mercredi 31 mai 2023

Vivre : que du bonheur!

 
Il Trionfo della Morte (détail) / Buffalmacco / Camposanto / Pisa

Depuis quelques temps, comme une mode printemps/été faisant fureur,
 on ne veut que notre bonheur : impossible d'échapper à ce flux ravageur.
Il s'agit d'être heureux et d'y aller non par quatre, mais par cent chemins. 
Pour cela, mille conseils, mille propositions, mille cours, mille discours.
Pas question de rater l'opportunité : les places sont chères et limitées!  
Et que faire si l'on entend s'adonner à vivre purement et simplement ?
  Sans doute laisser ces multiples aubaines à qui saura les mériter vraiment.

mardi 30 mai 2023

Vivre : berceuse

 



 
Cris d'enfants, grillons insistants, alouettes des champs. 
Brassées légères des lys ambrés sous les passerelles. 
La journée fut belle. Derniers passages à tire-d'ailes.
Le lac épuisé s'apaise, appelle une trêve, rappelle ses rêves. 



lundi 29 mai 2023

Vivre : matinées à Verduno

 

A quoi tiennent les moments heureux? Pourquoi se souvient-on avec émotion d'une chambre jaune, rouge et bleue qui a su bercer nos songes et d'un balcon en bois inondé de jasmin? et des fragrances qui décoraient un espace ensauvagé tout au fond d'un jardin? Pourquoi garde-t-on l'impression qu'un rosier nous a parlé et que son message, on ne pourra jamais l'oublier? et qu'un ouvrier tête en l'air était allé déverser des centaines de coquelicots et de bleuets au pied d'un mur à moitié affaissé? 
 
Pourquoi déposera-t-on tout au fond de son sac à sensations le goût d'un certain fromage, le grincement d'anciens parquets, les chuchotements des autres convives? Pourquoi se souviendra-t-on d'un biscuit ovale offert à notre chien ? Difficile de savoir. Parce que c'était eux et parce c'était nous. Parce que le moment était venu. 
 
On se rappellera longtemps un salon couleur lime parcouru de tableaux aux tracés tendrement enfantins. Et une longue nappe blanche sur laquelle trônaient un grand pot de confiture et une généreuse plaque de beurre moulée à l'ancienne. Et l'image d'une pimpante cafetière argentée. De grands parapluies patientant dans l'entrée. Le plafond de stucs empreints de majesté. La musique du gravier égrainé. L'entrée d'une cave invitant à déguster, voire s'enivrer. 
 
On replie les images. On range dans sa mémoire. On garde le tout pour plus tard, pour ces journées où tout semble aller de travers. Parce que c'était eux et parce c'était nous. Parce que ces moments à part font du bien et que certains jours c'est précisément d'eux dont on aura terriblement besoin. 
 

dimanche 28 mai 2023

Voyager : prends garde à la tristesse des choses

 


Il ne devait pas neiger sur le voisin lac Majeur, mais pleuvoir à verses, c'est sûr. Les rives blêmes s'agitaient et les autobus stoïques se déversaient. Seul le petit train qui les attendait affichait une mine bleu azur. Deux touristes derrière nous se sont exclamées : que c'est mignon! Le chien a eu des mots avec deux congénères plutôt grognons. Depuis notre arrivée, tout était venu nous parler d'obsolescence. Les carcasses des usines oubliées, le chagrin des maisons abandonnées, les mornes alignements d'hôtels corrodés. Les langues gutturales que nous entendions nous parlaient d'autres temps et d'autres paysages.
 


Le tourisme à outrance est une forme particulièrement perfectionnée de colonisation. Nous avons décliné les sachets de champignons, et les porte-clefs, et les sandales tout confort, et les napperons. Toutes les entrées dans toutes les places sublimes se ressemblent et déploient avec force variété de quoi se rappeler qu'on est passé par ces lieux, comme si notre mémoire pouvait être défaillante, ou comme s'il fallait absolument marquer des liens à l'aide de malheureuses babioles. 
Comme s'il fallait se souvenir de ceux que l'on a laissé ailleurs et ensuite des lieux où l'on a été ailleurs. Dans le fond, il s'agit toujours d'être ailleurs. D'où peut-être la désolation des façades délaissées, qui n'étaient vouées à être présentes nulle part.
 



Soudain, j'ai eu très envie d'un jardin parsemé de rosiers, et d'une place riant au soleil couchant, soudain j'ai ressenti l'irrépressible besoin de dévorer des platées de pâtes maison, de scruter des titres dans des vitrines bariolées, d'élargir l'horizon. Il a saisi ma main et murmuré : partons. Nous n'avons pas hésité une seconde. Nous sommes engagés droit direction sud, vers des collines douces et parfumées qui n'ont pas tardé à se déployer. Elles semblaient placidement nous attendre, depuis toujours. Alors, nous les avons frôlées et nous nous sommes empressés de rouler vers l'été.

mercredi 24 mai 2023

Voyager : de rive en rive

 

 
Ainsi donc, il y a ce petit lac, romantique, minuscule et discret. Si discret que les index, sur les cartes routières et davantage encore sur les écrans, l'ignorent et l'effacent en passant. Au milieu du lac alpin écrasé par la renommée de ses voisins se trouve une île, minuscule et terriblement romantique elle aussi, où se déversent dès les beaux jours des flots de vacanciers désireux de venir s'imprégner de l'élégance surannée des lieux. 
En préparant notre itinéraire, il est apparu que les rives du lac sont très différentes : à l'est, des sites touristiques craquants, des clochers rose pâle, des palais Renaissance où il est très sélect d'organiser son mariage, des propriétés proposées à sept millions d'euros, des jardins à la française et des terrasses inondées de rosiers généreux; à l'ouest, des villages aux constructions modestes, des églises demandant à être rénovées et des rambardes en fer rouillé. Bref, d'un côté, on s'affiche très chic et de l'autre, on tente de tenir le choc.
Demain, nous remonterons la petite route nationale qui s'inonde de soleil au levant. Il y a là-bas un oratoire endormi au pied d'une immense forêt, un cercle ouvrier proposant des menus à dix euros tout compris, un village où les chats sont rois. Ensuite, nous bouclerons la boucle avant de repartir vers d'autres paysages. Je m'amuse parfois de ces destinations choisies sur la base d'improbables et menus détails. Il arrive que je ressente très vite un mortel ennui dans des endroits que mon corps reconnaît comme étouffants et il arrive aussi que j'éprouve une forte envie de poser mes bagages et de m'installer sur une terrasse pour le pur plaisir de m'y sentir libre et désœuvrée. Qui sait ? Qui sait, demain, ce qui m'attend ?

mardi 23 mai 2023

Vivre : consolations

 
David Leeuw with his family (detail) / Abraham von den Tempel /Rijksmuseum / Amsterdam
 
Un baume sur les pires détresses: le chaud, le doux, le beau. 

lundi 22 mai 2023

Regarder : de l'autre côté


GRAFT / avec Marianne Birthler

Lors de l'avant-dernière Biennale de Venise, le pavillon allemand était l'un des plus intéressants. Son thème était : "Unbuilding Walls" (une réalisation en rapport avec le thème de l'année : Freespace). Dans un premier temps, l'exposition se focalisait sur le Mur de Berlin. Les spectateurs étaient confrontés à une implacable paroi noire, qui pourtant, selon la perspective dans laquelle elle était considérée, comportait des ouvertures. On se rendait compte à mesure que l'on s'approchait que l'on pouvait évoluer entre les différents panneaux et chacun exposait en son verso diverses données sur fond blanc (des éclairages sur des événements ayant jalonné les vingt-huit ans d'existence du Mur européen).




Ensuite, il y avait un autre espace, une longue paroi blanche que des miroirs semblaient prolonger à l'infini et qui contenait le "Mur des opinions". Sur une série de six écrans, on voyait se succéder des personnes qui vivaient des deux côtés de frontières ou de séparations élevées par le biais de murs ou de barbelés (elles étaient filmées à Chypre ou à Ceuta, au Mexique et aux États-Unis, en Irlande, en Corée du Nord et du Sud, dans la bande de Gaza). 
 

Les gens se tenaient debout et témoignaient de leur vécu. De la peur et de ce qui se trouvait de l'autre côté de leur peur. Chacun invoquait ses raisons et les légitimait par sa vision et son appartenance à une réalité bien particulière. C'était impressionnant, cette expérience des frontières, des blocages, des séparations. Cela provoquait chez les visiteurs toutes sortes de réflexions et d'échos, politiques et sociaux, mais aussi philosophiques et relationnels. On en arrivait à comprendre au travers des sensations corporelles et de la présence aux lieux le sens de l'expression : quel est votre point de vue ? Les points de vue se déployaient à l'infini, comme autant de vérités fragmentées, et il était vertigineux de constater que, sans être fausses, chacune de ces vérités ne pouvait contenir qu'une infime partie des données en jeu.


dimanche 21 mai 2023

Vivre : la femme au balai

 
Photo : Francesca Volpi / Bloomberg via Getty Images / site de Rainews 20.05.2023

Une image saisissante : cette photographie a été prise jeudi dernier à Faenza, dans une école de musique. Au centre, un piano souillé de boue que la force de la crue avait dû renverser et une femme qui s'échine à déblayer la vase recouvrant tout le sol. Les parois nues portent les marques du niveau atteint par les eaux. Par-delà ce qui s'est passé ces derniers jours en Émilie-Romagne, les pertes humaines et matérielles, les sans-abris et les réseaux coupés, la désolation de ceux qui doivent faire face à la catastrophe et l'obstination de ceux qui viennent les sauver, c'est une allégorie de l'avenir de notre planète qu'on voit ici : le piano qui ne saura probablement plus donner le la et notre humanité obligée de faire face aux dégâts. Quelles perspectives ? Quelles solidarités ? Quels moyens de faire face ? Et surtout : quelles possibilités d'échapper au désastre ?  
 
(Impossible d'oublier : il y a un peu plus de trois ans, tandis que l'épidémie du Covid battait son plein dans le Nord de l'Italie, rentrant de Florence nous avions passé la frontière avec un curieux sentiment de soulagement, comme si le virus allait rester de l'autre côté. Quelle absolue naïveté! N'est-ce pas cette même naïveté qui anime les habitants des pays riches, quand ils s'obstinent à consommer et à croire que les catastrophes écologiques sont toujours ailleurs ? Comment continuer de poser des frontières mentales et imaginer que les désordres ne vont jamais toucher notre côté ?)

samedi 20 mai 2023

Vivre : l'herbe si verte

 

La maison, j'en avais longtemps rêvé. Une maison parfaite, avec un beau dégagement, des forêts, immergée dans une nature incontaminée. Je la recomposais à l'aide d'images et d'attributs divers : une source privée, un manteau de cheminée en pierre grise, une terrasse dominant la vallée, une échappée sur un petit lac de montagne. Elle m'attendait quelque part. J'en étais persuadée. Je ne cessais de chercher, Google map, tous les sites y passaient.
La nuit, et surtout le jour, j'en rêvais.

J'étais à la poursuite de la maison idéale et la maison idéale me poursuivait. Pas une annonce n'était censée m'échapper. Je faisais et refaisais mes calculs, la distance, les trajets, les traites annuelles et les travaux à prévoir. Je m'imaginais camper, construire, retaper, réarranger, et puis naturellement décorer.

J'imaginais un coin de monde où rien ni personne ne pourrait plus m'atteindre, où tout ne serait que luxe, calme et volupté (et réserves de bois censé me réchauffer). Je me voyais déjà en Robinson Crusoé. Ma vie allait pouvoir reprendre un nouveau départ, j'allais me réinventer. Grace à la maison, c'est sûr, je deviendrais une autre. Un feu m'habiterait.

Et puis, hier, effectuant pour la énième fois le chemin qui menait à ma petite plage secrète, suivant la route des castors et des sangliers, levant les yeux, je l'ai aperçue,  je l'ai enfin vue : la maison idéale était là, là-haut, à flanc de colline, qui m'attendait. Elle m'attend, elle se tient tranquille, fiable, accueillante, dans l'espoir patient que mes élucubrations, mes démons de minuit, veuillent bien s'apaiser.



vendredi 19 mai 2023

Vivre / Ecouter : le bon tempo

 
65-S-9- 80x 74 / Martin Barré / fondation Gandur pour l'Art / Genève
 
L'autre jour, invité à GBVF pour parler de son livre La vie simple dans lequel il vante l'importance des  vertus ordinaires pour notre équilibre personnel et social, Carlo Ossola s'est exprimé à propos de la lenteur :
 
La lenteur ne nous exclut pas du tout de notre temps. Si nous analysons honnêtement l'accélération des procédures que nous avons aujourd'hui, le temps gagné n'est pas octroyé au repos, pour augmenter la lenteur, mais il est concédé au contrôle, c'est-à-dire qu'il faut accélérer pour mieux être contrôlé. Et l'on se voit doublement dépossédé : d'abord, en ce qui concerne le rythme de l'animal "fait pour la paix" et d'autre part parce que l'accélération ne comporte pas une plus grande paix ultérieure, mais un meilleur contrôle. Le temps gagné ne nous appartient pas. Il s'agit d'exercer une lenteur pondérée pour éviter d'être des machines sous contrôle et incontrôlées.
 
Partout, aux caisses comme sur les routes, la pression d'aller vite nous happe. La plupart du temps à notre insu. Même quand on pense que la technologie vient à notre secours (en nous indiquant le temps estimé pour lire un article, ou le nombre de minutes d'attente pour l'arrivée de notre bus, ou la quantité de secondes qui nous séparent d'un feu vert quand nous sommes arrêtés pour travaux sur la chaussée), la notion du temps, du temps utilisé, du temps perdu, du temps comptabilisé est sans cesse (et de plus en plus) présente. 
 
Du coup, pouvoir faire fi des attentes potentielles et savoir "perdre" son temps devient une véritable compétence et un luxe inestimable. A savourer sans modération.
 
 
Édition originale : Trattato delle piccole virtù : breviario di civiltà, Marsili editore, 2022. 
Édition française : La vie simple. Les vertus minimes et communes, Les Belles Lettre, 2023

jeudi 18 mai 2023

Vivre : l'art des terrasses

 

 
Pourquoi donc chercher midi à quatorze heures ?
Et pourquoi pas dès les premiers coups de onze heures ?
 

mercredi 17 mai 2023

Vivre : la plaie

 

Portrait d'un homme / Lucas Cranach le Vieux / SMK /Copenhague

 
L'homme raillait et, comme la bêtise insiste toujours, ses moqueries appuyées donnaient toute la mesure de sa stupidité.



mardi 16 mai 2023

Vivre : présences

 
Feuillet d'un Graduale contenant des scènes de nativité avec la lettre S / Cola di Fuccio
 
Ils sont cinq cette année à se partager la terrasse. Ils passent et repassent tous les jours et je me surprends régulièrement à les observer, fascinée. Dix, vingt fois durant l'après-midi, leur présence vient me happer. 
 
Ils sont vifs, rapides, pas loin de se montrer hostiles, et même teigneux : parviennent parfois à effrayer le chien par leurs mouvements hachés. D'autres fois, leur immobilité inquiète : comment peuvent-ils rester si longtemps sans bouger ? Est-ce que ce sont bien eux, émergeant entre deux lattes, ou ne s'agirait-il pas de quelque brindille que le vent aura soufflée ? Si je les ai à l’œil, eux-mêmes paraissent intrigués : quel est donc cet animal à sang chaud presque aussi immobile dans son fauteuil qu'ils le sont eux-mêmes sur leur plancher ? 
 
Ils ne semblent pas commodes, font valoir un fort sentiment de territorialité. Audacieux, conquérants, ils poussent l'outrecuidance jusqu'à s'insinuer à l'intérieur et je dois les chasser. Il le faut : un de leur congénères s'est coincé un jour dans un boîtier de sol et c'est tout sec qu'on l'en a retiré.
 
Il leur arrive de décrire d'étranges arabesques gothiques, des S, bien sûr, mais aussi des G, des L, des O, sans compter les grands 8, les paragraphes qu'ils esquissent, on croirait des gymnastes en train de s'exécuter. Ils sont certes indéchiffrables, mais au-delà de notre absolue incommunicabilité, les liens qu'ils entretiennent entre eux ont de quoi intriguer. Sauvages, ils se scrutent, se toisent, se battent, puis battent en retraite sans que l'on sache lequel a gagné. 
 
Régulièrement dans la journée, je dois m'arracher à leur contemplation pour continuer mes occupations tandis qu'eux, poursuivent leurs chorégraphies, décrivent des cercles, dansent au soleil leur vie mi-contemplative mi-saccadée et seule la pluie a le pouvoir de les épouvanter : quelques gouttes et prestement, ils se débinent, les reptiles de cette année.
 

lundi 15 mai 2023

Vivre : exils

 

Tu laisseras tout ce que tu aimes
le plus tendrement ; c’est la flèche
que l’arc de l’exil lance en premier.
Tu sauras comme a saveur de sel
le pain d’autrui, et comme est dur chemin
la descente et la montée des escaliers d’autrui.

 
Tu lascerai ogne cosa diletta
più caramente; e questo è quello strale
che l’arco de lo essilio pria saetta.
Tu proverai sì come sa di sale
lo pane altrui, e come è duro calle
lo scendere e 'l salir per l'altrui scale
 
 
Dante / P XVII / 55-60)

 
Face à toutes les horreurs aux frontières : entendre la voix de l'exil avec les mots d'hier.
 

dimanche 14 mai 2023

Vivre : le sens des limites

 


Hier matin, sur la place Fédérale, face au Parlement, à la banque Nationale, au-dessus des pommes de terre et des badauds éberlués, Greenpeace est venue rappeler cette vérité fondamentale : nos ressources sont limitées. Le 13 mai, le pays a épuisé toutes les ressources à sa disposition. Si tout le monde consommait comme la Suisse, il faudrait trois planètes pour assurer. Nous sommes comme des ménages qui s'endettent, à qui l'on prête, et qui ne songent pas à se restreindre. On continue à construire et à s'envoler. Quant à la bonne conscience, les SUV électriques et les panneaux solaires sont là pour la consolider.


samedi 13 mai 2023

Vivre : l'addition

 
Ritratto di  Corrado Cagli/ Renato Guttuso / Museo civico Palazzo Mazzetti / Asti
 
 
Il a, comme on dit, "réussi"Il a voulu, il a obtenu, mais à quel prix ?
Il a, comme on dit, "réussi". Aujourd'hui, tout le monde le sait, sauf lui.

 
 

vendredi 12 mai 2023

Vivre / Regarder : les digues

 
 
 
Il y a les piles, à faire, à lire, listes interminables, écrasantes, barbantes. Et il y a les choses que l'on fait, les livres que l'on lit. Dans le plaisir, il n'y a pas de pile : on va vers ce qui plait ou qui fait envie. Le plaisir étend les espaces à l'infini. Le devoir, lui, construit des piles et des piles, qui finissent par faire des digues entre soi et la vie.

jeudi 11 mai 2023

Vivre : minimalismes

 
La scène - Relatum / Fondation Lee Ufan / Arles
 
 
éliminer de sa vie le superflu et le nuisible : effort considérable


mercredi 10 mai 2023

mardi 9 mai 2023

Voir : écouter dans un monde très bavard

 

 
Je me souviens que la première fois que j'ai fait  un film en psychiatrie, en été 1995, je suis arrivé là-bas un peu à reculons. C'était comme si j'avais peur d'être contaminé, j'avais une vrai trouille. J'étais pas bien. Maintenant, en faisant ce deuxième film, j'ai dépassé cette peur-là.
Mais j'ai compris que si je souhaitais refaire un film en psychiatrie, c'est parce qu'il y a chez moi des zones qui sont touchées par ça, par ce monde-là. Il y a en moi quelque chose de touché, ça rencontre mes propres angoisses, sans doute et ça se traduit par des sentiments mélangés. 
Faire un film sur l'Adamant, je pense que ça m'a soigné, ça m'a un peu soigné d'être là. Mais je pense que ça peut soigner tout un chacun, parce que c'est un bel endroit. Un endroit sur lequel les gens essaient de s'écouter, de se parler. C'est pas si fréquent aujourd'hui de se parler, de s'écouter.
On est dans un monde très bavard, mais dans lequel on a l'impression que l'on s'écoute de moins en moins. Personne ne s'écoute. Tout le monde est dans son autopromotion - un monologue - dans son coin, dans une forme de repli, un repli identitaire. Sur l'Adamant, vous êtes confrontés à toutes sortes d'altérités. A la fois ça peut être dérangeant, parce qu'on a peur des autres. A la fois, ça peut être stimulant, parce qu'on découvre chez les autres des points communs, ou des points de divergence, mais avec qui on peut échanger. C'est un peu tout ça.

(Nicolas Philibert, au micro de Laure Adler, le 18 avril dernier)
 
Vingt ans après, sur les quais de la Seine, il est à nouveau question d'avoir et d'être (on se dit que dans le fond, à six, à trente-six ou à soixante ans, la vie sociale, la vie en groupe, nous pose toujours les mêmes dilemmes). Il est question d'avoirs et d'êtres qui se présentent, s'apprivoisent, se parlent, s'écoutent, se regardent et se voient. Au fil des saisons, tandis que muent les couleurs des arbres en veille sur le quai, on monte sur le bateau, on regarde, on observe. On ne sait pas trop qui soigne, qui tend l'oreille, qui vient proposer ou demander de l'aide. La ligne est flottante. 
 
En tant que spectateur, on se prend vite d'empathie, on se reconnaît, on s'attache, on se souvient. Comme il s'en est fallu de peu, parfois, pour qu'on se retrouve fragmenté, à terre, écrasé! Il ne s'en est tenu qu'à un fil quand on y pense. On se demande ce qu'on serait devenu sans un peu de chance, un regard, une main,  un mot, à quoi tiennent dans une vie les bifurcations que l'on est amené à emprunter. 
Sur l'Adamant, bien sûr, effleure toujours la souffrance traversée, mais on vit au présent une cohérence et une solidarité certaines et, dans ce coin de métropole, c'est à bord du rafiot qu'on touche la terre ferme. 
 
Devant le bateau et ses occupants, on  se demande ce que vivent en parallèle ceux qui ne sont pas dits malades, ceux qui sont ou se croient du bon côté des diagnostics. Leurs courses folles et leurs certitudes fragiles, leurs jeux et leurs bouffonneries, leurs silences et leurs désespoirs masqués, leurs efforts pour surnager, on finit forcément par se demander de quel côté navigue la santé.
 

lundi 8 mai 2023

Vivre : retour à Ferrare

 
 
Détail mars ou avril / Maestro dei Mesi di Ferrara / Museo della Catedrale / Ferrara

Il m'arrive parfois de me demander pourquoi j'ai tant besoin de revenir sur des lectures, ou sur des lieux connus, ou sur des images cent fois vues. Un besoin de retour comme on accomplit une boucle. Corollaire : je me demande aussi ce qui m'empêche de foncer, tête baissée, vers tout ce qui m'est proposé : tant de livres, tant de nouvelles images, tant de nouveaux paysages, propositions alléchantes, invraisemblables, tentantes, suivre les rails et engloutir, partir et repartir encore à l'autre bout de la terre. C'est que ces courses folles en avant ne me tirent pas vers... l'avant, justement. Elles me donneraient plutôt l'impression de faire du sur place (la roue du hamster, évidemment). Alors que reprenant, relisant, revoyant, il me semble que je rajoute de l'expérience à l'expérience. Je ne revois jamais la même chose, je compare, je recommence et recommençant, dans la conquête comme dans la déception parfois, je me sens avancer à petits pas.

dimanche 7 mai 2023

Vivre : la fille en rouge devant un regard noir

 
Statuette / Museo nazionale archeologico / Taranto
 

L'homme était plutôt renfrogné, pas vraiment du genre à écouter.
"C'est ça ou rien". Elle a souri à ses sourcils froncés : "Alors, rien".
Puis a prestement tourné les talons, voltigeant sur les pavés.
Ses pas légers scandaient que mieux que rien, c'est pas assez.
 

samedi 6 mai 2023

Vivre : le dieu argent

 
Adoration des bergers / Anonyme sicilien / début XVIe s. / Palazzo Abatellis / Palerme
 
 
Tant de sollicitations, tant de propositions, 
et pourtant 
tant de vide et de manque dans la vie des gens. 

vendredi 5 mai 2023

Vivre : le printemps de la Saint-Martin

 
Saint-Martin et le pauvre / Maestro di San Martino / Museo San Matteo / Pise
 
 
Une évidence : la gratitude devrait être notre pain quotidien.
Un regret : que l'exigence vienne trop souvent brouiller l'évidence
Un souhait : cesser d'exiger pour déborder de reconnaissance.

 

jeudi 4 mai 2023

Vivre : de longues années à rêver

 Sommer Day in the South Beach of Skagen / Peder Severin Krøyer/ SMK / Copenhague
  
 
Rêver d’une maison en bois au bord de l’océan. Rêver d’une saison, d’une arrière-saison plutôt. Rêver d’une peinture pastel, un peu écaillée. Rêver d’une table où s’attabler. Rêver de lever la tête et d’apercevoir au loin un chien et son maître courir à longues foulées. Rêver du long rivage, du sable fin, des dunes au loin. Rêver de s’envelopper dans une robe de chambre peluchée. Rêver du mug de café qui fait des ronds sur le bois usé. Rêver d’un cahier où l’on commence à déposer souvenirs et pensées. Rêver pendant des années. Et s’acheter le mug, la robe de chambre, le cahier en attendant de trouver la maison imaginée.

  

mercredi 3 mai 2023

Vivre : savoir-faire, savoir-être

 
Stucs préparatoires de L'Arno e la sua Valle (sculpture sur une façade de la gare de Florence)
Italo Griselli / Museo Palazzo Reale / Pisa
 

Tous ces gens, ces gens présents, accueillants, intelligents. Médecins ou pharmaciens, maraîchers ou poissonniers, garagistes ou cuisiniers. Faire le job, le faire bien, avec amour et talent (et modestie, naturellement) on trouve généralement que cela va de soi, tellement évident, alors on prend. On prend comme un dû, un dû attendu, sans reconnaître tout cet art : être à sa juste place et se montrer compétent.
 

mardi 2 mai 2023

Vivre : se souvenir

 
Façade église San Michele / Lucques
 
Il y a ces journées denses, épaisses comme des tranches de pain noir, parcourues de lourds nuages - les émotions comme des yoyos, les souvenirs comme d'intenses cadeaux - ces journées où les ruisseaux sont des larmes ou des averses ou les deux, ces journées qui ne sont qu'attente, entre escalade et espérance. Il y a ces journées qui apportent trop de nouvelles et ces nouvelles, comment dire si elles sont bonnes ? comment savoir où elles nous mènent ? Il y a ces journées où la vie se déchaîne : le ciel pleure, les oiseaux chantent, la mémoire d'un ancien massacre émerge - un massacre a-t-il un âge ? peut-on dire qu'un massacre a 78 ans ? n'est-ce pas toujours le même massacre qui se répète incessamment ?- ces journées où les photos parlent en noir et blanc. Au soir qui tombe, le soleil se rappelle au paysage tremblant, ajoute un peu de douceur à l'image vacillante d'un garçon, quinze ans à peine, traversant les montagnes jambes nues dans la neige, sous les tirs éperdus des gardes-frontières, en quête d'un avenir et en quête de pain. 

lundi 1 mai 2023

Vivre : la muse de la poésie

 
La Femme / Giacomo Grosso / Palazzo Mazzetti / Asti
 
Elle déboulait sur le perron juste au moment où nous arrivions. Il devait être 16 heures, mais elle semblait être prête pour une soirée habillée : longue robe un brin froissée, décolleté très échancré, escarpins noirs, fond de teint épais et chevelure platinée. Elle nous a dit être venue préparer la "cérémonie du 21 mai". Comme nous ne semblions pas comprendre, elle nous a tendu sa carte : lors de cet événement, un prix lui serait décerné. Elle a ajouté : un prix de poésie, car elle était poétesse, éditrice et grande amie du comte héritier de la propriété (ce comte, que nous n'avons jamais vu, paraissait avoir un nombre incalculable d'amis, enfin : d'amies, nous ne cessions d'en entendre parler). Elle-même, mi-Calliope mi-Erato, venait régulièrement trouver l'inspiration au fond du parc sous un grand chêne en majesté.
Naturellement, nous étions invités. Elle nous priait de venir assister à son heure de gloire. Malheureusement, à notre grand regret, nous avons dû décliner.
Plus tard, en googlant son nom, nous avons découvert son site, lequel nous a appris qu'elle était l'autrice de nombreux livres de poésie amoureuse, proposés en autopublication, et qu'elle avait créé il y avait quelques années un fameux prix littéraire dont elle présidait le comité et dont elle avait été la première lauréate. 
Le phénomène de l'autopublication, on connaissait. Nos amis et les amis de nos amis sont des gens terriblement doués. Mais le fait de s'autoprimer au cours d'une cérémonie très privée, ça il fallait l'inventer! Nous l'avons chaudement félicitée. Viva la vita! Viva Pisa! Viva la poesia!