mardi 31 mars 2020

Vivre : gérer ses priorités


Annonciation (Marie) / chapelle des Scrovegni / Giotto / Padoue

Cette certitude, illusoire sans doute, consolante pourtant, 
que plus aucun conflit ne pourrait vous atteindre véritablement :
 beaucoup trop à faire - des choses vraiment prioritaires - 
pour aller se perdre en mode mineur et gâcher ainsi son temps.

lundi 30 mars 2020

Vivre : des silences



jamais il n'a plu autant de réflexions bien-pensantes, d'invitations à l'évasion ou d'appels à la conscience
deux fois par jour, heureusement, la nature me tire hors de ce brouhaha et m'offre son puissant silence...

dimanche 29 mars 2020

Vivre : un monde à part




Comme le monde des morts est rassurant ! Comme les fréquenter est un apaisement ! Loin des angoisses, et des tristesses, et des mots empruntés se voulant consolants, ils disent qu'il n'y a rien à rassurer, il n'y a qu'à être et assumer. Ils disent qu'ils sont au-delà de tous ce fatras, de toutes ces désolations, de toutes ces agitations. Ils disent qu'ils ont fait leur temps mais que la vie est là, qui continue, et qu'il nous appartient de la vivre, à nous qui restons. Il nous appartient d'être à la hauteur et de célébrer notre nom de vivants.
Comme le monde des morts est rassurant ! Plus de chamailleries, plus de tensions, plus d'ambitions, plus de compétitions. J'ai quitté lentement la chambre numéro 1 après avoir une dernière fois conversé avec celle qui l'occupait. Dehors, le soleil dardait ses doux rayons. Il faisait bon. Les rares passants gardaient le silence dans un monde incroyablement ralenti. Il y avait la beauté des arbres, et la beauté des oiseaux et la beauté de  leurs chants. Cela donnait une folle envie de lever très haut le regard et de respirer à pleins poumons.

samedi 28 mars 2020

Vivre : la vie qui va...



Les matins sont glacials, mais de toute beauté. L'herbe, ourlée de givre, jaunit sous la caresse des rayons naissants. Les champs, d'une pâleur désertique en plein midi, s'embrasent au levant. Des chevreuils passent au loin, nonchalants. Avant que sept coups ne sonnent à un invisible clocher, une camionnette bleue, toujours la même, zigzague vers sa destinée. L'autoroute se perd dans un vague ronronnement, les oiseaux entament mille chants. Un arbre qu'une récente tempête a fauché offre ses branches serties de blanc. Mes pas solitaires crissent sur la terre qui me porte sans broncher, n'autorisant aucun doute, aucun égarement. La vie est là, généreuse et prévenante. Elle murmure à mon cœur endeuillé que tout est amené à naître, vivre et mourir continuellement, que toutes les choses ont leurs rythmes et leurs saisons, qu'il s'agit maintenant et plus que jamais de vivre, intensément, et d'honorer ce printemps ahurissant.

vendredi 27 mars 2020

Regarder / Lire : le fantôme d'une ville




Le site de Gibellina Vecchia / province de  Trapani / Sicile
"De loin, à 400 mètres d'altitude, miroitant sous la lune ou étincelant au soleil, j'aperçois comme un drap blanc, étendu sur le flanc d'une colline. Ce drap blanc, qui occupe plusieurs hectares, coïncide exactement avec l'emplacement d'un village détruit. Ce n'est pas un drap, mais une couche de ciment chaulé d'un mètre cinquante de hauteur; des couloirs percés dans cette masse reproduisent le tracé des rues anciennes."
Dominique Fernandez a consacré son dernier ouvrage à la découverte d’œuvres d'art italiennes cachées, tapies hors des chemins battus. Dans "L'Italie buissonnière", il invite à un itinéraire du Sud au Nord de la Péninsule, à travers une présentation érudite, captivante sans jamais se faire pédante. Les chapitres sont brefs, quelques pages, destinés à nous montrer qu'en traversant les Alpes, on peut admirer autre chose que le Grand Canal, la Tour de Pise ou le Colisée.
D.F. sait décrire non seulement les œuvres d'art, mais aussi les lieux et les atmosphères. Ses descriptions font voyager par images et deviennent en même temps une invitation au voyage. Il nous offre un cours d'histoire, vivant, fourmillant d'anecdotes. On y apprend que Choderlos de Laclos a souhaité être enterré sur un minuscule îlot au large de Tarante, appelé Isola di San Paolo. On assiste à la découverte au large de la Calabre de deux splendides statues en bronze datant du Vème siècle avant J.C. par un vacancier romain, statues conçues de manière tellement réaliste, que le plongeur en question a pensé dans un premier temps avoir découvert un cadavre.  On visite de minuscules villages oubliés, où il ne se passe rien, mais ce rien est si bien décrit qu'on rêverait de pouvoir y aller, pour simplement écouter la mer et admirer son étendue couleur de vin.
 
Une rue de  Gibellina

L'écrivain commence son inventaire en Sicile par un village - ou une ville - disparue dans un tremblement de terre en 1968. Gibellina, à l'intérieur de l'île, comptait alors quelque 6'000 habitants, dont la plupart ont disparu sous les décombres. Les survivants ont décidé d'abandonner le site et d'aller reconstruire une nouvelle ville, à dix kilomètres de distance. Il y a donc à présent deux Gibellina : la Nuova et la Vecchia.
Pour cette dernière, on a fait appel à un artiste du Land Art, Alberto Burri, qui a créé sur l'emplacement des décombres une œuvre démesurée - s'agit-il d'une statue immense, d'une tombe, d'un monument ? - à la mémoire de ce qui n'existe plus. Le site, perdu au bout d'une route quasiment impraticable, est un lieu grave, étrange, intense, dédié au souvenir et à tous les êtres ensevelis.
J'entre dans ce monument tel que jamais esprit humain n'en conçut de pareils. Tranchées sinueuses et ronds-points creusés dans le ciment respectant le plan des rues et des carrefour d'antan. Ce blanc cru, sans ombre, sans rémission est la couleur du deuil. ... Faute de repères, on monte, et on descend au hasard, on bifurque à droite, à gauche, on erre entre des pâtés de maisons comprimés chacun dans un bloc, on se perd dans ce labyrinthe qui est à la fois un lieu de promenade, un jeu de piste, un mausolée et un ossuaire.

La création de Gibellina évoque pour moi des similitudes avec le Mémorial de l'Holocauste, tout proche du Bundestag à Berlin. De longues allées de dalles noires, de différentes hauteurs, que l'on parcourt sur un terrain à peine ondulé. Mais celles-là sont devenues tellement touristiques à présent qu'il devient de plus en plus difficile d'y faire place à une sobre présence et au recueillement. Il est des gens qui trouvent épatant de grimper sur les dalles pour y faire des selfies (eh oui, même là, il faut pouvoir bien montrer qu'on y était...)

Mémorial de l'Holocauste / Berlin

Tout compte fait, l'isolement, le dénuement, la végétation qui reprend ses droits, la route calamiteuse qui conduit à Gibellina Vecchia me paraissent plus propices à une visite méditative. Le site - ancré sur les terres de la mafia -  doit toujours résonner de mille douleurs et de mille cris. J'aurais le désir, si je retournais en Sicile, d'aller découvrir l’œuvre in situ. Je ressens parfois l'appel de ces lieux solennels, mais nullement tristes ou affligeants, où parle la mémoire, dans un silence assourdissant. Cette mémoire, sous toutes ses formes, est celle des morts, celle des espaces, celle des éternels retours et des cycles infinis. Il est des lieux où le présent rend hommage à ce qui fut, dans la conscience belle et grave que tout est relié et qu'aucun souffle, aucune souffrance passée, présente ou future, rien de tout cela ne nous est indifférent.


Gibellina Vecchia / état actuel

Note : les photographies sont tirées du net (Flickr et Pinterest)

jeudi 26 mars 2020

Vivre : Still life / 85



Le pain droit sorti du four. Symbole de l'essentiel. Manger à ma faim : je n'ai jamais pu me sentir blasée devant ce privilège. Société de surconsommation ou pas, pouvoir entrer dans un magasin, y trouver de la nourriture et être en mesure de l'acheter m'a toujours paru relever d'une chance inouïe. Un vieux fantasme (sans doute hérité d'une misère atavique, fichée dans mes gênes.)
C'est donc naturellement, ces derniers jours, que je me suis mise à cuisiner à heure fixe, en guise de rituel et d'activité créatrice. Réaliser de nouvelles recettes, inventer des festins avec trois fois rien, jouer, pétrir, décorer. La félicité se poursuit durant le partage émerveillé et quasiment cérémonieux des repas. Malgré leur extrême simplicité (non dépourvue d'élégance), étonnant, comme ils me mettent en joie. Ici, aucun reste, rien ne se perd. Ce qui ne peut pas se consommer se donne au chien, ou aux oiseaux, ou au renard. Ou retourne simplement à la terre. Plus que jamais, manger est un moment fort, grave et jubilatoire, un pur moment de bonheur.

mercredi 25 mars 2020

Lire : oui, mais quoi?


Auteur ? / Galerie des Offices / Florence

Lire. Oui. En ce moment, du temps pour lire on en a. A profusion. Mais que lire ? Là est la question.
En Italie, comme ailleurs, on a vendu ces dernières semaines un nombre exponentiel d'exemplaires de La Peste. L'autre jour, une émission censée donner des conseils culturels pour affronter le confinement, ne proposait que des créations littéraires ou cinématographiques dont le thème était, d'une manière ou d'une autre, l'emprisonnement et l'encerclement, avec des héros sachant tenir bon. Tous les conseils reçus - et dieu sait s'il en pleut de toutes parts - sont certainement donnés avec les meilleures intentions, mais ne sont pas forcément de nature à soulager. Si cela peut faire du bien à certains de trouver des analogies entre ces œuvres et leur vécu actuel, tant mieux et qu'ils en tirent profit, mais c'est loin d'être mon cas. Les histoires de clôture, quelles qu'elles soient, auraient plutôt tendance à me déprimer. La lucidité de Camus reste ancrée dans ma mémoire et il n'est pas un jour où je ne pense à des expériences comme celle de Primo Levi. Mais, alors qu'en temps ordinaires, je peux me pencher sur ces thématiques, qui nourrissent ma réflexion sur l'humain, là, juste ici, maintenant, je ressens un irrépressible désir de grands espaces et d'évasion. Les temps sont tout autres qu'ordinaires : impossible de me mettre à lire en mode peste et autres calamités. Je suis mon instinct et il m'invite à suivre Boccace, à me mettre au vert, à plonger dans des histoires plaisantes ou aventurières, à stimuler ma créativité et mon imaginaire. J'ai soif de Nature Writing, d'écrivains voyageurs, d'explorations et d'horizons grands ouverts.
Et nul besoin de savoir si le livre doit être considéré comme un bien de première nécessité : relire, c'est parcourir à nouveau, c'est redécouvrir. Aime-t-on moins un territoire quand on y retourne et qu'on le visite une nouvelle fois ? N'a-t-on pas toujours les yeux de la première fois ?
Je m'apprête donc à traverser le Montana, à sillonner l'Italie sur des itinéraires méconnus, à suivre Terzani, Tesson et Rumiz dans leurs explorations géo-politiques, à traverser en solo l'Istrie ou à vélo l'Est de l'Europe. Il ne s'agit pas de fuite (les nouvelles sont régulièrement là pour me rappeler à la réalité), il ne s'agit pas de me mettre des œillères. Il s'agit de répondre à une nécessaire aération mentale face à un déchaînement d'informations aptes à vous assommer ou face à une déferlante d'injonctions susceptibles de vous achever.

mardi 24 mars 2020

Vivre : l'oubli


Sous la tente / Helen Mac Nicoll / collection privée

Par moments, absorbée par la lecture d'un roman se déroulant dans la vallée du Yaak, prise par l'observation rêveuse du pic-épeiche qui s'acharne comme jamais sur un tronc juste en face, ou plongée dans l'intrigue d'un polar danois, j'oublie. J'oublie pleinement, complètement. Je suis toute à mon oubli et je me rends compte que j'avais oublié seulement au moment où j'émerge. Où la réalité me rattrape. Un peu comme au petit matin, quand, réveillée par l'étincelant chant qui appelle à entamer une nouvelle journée, je bondis, je me lève, je fais un premier pas, et c'est alors que je réalise que j'avais oublié. Je me rends compte que ce n'était pas un rêve, un mauvais rêve, qui s'était dissipé comme par magie, que le Corona est toujours là et que les chiffres noirs et les graphiques affolés et les infos délirantes vont déferler durant les heures suivantes (durant les journées suivantes). Ce qui se passe dans le monde entier lacère le cœur, les images d'Italie sont glaçantes, ce que rapportent les amis de Milan est effarant. Leurs mots évoquent une réalité sans pitié et leur courage est étonnant.
Chacun avance, trace sa route. Chacun fait face, de son mieux. Chacun fait ce qu'il a à faire, avance, assume, rassure. Et, heureusement, chacun trouve parfois le moyen d'oublier, dans un soleil levant, dans une description saisissante, dans les sollicitations des enfants. Par moments.

lundi 23 mars 2020

Vivre : le regard du paysan



Cueillette de poire à Barbizon (détail) / William Blair Bruce / collection privée
L'autre soir, les infos régionales sur France3 évoquaient la situation des éleveurs dans la Creuse. Relativement épargnés, décentrés, vivant en plein air, ils doivent toutefois affronter diverses difficultés de fonctionnement, d'écoulement de leur production, d'accès au matériel dans les coopératives, etc.
Tout à coup, une esquisse de sourire dans le regard d'un interviewé, alors qu'il évoquait les citadins revenus occuper leurs résidences secondaires : nos coqs ne chantent plus trop tôt maintenant, notre fumier ne sent plus mauvais. Et si cette crise, dont tant de facteurs peuvent nous déstabiliser, nous permettait aussi de raison récupérer ?

dimanche 22 mars 2020

Vivre : tous les soirs du monde







tous les soirs du monde sont sans retour*
la vie, poignée de sable entre nos doigts
 s'écoule, fine, dense, furieuse et lente
toujours précieuse, toujours présente
et chaque soir, modestes et fidèles offrandes,
toutes les couleurs du monde sont de retour

* référence à Tous les matins du monde, de Pascal Guignard


samedi 21 mars 2020

Regarder / vivre : colline équine


Narcisse à la source / atelier de GA Boltraffio / Galerie des Offices / Florence

juste après l'aube, quand nous arrivons tout là-haut,
ourlant la colline, se dessine la silhouette des chevaux,
penchés, élégants, graciles, des arabesques de sérénité,
tableaux (é)mouvants détrônant ceux des musées.


vendredi 20 mars 2020

Vivre : réel irréel



En ville, il m'a fallu un temps d'adaptation - quelques allers-retours, quelques heures - pour finalement comprendre ce qui se passait. Des regards méfiants dont je ne saisissais pas le sens, des distances que l'on pouvait interpréter comme des rejets, des tons perçants, des attitudes figées, des ingrédients qui pouvaient voir émerger un malentendu, une tension, voire un conflit. Et, puis, mais c'est bien sûr, j'ai enfin compris : l'angoisse. La peur qui fait son travail à l'intérieur des individus, leur fait perdre leurs repères, les fait chanceler. Comment gérer les contacts, quand on en a besoin et qu'en même temps on les craint ? Comment se comporter pour faire juste et bien dans un univers où les normes changent du soir au matin ? Les gens hésitent et baissent souvent les yeux (on pourrait croire que le contact visuel serait en passe de devenir viral, mais dans les faits, le regard est un début de relation et les gens ne semblent plus détenir les clefs - de nouveaux codes doivent apparemment être trouvés). Les personnes rencontrées vivent probablement tous des montées d'adrénaline, qui peuvent survenir à tout moment. Il s'agit d'être attentif, il s'agit aussi d'être patient.
Depuis, quand une personne devient en apparence agressive, s'énerve pour un rien, hausse le ton, je baisse automatiquement le mien. Je maintiens mon calme en reculant un peu. Je prends ma voix la plus douce (tout bien considéré, il me semble traiter mes semblables un peu comme j'approche le jeune renard qui est récemment devenu mon voisin). Je dois gérer à la fois ma propre peur (une peur diffuse, irrationnelle et par conséquent malaisée à identifier, une peur qui s'installe par vagues, une sorte de brouillard, un lavis de pensées grises, qui dit crise, qui dit manque, qui dit impuissance, et qui peut se dissoudre aussi vite qu'elle est arrivée) et je dois faire face à la peur de l'autre (pareillement diffuse, irrationnelle, incompréhensible). C'est un nouvel apprentissage : comment se comporter en être social, en être humain dans des conditions qui peuvent paraître par moments dénuées de cohérence ? Il semble qu'on débarque de la lune, dans un monde en apparence connu, mais dont les règles nous échappent de plus en plus.
Au village, heureusement, entre voisins, entre connaissances, les choses continuent selon leur cours  habituel (moyennant une distance d'un mètre cinquante). On se retrouve sur des chemins où le bon sens et la civilité circulent, les sourires se mêlent aux coups de marteau et aux cris d'enfants, les regards se croisent. On se retrouve sur nos bons vieux rails. Avec soulagement. 

jeudi 19 mars 2020

Vivre : naturellement



deux chevreuils en lisière de forêt s'élancent et nous coupent la priorité
les chevaux paissent avec leur habituelle sérénité, lèvent leur belle tête à notre passage pour nous saluer
un renardeau, toujours le même, tandis que nous le croisons en voiture, se laisse aborder et il s'ensuit un dialogue aussi dense que silencieux, les yeux dans les yeux
le chien continue de harceler avec le même acharnement de pauvres taupes dans les champs (et fait la sourde oreille quand on le rappelle, évidemment)
les arbres travaillent à bourgeonner, les fleurs pointent le bout de leur nez, les papillons papillonnent, les branches que la tempête a violemment cassées servent de cités à toutes sortes d'insectes, les oiseaux ravis trouvent finalement de quoi se régaler, et dans le ciel : les busards, souverains, imperturbables...
oui, la nature, va son chemin, maitresse ès sagesse, elle parle de patience et de ténacité, elle parle de renouveau et d'harmonie, pendant que nous parviennent du monde des nouvelles surréalistes, que des menaces de tous genres circulent, que les conduites humaines tiennent autant de l'héroïsme que de l'hystérie...

mercredi 18 mars 2020

Lire : évasions



A vrai dire, je m'en doutais, elle était si pâle et amaigrie, ces derniers temps. Mais, c'est hier, quand je lui ai demandé si elle avait besoin de quelque chose au supermarché qu'elle me l'a enfin dit : "j'ai une grave maladie". Elle ne pouvait la nommer. Elle s'est contentée d'ajouter  : "un gros traitement à prévoir qui va faire baisser mes défenses immunitaires". Par conséquent, elle attend, de son mieux, la fin de cette crise, pour commencer à en affronter une autre, qu'elle enchaînera dans la foulée.
Comme elle les dévore, je continue de lui fournir des livres. Elle a accroché à ceux de Barbara Pym. Ça tombe bien, j'en ai un certain nombre à la maison, de ces romans à la fois sensibles et finement ciselés (il y a déjà suffisamment de nuisances à affronter, si en plus il fallait se colleter de la daube sous prétexte de légèreté...). Elle a aimé "Un brin de verdure", l'histoire d'une anthropologue en plein marasme existentiel, qui se retire à la campagne où elle tente de s'intégrer à une petite communauté rassemblée autour de saines activités pastorales (vente de charité, décoration florale de l'église, visites du parc du château). Les livres de l'inégalable Barbara peuvent paraître longs, voire ennuyeux à certains. Ils sont truffés d'intrigues aussi minces que du papier d'Arménie. On y rencontre des pasteurs anglicans, des statisticiennes, des archéologues et des bibliothécaires en grand nombre. Le taux de vieilles filles y est extrêmement important, mais leur espoir, surtout quand elles ont dépassé la trentaine, de nouer une relation durable avec un ecclésiastique veuf ou un conférencier zélé y est fort heureusement tout aussi élevé.
Ma voisine a aussi beaucoup apprécié "Avril enchanté" d'Elisabeth von Arnim, le récit plein d'humour, mais non dénué de sagacité, du séjour que passent quatre anglaises drôles et entreprenantes, dans un petit château merveilleux surplombant la mer, en Ligurie. Elles sont parties avec la volonté farouche d'échapper aux multiples contraintes de leur vie londonienne (des époux indélicats et des soupirants tenaces ne sont pas étrangers à cette fugue) et elles comptent bien jouir durant un mois entier de cet éloignement tant espéré. Leurs vacances ne manqueront pas de leur apporter quelques surprises... C'est un roman doux comme un zéphyr printanier, il se lit comme on boit un délicieux earl grey parfumé. Tout commence par être fort compliqué, mais on peut terminer en toute quiétude sa tasse de thé : tout sera bien qui finira bien, comme le disait ce cher William. Un livre à la fois divertissant et palpitant, une lecture parfaite pour voyager en cette saison immobilisée.


mardi 17 mars 2020

Vivre : langages corporels


 
Vierge entourée de six anges (détail) / Francescuccio Ghissi / Musée du Petit-Palais / Avignon

"Moderne". C'est marrant, cet adjectif. Cinéma Moderne. Hôtel Moderne. Et même, l'autre jour sur le bord de la route : une gainerie Moderne (créée en 1960). Il y a des mots à qui l'usage attribue une fonction tout opposée à leur définition.On entend "moderne" et on sent le moisi. On ressent d'emblée au fond de soi une résistance, assortie de vague répugnance.

"ma chère", "je vais être franc avec vous", "eh bien... bonne chance!". Il existe ainsi toute une série de paroles (ou d'expressions) en apparence adéquates et adaptées à la situation, mais qui mettent notre corps si sage en mode alerte, dès qu'il les entend. Ma préférée : "j'aime beaucoup X, mais...". Dites "j'aime beaucoup" avant (et surtout "mais" après) et vous aurez le droit de dégommer X en toute sérénité. Et que dire de ces "bisous" qui donnent envie de s'essuyer le visage à peine les a-t-on lus ?

Parfois, c'est nous-mêmes qui nous surprenons à utiliser ces expressions toutes faites et, en les prononçant, nous comprenons que nous les utilisons à notre corps défendant. Ou plutôt : notre corps nous indique que quelque chose cloche. Être sincèrement désolé. Formuler ses vœux les plus sincères. Adresser de sincères condoléances (il y en aurait donc qui ne le sont pas ?). Quant à partager le chagrin d'une personne en deuil, de grâce, n'exagérons pas !

Le corps, avec ses sensations, bien plus que notre intellect, est décidément un fort bon décodeur. Il n'est pas dupe des décalages et des formules d'usage. Il connecte les mots avec leur véritable réalité. Il a ses raisons (que la raison ne connaît pas en corps).

lundi 16 mars 2020

Vivre : lecture du soir


La lecture / Henri Fantin-Latour / MBA / Lyon

quand tout a été préparé, rangé, liquidé,
quand ce qui devait l'être a été traité, trié
quand le dernier souffle de brise se suspend
quand les oiseaux baissent un à un le ton
quand la maison, enfin, se tait et attend
quand les derniers rayons se mettent à tiédir
enfin le cœur soupire, le corps expire,
- un voilier hésite, puis s'élance sur le lac -
la main se tend et glisse entre deux pages
les mots émergent, reprennent leur voyage

dimanche 15 mars 2020

Regarder / Vivre : changements de vues


Déchets / Julie Nahon / 2019 / d'après Les glaneuses de J.F. Millet /1857 / Musée d'Orsay

Trouvé cette image dans l'exposition "Agriculture and Architecture : Taking the Country's Side". Ce travail, censé présenter les possibilités d'intégration de l'agriculture dans la ville (ou la possible coexistence des deux activités au sein d'un même territoire) ne m'a pas vraiment convaincue. Trop didactique, pas assez interactif, ne laissant que peu de place à l'imaginaire pour concevoir un indispensable équilibre entre nos besoins et nos ressources. En revanche, la composition de Julie Nahon m'a parlé. Nous en arrivons au stade où nous plaindre des dégradations infligées à la planète devient inutile. Modifier nos comportements de consommation ne suffit pas : il devient nécessaire de plonger les mains dans le cambouis. 
La campagne des environs n'est pas particulièrement fréquentée. En apparence, elle est bien entretenue. Néanmoins, toutes sortes de rebuts, d'emballages en lambeaux se retrouvent au pied des arbres. Ce matin : les restes incongrus d'un repas pris par quatre personnes, bouteilles de bière et assiettes en plastique à moitié remplies, trônaient dans une clairière. Il y a peu, je suis montée remplir un sac de 35 litres, puis un deuxième, avec d'innombrables fragments de bâches, de pitoyables et noirs résidus d'on ne sait quelle activité humaine.
Inutile de pester. Inutile d'affirmer "ce n'est pas moi qui". Inutile de se dire "si tout le monde le faisait". Inutile de penser à quoi que ce soit. Se pencher. Ramasser. Glaner. Être concerné. Se sentir impliqué.


samedi 14 mars 2020

Vivre : suspensions


L'ascension du Christ (détail) / Le Pérugin / MBA / Lyon

Il y a eu comme la mer qui monte, comme un lent enfermement, des allocutions avec des visages graves, courroucés aurait-on dit, qui enjoignaient à rester calmes (tous les ingrédients pour vous mettre sérieusement à flipper).
En ville, hier, régnait une étonnante impression de ralenti, et un curieux silence (comparable à celui de Florence il y a deux semaines). Les gens paraissaient moins nombreux, ou plus calmes, ou peut-être carrément hébétés. Les regards s'évitaient, les corps aussi. A la médiathèque, pour les emprunts, il a fallu se plier à un rituel que la bibliothécaire ne cessait d'expliquer, à chaque nouveau lecteur qui se présentait : poser la pile dans un coin du guichet, reculer derrière la ligne jaune qui avait été tracée au sol, venir récupérer la pile après qu'elle l'avait scannée. Pour les ouvrages rendus, on avait installé deux énormes cartons sur une table, à l'entrée. Une lectrice, ancienne employée, s'est mise à pouffer. Certains empruntaient des quantités considérables (de quoi tenir un siège, à ce qu'il semblait).
L'autre jour, au centre médical, c'était le chaos. J'ai regretté de ne pas avoir annulé mon rendez-vous de routine. Les quatre secrétaires n'arrêtaient pas de s'apostropher, de décrocher répondre raccrocher et de courir dans tous les sens. Sans grande efficacité. On entendait comme un disque rayé : je n'ai pas pu les joindre. Toutes nos lignes sont occupées. Je ne peux pas vous renseigner. Nous sommes surchargés. Elles déploraient le bavardage d'une collègue absente, qui aurait mieux fait de se taire et de rentrer directement se soigner. La doctoresse m'a communiqué que mon bilan était normal, RAS de mon côté. En revanche, elle éprouvait le besoin de s'épancher : ses beaux-parents avaient refusé de continuer de garder leurs trois petits-enfants et elle avait dû trouver une autre solution dans l'urgence. Ils refusaient de la voir, à cause de son métier. Ses propres parents étaient atteints dans leur santé et ne pouvaient pas l'aider. Il y avait à Genève en fin de semaine un congrès et elle hésitait à s'y rendre (y avait-il à hésiter ? le moment n'était-il pas malvenu de rassembler des dizaines de médecins, si par malchance l'un d'eux venait à se découvrir par la suite contaminé ?).
Au magasin, ce matin, les caisses étaient anormalement lentes et certains chariots incroyablement remplis. Des mères de famille empilaient des litres de lait par dizaines et échangeaient à propos de ce qu'elles avaient cru entendre et de ce qu'elles pensaient savoir (un cas, dans une école, à 60 kilomètres d'ici). Leurs phrases tendaient dangereusement à ne contenir que des verbes au conditionnel. Dès qu'on en arrive à entendre : il semblerait, il y aurait le moment est venu de vite vite décamper.
Avec P. on est partis marcher, comme tous les jours, sur le haut-plateau. Nous y avons retrouvé les chevaux, des trémolos colorés, des arbres gonflés de chatons blond doré, plus un joggeur et un tracteur. J'ai réalisé qu'au fond, la vie sur ces hauteurs est pratiquement en quarantaine toute l'année. Je me suis demandé quels effets allaient être les plus nocifs, sur la durée : ceux du virus ou ceux de la peur, qui, de mille manières, avec mille subtiles et moins subtiles stratégies, était  en train de s'infiltrer. Du boulot pour les soignants, du boulot pour les psys, mais aussi du boulot pour relever l'économie. Par-delà les coûts humains et financiers, des tributs s'annonçant lourds à payer, comment se fermer au virus et rester ouverts à la solidarité ?

vendredi 13 mars 2020

Vivre : enquiquineuse


 Portrait du peintre Paul Chenavard / G. Courbet / MBA / Lyon

Son avis est important. C'est toujours quand il vient de s'installer, 
rêveur, un verre de rosé sur la table, une cigarette à peine allumée, 
que j'ai absolument besoin de le solliciter.

jeudi 12 mars 2020

Vivre : sincérités


La Madone à la grenade (détail) / Sandro Botticelli / Galerie des Offices / Florence

La véritable franchise : énoncer ce que l'on ressent, en toute confiance, sans nulle prétention à la vérité.
La pseudo-franchise : balancer ce que l'on pense, sans filtre, comme si cela avait valeur de vérité. 

L'intolérable franchise : faire passer la pseudo-franchise pour preuve d'une indéniable sincérité.


mercredi 11 mars 2020

Vivre : N.


Photographie d'Eve Arnold / diaporama / Arles / 2019

N. était minuscule et menue. Aussi minuscule et menue que j'étais grande et solide et, toutes les fois que nous allions prendre un café dans l'un des nombreux bistrots qui fleurissaient aux alentours de nos bureaux, nous devions faire une drôle de paire : elle, avec ses vêtements classiques, ses bijoux dorés, ses attitudes pondérées et moi, avec mes vestes asymétriques, mes bracelets ethniques et mes grandes enjambées.
N. était issue d'une famille traditionnelle et avait reçu une excellente éducation. Elle était arrivée en Suisse avec son mari, ambassadeur auprès des Nations-Unies. Pendant un certain temps, elle avait connu la vie tranquille d'une épouse de diplomate : appartement dans un quartier élégant, femme de ménage, taxi pour se rendre régulièrement au centre-ville et déjeuner au restaurant. Et puis son pays, un pays du Moyen-Orient dont on parle encore beaucoup trop souvent, s'est retrouvé à feu et à sang. Monsieur l'Ambassadeur a dû se résoudre à demander l'asile en Suisse. N. et sa famille se sont retrouvés dans des centres d'accueil. Ils ont connu la promiscuité dans des chambres où l'on ne pouvait se risquer à laisser traîner le moindre objet personnel. Tout ce qu'ils pouvaient posséder de précieux se trouvait bouclé dans le coffre de leur auto. N. se rendait deux fois par semaine à la piscine avec sa fille pour se doucher à fond et laver ses longs cheveux.
Quand il s'est agi de gagner sa vie et de trouver vers quel métier se diriger, N. a choisi de se consacrer aux gens en difficultés. Elle est retournée sur les bancs de l'école. Elle a rédigé un mémoire sur les problèmes de santé rencontrés par les prostituées. Elle venait de terminer sa formation quand elle est arrivée dans notre petite équipe où elle travaillait à temps complet, avec rigueur et efficacité. 
Ce qui était particulièrement agréable chez N., c'est qu'elle ne manifestait aucune autre ambition que de remplir le mieux possible sa mission. Elle n'avait aucune intention d'occuper le moindre poste à responsabilité ni de détenir le moindre pouvoir dans le service. Les jeux  de manipulation lui étaient parfaitement étrangers. Ce qui la caractérisait aussi, c'était le fait qu'on ne l'entendait jamais se plaindre de quoi que ce soit (même si la charge de travail frôlait souvent l'insupportable dans notre équipe heureusement très soudée). On pouvait la voir tous les matins à son poste, bien mise, en train de travailler. Jamais l'on n'entendait le ton monter dans son bureau (bien que nous ayions parmi nos clients parfois de drôles de zigotos). Elle disait que tous ces gens que nous aidions avaient été maltraités par l'existence et considérés comme des moins que rien par la société. C'était un devoir de les recevoir avec dignité.
N. arrivait souvent le lundi en racontant qu'elle rentrait des quatre coins de l'Europe, où avait eu lieu une réunion de famille (tous ses frères et sœurs s'étaient retrouvés dispersés après les premières invasions barbares dans leur pays). Je me souviens qu'elle allait acheter pour ces occasions des colliers de perles dans une bijouterie en face de la gare, colliers que je trouvais affreusement kitsch, mais qui représentaient pour elle le sommet de l'élégance.
N. était toujours d'humeur égale et ce détail sans doute suffisait à lui assurer du respect. Elle ne prononçait jamais un mot plus haut que l'autre, ne tenait jamais de propos négatifs sur qui que ce soit, ne critiquait pas. N. je crois m'a montré qu'il ne sert à rien de se perdre en regrets, de regarder en arrière avec nostalgie, elle était exemplaire dans sa façon de prendre la vie comme elle vient, en identifiant toujours ses bons côtés. N. qui, rentrant chez elle le soir, se faisait plaisir à regarder un épisode de Dynasty, puis préparait son souper, en veillant à cuisiner suffisamment pour que son mari et elle-même puissent emporter le lendemain une portion à réchauffer, et qui repassait ensuite ses chemisiers de soie jusqu'à tard en regardaient un polar à la télé.

Parfois, on oublie si vite les gens. Et parfois, on persiste à se souvenir, même très longtemps après, parce que quelque chose en eux nous a marqués à jamais. La vie sépare ceux qui s'aiment. Elle sépare aussi ceux qui s'apprécient. Ce qu'elle ne parvient jamais à séparer, c'est la force de certaines empreintes et la puissance des images qu'elles nous ont laissées.

mardi 10 mars 2020

Vivre : alternances



Certains jours, les nuages se coursent et jouent à cache-cache.


D'autres matins, quelqu'un s'élance au loin, s'envole et les pourchasse.

lundi 9 mars 2020

Vivre : les mouvements du coeur




On a beau passer tous les jours - et même plusieurs fois par jour - devant un paysage, ce n'est jamais le même. Ce n'est jamais lui, ce n'est jamais nous. Nous changeons. Il change. Les différentes tonalités du ciel, les mouvements des nuages, les nuances de l'eau, les souffles des vents se confrontent aux couleurs de nos sentiments, à la météo de nos émotions et tout cela produit un tableau sans cesse mouvant.
La femme, quand elle a dit : "Il m'a quittée. Je n'ai rien vu arriver", avait-elle pris le temps de regarder ? Au fil des jours, ne s'était-elle pas elle-même trompée ? N'avait-elle pas confondu "routine" avec "assurance" et "habitude" avec "certitude"?
Regarder les paysages. Regarder les gens. Les observer. Les voir évoluer. Être dans l'attention. Se rendre présent. Savoir que tout change, tout le temps.
La femme pleurait. Et ces larmes, pour combien de temps ? Et ces nuages dans le ciel, ne pouvaient-ils pas être annonciateurs de printemps ?

dimanche 8 mars 2020

Vivre : bilan de compétence


Ortensia de' Bardi da Montauto / Alessandro Allori / Galerie des Offices / Florence

L'empathie : une qualité en soi ? vraiment ? 
Et si cette compétence - réelle - pouvait servir 
au meilleur du meilleur comme au pire du pire ?

samedi 7 mars 2020

Vivre : le contrôle



Les Papillons / Paul Peel / Musée des Beaux-Arts de l'Ontario / Toronto

J'ai pris congé du médecin spécialisé. J'étais si contente de cet examen rapide et de cette invitation à prendre rendez-vous pour l'an prochain, sans doute lui ai-je un peu trop longuement serré la main. Il a paru un brin secoué et pas vraiment habitué à de telles effusions. De bonnes nouvelles, il ne doit pas en donner tous les jours et pas au point qu'on lui malmène ses phalanges, c'est certain. Mais, qu'importe ! En sortant, j'avais envie de fredonner une chanson, de sautiller parmi les flocons, qui s'envolaient tels des milliers de papillons. Je regardais à l'autre bout du lac un minuscule point blanc qui aurait pu être ma maison, j'avais envie d'y retourner et de savourer là-bas cette journée ordinaire : le froid, les rafales, le chien à balader, le courrier à traiter, toutes ces choses routinières qui font le sel d'une vie d'hiver. Quand on se retrouve à même de jouir simplement et merveilleusement de ces choses essentielles qu'on appelle les petits riens.

vendredi 6 mars 2020

Regarder : dans le noir



Une toile de Soulages ? Non. Un merveilleux détail.
Trois doigts dépassant à peine d'un ample habit noir.


C'est le portrait d'un gentilhomme exécuté au tournant du XVIème siècle.
Le peintre, milanais, s’appelait Giovanni Antonio Boltraffio.
Il eut Léonard pour maître et travailla à ses côtés comme assistant. 
Quant au modèle, il se pourrait que ce soit le poète Girolamo Casio,
qui était aussi antiquaire, humaniste et un important commanditaire.
Mais ce n'est là qu'une hypothèse ... rien n'est certifié. 
Dans tous les cas, je n'en mettrais pas ma main à... couper.

Galerie des Offices / collection Contini-Bonacossi

jeudi 5 mars 2020

Lire : le Covid 19, Boccace et une nouvelle



L'Eglise militante et triomphante (détail/ chapelle des Espagnols /  cloître de l'église Santa Maria Novella / Florence

La ville désertée par ses touristes, étonnamment silencieuse (peu de circulation, aucun coup de klaxon, aucune incivilité) semblait en état de recueillement ou de prostration. Les enseignes de luxe n'attiraient aucun client, leurs vendeurs paraissaient au bord du désespoir. Chez Pegna, les employés s'activaient sur les présentoirs avec force désinfectant et il en émanait une odeur nauséabonde qui ôtait toute envie d'acheter des victuailles. La caissière de la boutique Cos paraissait en état d'affliction avancé : quelle calamité avait bien pu frapper ainsi la ville, qui empêchait les gens de venir consommer ? Dans ces conditions, impossible de traverser le centre historique sans penser au Décameron.
Vers la moitié du XIVème siècle, juste après l'effroyable Peste noire qui décima une bonne partie de la population européenne, et fit de terribles ravages en Toscane, Boccace écrivit son œuvre sans doute la plus célèbre. En voici le cadre.

Un groupe de jeunes gens aisés (sept jeunes filles et trois jeunes hommes) se retrouve à la fin d'un office en l'église Santa Maria Novella à Florence, tandis que la peste fait rage. Pour fuir le climat de deuil et de désolation qui sévit en ville, la "brigade" ainsi constituée se retire durant deux semaines à la campagne. Dans ce cadre bucolique, ils décident de raconter chacun une nouvelle par jour (excepté le vendredi et le samedi). Il en résultera dix fois dix nouvelles, d'où le titre, tiré du grec déka et hêméra (littéralement : le livre des dix journées).  A tour de rôle, chacun assumera la fonction de roi ou de reine du jour et en donnera le thème. Les thématiques sont charmantes. Par exemple : on devise de ceux qui, après avoir été molestés par diverses choses, sont, au delà de leur espérance, arrivés à joyeux résultat; de ceux dont les amours furent malheureuses; de ceux qui, provoqués par quelque bon mot, ont riposté, ou qui, par une prompte réponse ou une sage prévoyance, ont évité perte, danger ou honte.

Les cent nouvelles varient donc en longueur et en genre : histoires d'amour courtois ou histoires grivoises, contes pleins de bon sens ou historiettes comiques. On aurait tort de croire que ces récits ne sont qu'érotiques et légers. Ils sont empreints de charme, d'intelligence pratique ou de grande sagesse, souvent populaire, d'où leur grande diffusion et aussi leur reprise dans des œuvres artistiques ou cinématographiques. Ils attribuent un grand pouvoir aux mots et au sens de la répartie. Dans son introduction, Boccace souhaite qu'ils soient utiles aux femmes et parviennent à les consoler de leurs chagrins. On voit émerger son humanisme et son désir de diffusion au plus grand nombre (l’œuvre a été rédigée en langue toscane et non en latin). On assiste aussi à l'irruption des valeurs de la classe bourgeoise prenant le pas sur celles de la noblesse.

Trois grâces (détail du Printemps) / Sandro Botticelli / Galerie des Offices / Florence

S'il fallait ne résumer qu'une nouvelle, je retiendrais celle de Federigo degli Alberighi. C'est la neuvième de la cinquième journée (consacrée à " ce qui est arrivé d’heureux à certains amants après plusieurs aventures cruelles ou fâcheuses", à savoir que : toutes les histoires d'amours ne finissent pas forcément mal...). Elle est racontée par Fiammetta, la reine du jour. Federigo est un jeune homme bien né, qui dépense toute sa fortune pour attirer l'attention d'une femme dont il est éperdument amoureux, dame Giovanna. Mais celle-ci, mariée et fidèle, ne répond pas à ses avances. Désolé et ruiné, il part se réfugier à la campagne dans une petite ferme avec pour seul bien son splendide faucon grâce auquel il peut chasser et vivre.
Or, dame Giovanna perd son mari, très riche. Celui-ci lègue tous ses biens à leur fils unique et prévoit que, si ce dernier devait venir à manquer, elle hériterait de sa fortune, étant donné la pureté de son comportement. Mais, le jeune garçon ne tarde pas à tomber malade et sa mère l'emmène alors à la campagne, pour le soigner. Il se trouve que leur maison est toute proche de celle de Federigo. Le fils émet le désir de voir le magnifique rapace et dame Giovanna s'arrange pour être invitée à dîner chez son voisin. Celui-ci, miséreux, voulant faire honneur à l'élue de son cœur, n'hésite pas à tuer son faucon pour assurer un repas digne de sa belle.
Quand il apprend la raison de sa venue, il saisit avec horreur qu'il a tout perdu. Giovanna, quant à elle, comprend l'étendue de ses sentiments pour elle et en est vivement touchée. Son fils finit par succomber à sa maladie. A la fin de l'histoire, veuve et riche héritière, contre l'avis de son entourage, elle décide d'épouser Federigo pour sceller leur amour.


mercredi 4 mars 2020

Voyager : quand la lune rit











La nuit est tombée peu à peu sur la ville étrangement calme. Aucun éclat, aucun cri. On n'entendait que de faibles échanges, des murmures, là où habituellement retentissent des cris yankees et des exclamations asiatiques. Dans le ciel étoilé, la lune riait. Dans les rues, les couples s'étreignaient. Dans les boutiques de luxe, les vendeurs stylés réprimaient avec peine leurs bâillements. Sur la piazza della Repubblica, le carrousel tournait comme un derviche peu inspiré. Les commerçants du Ponte Vecchio avaient, quant à eux, déclaré forfait sur le coup de sept heures, tandis que la librairie Feltrinelli proposait judicieusement d'investir dans des titres. Nous n'avons pas résisté à cette invitation et c'est munis de quelques saines lectures que nous avons traversé l'Arno pour nous diriger vers l'ancien couvent où un saint protecteur a veillé à la fois sur le petit Jésus et sur notre profond sommeil.


mardi 3 mars 2020

Regarder : la peur de s'engager


L'annonciation / Simone Martini / Galerie des Offices / Florence




Comment réagir face à une importante sollicitation ? Comment faire face à un engagement qui paraît trop énorme ? Le premier réflexe n'est-il pas le refus, la peur, le retrait ? Dans les diverses versions de l'Annonciation, Marie réagit de différentes manières : parfois sereine, souriante, voire béate, en un mot : prête. Et parfois réticente, bouleversée, voire effrayée, par conséquent : plus humaine. Dans la proposition de Simone Martini, Marie se défend, Marie (qui tient un exemplaire de la Bible dans sa main gauche et pressent de manière anachronique ce qui l'attend) ne se sent peut-être pas à la hauteur.  Elle est en proie au doute, à la méfiance. Marie hésite, ne veut pas, ne peut pas... encore. Marie si proche de nous, quand nous nous trouvons face à un choix difficile, dont nous soupçonnons l'ampleur et les conséquences.