comme le soleil, comme les champs de blé :
il aime donner.
(déteste calculer)

mercredi 20 juin 2018

Vivre : Still life / 47





Quand on y pense : tous ces gens qu’on croise, l’espace d’un moment, avec lesquels on partage un trajet, une visite, une table, et qui s’en vont qu’on ne reverra jamais qui s'effaceront de notre mémoire ... tels des oiseaux de passage dont nous aurons été les compagnons volages ...

Parvenir à entrer dans ce monastère tenait du miracle, les horaires de visite demeurant un mystère épais, autant pour les employés de l’office de tourisme que pour les riverains. Nous nous étions précipités en voyant la porte ouverte. Il arrivait de Tokyo et bredouillait quelques mots d’anglais. A la porte, la vieille religieuse l’a toisé du haut de son mètre quarante et l'a informé d’un ton docte qu’elle ne parlait pas cette langue : qu’il veuille bien se débrouiller.
Enrobée dans toute sa virginale sévérité, voile bleu nuit, regard réprobateur dirigé contre toute tentative de questionnement, elle a entrepris de scander son maigre texte d’un ton monochrome, tandis que j'essayais de traduire et d’expliquer à notre ami nippon que la peinture à fresque des absides visitées était liée à l’atelier de Giotto, dont il se réjouissait d'aller visiter une fameuse chapelle le lendemain. Ayant terminé d’égrainer sa litanie, elle a énoncé : une seule photo ! il y a des cartes postales à l’entrée ! avant de pointer de l'index la boîte où déposer nos oboles.

A la sortie, je m'apprêtais à enfourcher mon vélo, quand il m'a tendu cet emballage en souvenir. Je suppose qu’il s’agit de dessous de verre, dont je n’ai pas le moindre besoin, et que c’est une reproduction d’Hokusai, ou d’Hiroshige qu'on voit imprimée dessus. Depuis mon retour, je n’ose ni ouvrir ni jeter le sachet. Je le garde encore vingt-quatre heures pour ne pas oublier la nonne aride, les fresques de San Antonio in Polesine, et le Japonais qui souriait. Le sachet s'en ira dès demain dans la corbeille à papier.

mardi 19 juin 2018

Voir : des poules heureuses


Extrait de Nul homme n'est une île, de Dominique Marchais.

A chaque fois que je vois une poule dans un pré,
vivant sa vie de poule, sautillant et picorant,
moi, ça me fait rêver.
Y a-t-il chose plus belle qu'une poule dans un pré?
Ici : Le Galline Felici, de Roberto Li Calzi en Sicile.

lundi 18 juin 2018

Vivre : courir pour soi


Coureurs / MANN / Naples


Ce qui fatigue, ce n'est pas l'effort fourni.
Ce qui fatigue, c'est la pression subie.

dimanche 17 juin 2018

Voyager : pour deux euros


Dans une ruelle d'Aix-en-Pce

Parfois, le voyage commence dans un petit magasin à l'aspect délabré.
Parfois, le voyage commence par un palais comblé de saveurs sucrées.

samedi 16 juin 2018

Vivre : de l'ombre, de la lumière


Michele Balugani / Dalle tenebre alla luce / MANF / Ferrara


Cette tendance à voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, selon qu'on soit d'attaque ou en mode chagrin. Tout ce que la vie donne, tout ce qu'on reçoit, tout ce à quoi on pense certains jours avoir droit, qu'on réclame à grands cris, tandis que la vie donne, toujours, en continu, et qu'il suffit juste d'être là.

vendredi 15 juin 2018

Vivre : comme un edelweiss, une antilope, un orang-outan


Fresque / Santa Maria Maggiore / Bergamo


Quand l’orage a éclaté, nous avons trouvé refuge dans une librairie, le meilleur endroit pour attendre la fin d'une averse. J'ai déniché deux bouquins avec des héroïnes on the road et cherchant chacune à sa manière le moyen de trouver son chemin. Au moment d'encaisser, la libraire nous a demandé si nous allions à la mer et offert deux toiles pour protéger nos serviettes du sable avec, imprimé dessus, un extrait de La promenade au phare . Nous lui avons demandé si elle aussi partirait se baigner. Alors, elle a ouvert de grands yeux gourmands et souri : Non, non, moi, je passe mes vacances à la campagne, je vais cueillir des fruits.
Elle nous a expliqué qu’une de ses amies agricultrice possédait un énorme verger et qu’une fois la récolte effectuée, elle lui laissait champ libre (si l’on peut dire). Alors elle grimpait dans les arbres et dévorait tout plein de fruits (elle faisait aussi de la confiture et nous en aurait volontiers remis un pot le lendemain si nous ne partions pas si tôt). Puis elle nous a parlé de la musique des feuillages, du murmure des oliviers et de la façon très particulière qu'ont les fleurs de chanter.
Elle avait le sourire séraphique de certains enfants rêveurs, de certaines saintes au fond de d’églises oubliées, et la fraîcheur d’un ruisseau de montagne, elle avait l’indulgence de ceux qui sont comblés, de ceux qui n’ont pas grand-chose à désirer.
Dehors, la pluie finissait de pianoter. En la remerciant chaleureusement, on se disait que certaines personnes, à l’instar d’espèces rares, en voie d'extinction, mériteraient d’être protégées. Et si l'avenir de l'humanité résidait dans cette faculté subversive de savoir se hisser dans des branches pour déguster de douces offrandes à notre portée ?

jeudi 14 juin 2018

Vivre : still life / 46



La reine des sauces, un concentré de Sud, de vacances, d'Italie.
Il y a la pasta, déclinée sous toutes ses formes et ses sughi.
Il y a la pizza, incontournable rendez-vous des vendredis.
Il y a les osso bucchi, le boulettes, les multiples recettes, inventées ou suivies.
Ici la jauge clignote dès qu'il n'en reste plus que cinq bocaux.
Le signal est donné. Il faut se remettre au boulot : carottes, oignons, céleri
vont rejoindre des tomates bien mûres, à la rigueur d'excellents pelati.
ça mijote pendant deux heures, ça prend de belles couleurs.
Et toute la maison sent bon la cuisine tandis que je débouche un bon Chianti.

mercredi 13 juin 2018

Vivre : face aux chiens, aux fleurs, aux montagnes et à la mer


Rouge et blanc / Roger Bissière / 1950 / Annexe XXe Musée Granet / Aix-en-Pce

Il y a beaucoup de façons différentes de regarder n'importe quelle chose, quel fait ou quel processus. Un chien est un chien, sans plus. D'une certaine façon, il n'y a rien de spécial à cela et, en même temps, c'est extraordinaire, c'est même miraculeux. Cela dépend entièrement de la façon dont vous le regardez. Nous pourrions dire qu c'est à la fois ordinaire et extraordinaire. Le chien ne change pas quand vous changez la façon dont vous le regardez. Il reste toujours ce qu'il est, sans plus. C'est pourquoi les chiens, les fleurs, les montagnes et la mer sont d'excellents maîtres. Ils reflètent votre état d'esprit. C'est votre esprit qui change.
J. Kabat-Zinn / Au coeur de la tourmente / J'ai lu / p.284


La banalité n'existe pas. La routine non plus. 
Ceux qui se plaignent que ce soit : dépassé, vieillot, répétitif, usé
n'ont rien compris aux infinies possibilités 
des jours, des choses et des regards.

mardi 12 juin 2018

Ecouter : quand la musique est bonne


David Leeuw and his family (détail) / Abraham van der Tempel / Rijksmuseum / Amsterdam

Certains dimanches soir, ZB et moi, on aime bien faire découvrir à l’autre des chansons qu’on apprécie particulièrement.
On s’assied sur le divan. On écoute à deux. Avec concentration.
Quand c’est le morceau de l’autre, on se montre attentif, immobile. Poli.
Quand c’est notre propre morceau qui passe, on est plutôt tendu. Comme en attente d’un verdict. 
On voudrait que l’autre s’écrie : ouais, super, génial, je vais le charger tout de suite. 
Mais ça n’arrive jamais. On se sourit gentiment. On dit : oui. On dit : c’est bien. 
Et prestement, on passe à autre chose.
Heureusement qu’on n’a pas besoin de la musique pour souder nos liens.


lundi 11 juin 2018

Lire : en toute liberté




Certo, il cuore, chi gli dà retta, ha sempre qualche cosa da dire su quello che sarà. Ma che sa il cuore? Appena un poco di quello che è già accaduto. (Certes, le cœur, pour qui l’écoute, a toujours quelque chose à dire sur ce qui sera. Mais que peut savoir le cœur? A peine un peu de ce qui s’est déjà passé).
A. Manzoni / I promessi sposi / VIII, cité en exergue.
 Il est certain que, comme présageant sa mort prochaine et celle de ses parents, Micol répétait continuellement également à Malnate que son avenir démocratique et social la laissait totalement indifférente, qu'elle abhorrait l'avenir en soi, lui préférant de beaucoup "le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui" et plus encore le passé, le cher, le doux, le charitable passé. Et comme ce n'était là, je le sais, que des mots, les habituels mots trompeurs et désespérés que seul un véritable baiser eût empêcher de proférer, que justement de ces mots et non d'autres soit scellé ici le peu de chose que le cœur a été capable de se rappeler. (Fin du livre)

Giorgio Bassani (1916-2000) a construit toute son œuvre autour de Ferrare, durant les années d’exclusion et de fascisme. Le Jardin des Finzi-Contini, publié en 1961, raconte une histoire d’amour impossible sur fond de lois raciales, juste avant que n’éclate la guerre.

Ce livre, trouvé à la librairie Payot-Coutance un après-midi après les cours, a marqué toute mon adolescence. Je l’ai lu, relu, acheté, racheté, vanté, offert, recommandé, je l’ai passionnément aimé. Fort heureusement, je n’ai jamais eu à l’étudier. J'ai pu me permettre de l'aborder de manière libre, sautant parfois de longs passages, le relisant en commençant par le milieu, pointant un chapitre par-ci un chapitre par-là. Naviguant d’un point à un autre, je reconstruisais à chaque fois l’histoire sous un angle différent. Naturellement, je l’ai aussi lu du début à la fin, d’un trait, et cette fois-là a été comme une première fois. Un jour, j'ai délaissé l'exemplaire Folio avec la photographie de Dominique Sanda en couverture pour l'édition de poche italienne et un nouveau récit s'est imposé à moi.

Ce roman m’a appris une chose essentielle : la liberté du lecteur. Le fait que chaque lecture reconstruit un ouvrage et que personne ne peut se mêler d’entrer dans la relation très personnelle entre un livre et son récepteur.
Plus tard, à l’université, je me suis bien gardée de choisir des séminaires portant sur des écrivains admirés. Analyser m’a toujours semblé incompatible avec une relation d’émotion, littéraire ou autre. Décortiquer et savourer, c'est comme l'huile et l'eau, et l'émulsion ne prend pas. Personne ne lit jamais le même livre et personne surtout ne relit jamais le même livre. Les expériences se suivent et ne se ressemblent pas.

(Et ne parlons pas de la liberté de l'auteur : investigations faites, Bassani a constitué son récit à partir de pièces détachées, empruntées à son entourage, mais ça, ça  c'est encore une autre histoire).

La première fois que je suis allée à Ferrare, sur les traces de mes protagonistes, c'était en août (durant une période de ma vie j'aimais organiser des voyages dans le sillage d'un livre adoré). Je me souviens : la ville était déserte, les rues pétrifiées de chaleur. Je pédalais sur le corso Ercole I d'Este, sur le corso della Giovecca, comme si je retrouvais un paysage ami, les noms et les espaces m'étaient connus, je m'attendais sans cesse à voir surgir une personne familière. Le soir venu, je me suis assise à une terrasse pour relire quelques chapitres in situ. Attablés derrière moi, deux jeunes Français médusés et déçus par cette Italie provinciale s'écriaient : "y a rien à voir dans cette ville, y a que des vieux et des putes".



dimanche 10 juin 2018

Vivre : les petits pas


Portail / Cathedrale Saint-Laurent / Trogir 

Après une discussion avec M. :

Qu’est-ce qui fait que, croyant opter pour des solutions radicales en opérant un virage à 180 degrés, on se retrouve à vivre exactement les mêmes difficultés ? Qu’est-ce qui fait qu’une simple virgule peut changer sensiblement le sens d'un énoncé ? Qu'est-ce qui fait qu'un sourire (quelques muscles étirés) peut vous sauver un matin ? C'est sûr : on devrait davantage en appeler au pouvoir des petits riens.

samedi 9 juin 2018

Voyager : mourir un peu


Cathédrale de Šibenik 

Vivre la chance de quitter un endroit l’âme barbouillée, le cœur chaviré, 
embrasser, tenir tout contre soi ceux qu'on a rencontrés,
serrer très fort des mains, souffler au loin des baisers. 
Connaître la douleur de trop de tendresse. **

** Khalil Gibran

vendredi 8 juin 2018

Voyager : le trop-plein










A l'aller et au retour
Deux fois par jour
Ralentir pour m'extasier
Le cœur labouré
Les yeux embués
Par la tendresse. 

jeudi 7 juin 2018

Vivre : le dernier concert


Loggia / place Ivana Paula II / Trogir


Sous les vols déchaînés des hirondelles, ils s’embrassaient et ils pleuraient. Ils riaient aussi, mais avec tant de larmes. Après six années ensemble, sur les bancs de leur lycée, dans les rangs de leur chorale, ils étaient en train d’apprendre qu’il faut perdre pour gagner. Qu’il faut accepter de lâcher pour trouver autre chose, ailleurs. Alors ils ne cessaient de se prendre dans les bras les uns des autres, pour se rassurer, pour être certains de pouvoir franchir le pas. 

A les regarder, on se sentait en proie à des émotions fortes. On avait envie de les consoler. Leur dire que parfois, très souvent même, les choses ne se perdent pas. Elles sont toujours là. Elles se tapissent dans un coin de la  mémoire. Elles se trouvent quelque part. Les choses s'en vont à tire d'aile et puis reviennent un jour sans crier gare. 

mercredi 6 juin 2018

Vivre : bonheurs et tremblements





Voir arriver la tribu de Pakis et observer les mères déverser sur leur progéniture blasée
moult crème solaire, interdictions, avertissements et vociférations
avant d'aller toutes trois se baigner, rigoler et s’éclabousser "ouanne, tou, triiiiiiiii"
Découvrir entre deux rochers, protégée par des oursins et des étoiles de mer, une nursery.
Hésiter de longues minutes au supermaket devant le choix impressionnant de sardines en boîtes.
Sur la route, saluer à coups de "bog" "bog" des écoliers croates.
Saluer aussi les scarabées, les hirondelles et les papillons.
Et tant qu’on y est saluer les gens penchés sur leurs champs ("dobre vece" "dobre dan").
Acheter devant les remparts de la vieille ville à un libraire breton
un bouquin traduit de l'allemand, écrit par un jeune auteur serbo-bosniaque.**
 

Se découvrir pauvre Robinson impuissant face à une décharge au cœur d’une crique idyllique
(eau cristalline, ondées turquoises et oursins à profusion).
Pester et tordre le plastique trouvé au large, le nouer pour le ramener
(sur sa poitrine, comme un bébé qu’il s’agirait de protéger)
Entendre qu’on a trouvé trois seringues sur la plage
Apprendre qu’une overdose a tué dernièrement un gosse du village.
Rentrer pour la dernière fois par le chemin qui longe le rivage. 


** Saša Stanišić, Le soldat et le gramophone, Stock, 2008 


lundi 4 juin 2018

Vivre : les heures bleues




L’heure bleue est la période entre le jour et la nuit où le ciel se remplit presque entièrement d’un bleu plus foncé que le bleu ciel du jour. Cette couleur est particulièrement prisée des photographes dans le cadre de la photographie de nuit. Wikipedia. 

Pour Reinette, en revanche, il s’agit d’un autre moment : Tu connais l’heure bleue ? En fait, c’est pas une heure. C’est une minute. Juste avant l’aube, il y a une minute de silence. Les oiseaux de nuit arrêtent de chanter et ceux de la journée n’ont pas encore commencé. Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, E. Rohmer. 

Ici, c’est encore autre chose. Le soir, après que nos couverts ont terminé de cliqueter et que le clocher a sonné neuf coups fatigués, le ciel blêmit jusqu’à la blancheur. C’est l’heure dense et belle qu’on qualifie de bleue, mais qui renâcle à bleuir, comme si le ciel ne voulait pas céder à la nuit. Insensiblement, pourtant, la brise se fait insistante, et les chats repus se taisent. Dans les arbres, les échanges perdent peu à peu de leur impétuosité, les réparties tardent à arriver, les tons ont tendance à baisser. On assiste à un net décrescendo dans les trilles.

Ce chant sera-t-il le dernier ? Curieux, absorbés par le charme de cette heure invraisemblable, nous tendons l'oreille, immobiles. Non. Encore un tremolo par-ci, comme une répartie un peu lasse. Et puis un autre par-là, venant du pin parasol. Un battement d’aile agite le citronnier. Un dernier cri, avant la nuit. Le clocher sonne la demie. Et enfin, le silence s’installe.

Un silence tout relatif, puisque les chiens au loin prennent le relais, ainsi que les grillons. Et puis d’étranges oiseaux nocturnes se mettent à déverser leurs sons aquatiques sur toute l'île. Ces couche-tard ne cesseront leur bamboche qu'aux premières lueurs de l'aube.  

Sur le coup de quatre heures, nous serons tirés de nos rêves par un joyeux tintamarre : une armée de lève-tôt, après avoir croisé dans les branches leurs compères fêtards, entonne une ode en l’honneur des rayons azurés. 

C’est ce moment précis que Rohmer a saisi dans son court-métrage. Le premier matin, Reinette en chemise de nuit immaculée, au beau milieu d’un champ, se désespère de s’être réveillée trop tard. Elle est au bord des larmes. Elle qui voulait montrer à Mirabelle, son amie des villes, la beauté d’un profond silence, ne peut réprimer son intense déception.
 
Nous, en revanche, on lève les paupières sur la langue turquoise de Peljesac qui s'allume au loin. A peine le temps de se dire que cet incendie est mirobolant, qu'il faudrait se lever pour l'admirer, qu'on replonge illico dans nos draps.

Au retour, on se promet de visionner le dvd, et les images de Rohmer nous rappelleront inmanquablement les citronniers, tous les pépillements célestes, et les mille nuances de la nuit étoilée.

 

samedi 2 juin 2018

Vivre : stilll life / 45





Ces keks aux céréales complètes j’en raffole : sur la  plage, en fin d’après-midi, elles constituent le goûter idéal. Elles me rappellent les galettes dont ma grand-mère tapissait le fond d’une boîte en fer blanc dans les années soixante. Elle rencontrait alors un succès mitigé quand elle soulevait le couvercle. Ces galettes beigeasses ne nous disaient rien. Nous faisions la moue et nous lui indiquions les marques qui diffusaient leur publicité à la télévision. Plus sucrées, plus colorées, plus attractives avec leurs arômes chimiques framboise ou chocolat. Face à nos revendications répétées, notre nonna finissait toujours par sortir de son immense tablier noir quelques pièces de cinquante lires et nous foncions comme des bolides à l'épicerie du village.
 
Ici, sur le sable, je savoure des moments de pur bonheur gustatif qui me font retrouver ma grand-mère Elena, mes étés parmi une ribambelle de cousins et la volupté d’une pâtisserie industrielle dont la recette n’a certainement pas varié depuis l’époque titiste. Tout cela (tout cela!) pour le prix modique de 9,87 kunas.