jeudi 29 juin 2023

Vivre : envie d'ailleurs

 
Mood 22 / Gerhard Richter / Fondation Beyeler / Riehen / Bâle

Partir est une joie. Partir est une couleur. Une valse.
Partir est un chant à l'intérieur de soi. Il faut partir
pour mieux revenir. Dans sa tête, il faut toujours être
sur le départ. Laisser une place à l'insolite. Au rare.

mercredi 28 juin 2023

Vivre : ce qui est normal ou pas

 
Donne di Terracina / 1914 / Amedeo Bocchi /Palazzo Reale / Pisa
 
"Quel bonheur certains jours de rencontrer des gens solaires, des gens qui sourient à l'imprévu, acceptent les écarts, les retards, des gens qui ne trouvent pas à s'indigner à râler à tancer pour la moindre incartade, des gens qui ne réclament pas que tout file toujours et obligatoirement droit, qui comprennent ou qui acceptent ce qu'ils ne comprennent pas, qui dans tous les cas n'interprètent pas !"
"Des gens normaux, quoi !"
"Ah! si seulement la norme, c'était ça : laisser naître l'imprévisible autour de soi!"


mardi 27 juin 2023

Regarder : l'âme de l'animal

 
Galleria de l'Accademia / Modèle en plâtre d'un cheval du quadrige de Saint-Marc

Je me souviens l'hiver dernier, traversant les salles du rez de l'Accademia, je m'étais arrêtée un long moment devant ce modèle en plâtre, une copie réalisée en 1817 à partir d'un des chevaux qui surplombent l'entrée principale de la Basilique de Saint-Marc. 
 
 Photo tirée du net

Si l'on expose dans les Gallerie un moulage en plâtre, ce sont également des copies que les visiteurs de la place ont communément sous les yeux. En effet, depuis 1982, les originaux ont été mis à l'abri  de la pollution et des intempéries au Musée de Saint-Marc, aménagé au premier étage de la basilique. Ces chevaux ont eu une histoire tourmentée et les chercheurs se sont longuement interrogés à propos de leur origine. 
 
vue depuis la terrasse
 
Après moult recherches, il est apparu que la réalisation de ces sculptures majestueuses remonte à l'époque romaine, entre le IIe et le IIIe siècle apr. J.-C. Il est très probable qu'ils proviennent de l'île de Chios et qu'on les ait destinés à orner le grand hippodrome de  Constantinople sous le règne de Theodose II.

C'est au cours de la quatrième croisade, après la défaite des Byzantins, que ces chevaux furent amenés en tant que butin de guerre à Venise où on les plaça dès 1254 sur la terrasse qui surmonte le portail curviligne de la basilique.
 
Ils y restèrent jusqu'à ce que Napoléon, lors de son occupation de la Vénétie en 1797, les trouve à son goût et décide de faire main-basse sur ces merveilles. Il les fit expédier à Paris, les destinant à parachever son Arc de Triomphe du Carrousel. Mais le Traité de Vienne mis fin au pillage et le quadrige retrouva son emplacement vénitien en décembre 1815. 
 
Au cours du XXe siècle, durant les deux guerres mondiales, on les retira une nouvelle fois pour les préserver de possibles dommages.


Il est difficile de percevoir les subtilités artistiques et le réalisme stupéfiant de ces œuvres classiques quand on les voit depuis la place, en contre-plongée, au milieu des milliers de détails ornant la façade. C'est pourquoi cette imitation, dans sa pâle version muséale, m'a fascinée. Je restai longuement absorbée dans un dialogue silencieux tant cet animal semblait avoir de choses à exprimer. 
 
Le sculpteur anonyme avait non seulement su rendre les muscles et les tendons, les oreilles dressées, les veines saillant sur le museau, le frémissement des naseaux, la bouche semi-ouverte comme s'il était sur le point de parler. Il avait aussi et surtout donné à son regard une profondeur peu commune. A quoi pensait donc ce fier animal ? Qu'était-il censé contempler ? Il serait difficile de croire la bête intéressée par des questions de fourrage ou d'étriers. C'est une statue triomphale et altière. Mais par-delà sa fonction première, le cheval semble avoir des pensées profondes, chargées d'humanité, des réflexions sur la vie, son sens et sa durée. Il apparaît sur le point de s'exprimer, avec dans ses yeux une forte compassion, mêlée à une certaine gravité non dénuée de tristesse. On peut ainsi passer des heures devant l'art statuaire.
 
En sortant, il ne me restait plus qu'à traverser le pont en bois de l'Accademia et diriger mes pas vers la Piazza pour y poursuivre l'échange avec le bel animal et ses congénères, méditant sur leur créateur, leurs vicissitudes et tous leurs mystères.




lundi 26 juin 2023

Vivre : garder le cap

 
San Marco salva un Saraceno dal naufragio / Tintoretto / Gallerie dell'Accademia / Venezia


Insensiblement, ça et là, et sans qu'on y prenne toujours garde, les incivilités commencent à percer et même à s'imposer. Ici, un cri de rage. Là, un refus de répondre. Plus loin, des insultes pour rien. Les frustrations des uns rejoignent les tensions des autres, les gens craquent et se sentent légitimés à craquer. Les portes claquent, les mots fusent et on voit on entend des choses qu'on n'aurait pas pu imaginer voir et entendre il y a encore peu. Certains se plaignent et parlent d'avant. OK. Avant. Mais c'était exactement quand, cet avant
Le monde d'après, celui dont tant de gens rêvaient il y a encore... disons... trois ans... le monde d'après tel qu'il émerge par touches progressives ferait presque regretter le décrié monde d'avant avec toutes ses innombrables défaillances. Aujourd'hui, ceux dont la vie professionnelle est chargée de pressions estiment tout à fait normal de se lâcher durant leurs jours de congé. Ceux qui n'ont plus les moyens de s'offrir de quoi décompresser - décompresser plus, plus souvent et plus longtemps - s'arrogent le droit de le faire savoir à qui mieux mieux. La rage consiste à toujours renvoyer les responsabilités ailleurs.
L'autre jour, une jeune mère s'est vue houspillée au motif que ses deux bambins marchaient et ne traversaient pas en courant. Plus tard, une enseignante remise en question ne savait plus quelle attitude adopter face à deux parents : que répondre quand le problème était forcément au-dehors et surtout pas dans le comportement de leur enfant ?
Ceux qui se retrouvent au front se demandent : quelle attitude adopter ? Comment réagir contre ces curieux mélanges d'agressivité et d'arrogance saupoudrés de niaise insolence. Comment retrouver son calme quand il se fait la malle ? Comment prendre de la hauteur, autant que possible ? Dire sans réagir et sans se laisser démonter ? Le monde des Bisounours n'existe pas - et du reste on n'en voudrait pas - mais pas question de faire place à des zones de non-droit. Garder le cap, soutenir les liens, tourner le regard vers ceux qui sont en mesure d'affronter leurs frustrations, prendre soin de soi pour pouvoir veiller sur les autres. Valoriser ce qui va bien. Valoriser plus que jamais. Valoriser.

dimanche 25 juin 2023

Vivre : rendez-vous manqués

 
la Guarigione di / Mansueti / Gallerie dell'Accademia / Venezia
 
C'est quand la troisième vendeuse est revenue avec une mine navrée, non, pas ma pointure, mais seulement deux tailles en-dessous, et rien d'autre, pas même une taille plus grande comme me l'avaient annoncé ses deux collègues, oui, vraiment dommage, ce modèle en cuir si original, orange mais pas trop, un modèle asymétrique avec sa boucle élégante, promettant d'avancer souplement, de pouvoir marcher loin et longtemps, l'idéal pour les soirées d'été, et pourquoi pas pour plusieurs longs étés, c'est à ce moment précis que je me suis remémoré une série de visages et de situations et que j'ai réalisé pleinement le sens de l'expression : trouver chaussure à son pied.
 

samedi 24 juin 2023

Vivre : ce qui nous est commun

 

 
Je devais aller chercher ce soir-là quelqu'un qui rentrait tard. La jauge assoiffée commençait à voir rouge. Quelque part, très loin, ailleurs, le soleil virait à l'orange. J'ai fait un crochet jusqu'à la station. C'était une soirée d'été très ordinaire, les parfums dans l'air, les derniers retardataires ou peut-être quelques premiers fêtards. L'endroit grouillait tel un insecte saoul qui ne sait plus trop comment faire, se servir à la pompe, acheter des cigarettes, se payer de quoi boire un dernier verre. Sur les visages se lisait une fatigue huileuse, les corps paraissaient devoir lutter pour se mouvoir.

Il y avait quelque chose de terriblement banal dans cet endroit auquel par essence on n'accorde aucune attention, où l'on s'arrête et on repart, tant de fois, anonyme, sans rien voir, dans l'urgence de combler le vide et de faire le plein. Mais les stations-service, comme les gens, changent d'apparence quand ils échappent aux habitudes. Ce soir-là, tout se montrait sous un autre éclairage : Un homme lent et ridé regagnait sa voiture vaguement cabossée sur les côtés. On aurait dit qu'il allait retrouver un animal familier. A la caisse, une femme courbée se hâtait d'emporter un bocal pour des pâtes vite avalées. Un garçon prenait le temps d'hésiter entre deux marques de bière. Un père de famille harassé par sa journée, absent, écrasé, se faisait secouer par les soupirs de ceux qui piétinaient derrière.

La vie se dévoilait, insignifiante au possible, et pourtant incroyablement noble, dans son indéniable vérité. Ça sentait le quotidien, et la peur souterraine, et la solitude pleine, le travail accompli, le travail subi, et les divers soucis, et le besoin de retrouver son abri. On aurait voulu leur poser une main sur l'épaule. On aurait voulu leur dire je comprends, moi aussi. C'était une fraction d'été comment il y en a tant. Rien de spécial, vraiment, juste un de ces moments à contre-temps où se révèle ce qui nous est commun.

 

vendredi 23 juin 2023

Vivre : accepter ou pas

 
détail sculpture funéraire / Camposanto / Pise
 
 
Définir l'importance des choses : vaste travail !
Mais après, que de liberté ! que de temps gagné ! 
 

jeudi 22 juin 2023

Vivre : légèretés

 
Bulles de savon / Adolfo Mattielli / 1917 /Museo Reale / Pisa

La lune : un croissant ténu. Vénus : unique étoile perdue.
Sur l'immense toile que tes doigts patients esquissent
les nuages passent, allument, illuminent et effacent
des envolées douces, des Suds remplis de promesses.

mercredi 21 juin 2023

Vivre : et au milieu coule une rivière...

 

 
 Nous sommes temps. Nous sommes la fameuse
parabole d’Héraclite l’Obscur,
nous sommes l’eau, non pas le diamant dur,
l’eau qui se perd et non pas l’eau dormeuse.
Nous sommes fleuve et nous sommes les yeux
du grec qui vient dans le fleuve se voir.
Son reflet change en ce changeant miroir,
dans le cristal changeant comme le feu.
Nous sommes le vain fleuve tout tracé,
droit vers sa mer. L’ombre l’a enlacé.
Tout nous a dit adieu et tout s’enfuit
La mémoire ne trace aucun sillon.
Et cependant quelque chose tient bon.
Et cependant quelque chose gémit.
 
José Luis Borges / Los Conjurados / Allianza / Madrid / 1985 (Trad. Jacques Ancet / Gallimard / 2010)
 
Son los rios : Somos el tiempo. Somos la famosa / parábola de Heráclito el Oscuro./ Somos el agua, no el diamante duro, / la que se pierde, no la que reposa./ Somos el río y somos aquel griego /que se mira en el río. Su reflejo / cambia en el agua del cambiante espejo, / en el cristal que cambia como el fuego. / Somos el vano río prefijado, / rumbo a su mar. La sombra lo ha cercado. / Todo nos dijo adiós, todo se aleja. / La memoria no acuña su moneda. / Y sin embargo hay algo que se queda / y sin embargo hay algo que se queja.
 
Ça  y est. Le temps est revenu de plonger dans les flots cristallins. La rivière m'accueille, amie, maternelle. Il s'en est coulé de l'eau sous les ponts, il s'en est déposé des brumes hivernales, mais l'élan retrouvé est resté entier. Parmi les scintillances, les arbres se penchent et murmurent des secrets à nos oreilles. Le dieu été est arrivé.
Tout passe. Tout passe. Bien sûr que tout passe, mais comme il est bon de retrouver les rives et les branches et les oiseaux - toujours les mêmes et jamais les mêmes - qui s'abreuvent sur les pierres douces sans laisser de traces.


mardi 20 juin 2023

Vivre : still life / 131

 


Un pot de basilic. De quoi se nourrir pendant plusieurs repas. Chantera-t-on jamais assez la simplicité proverbiale du pesto?
Un demi-verre d'huile d'olive de première qualité. Une douzaine de feuilles que la plante nous aura cédées. Quelques pignons. Une gousse d'ail. Sel, poivre, piment à volonté. Trois coups de mixer et la sauce est prête à décorer une belle platée. Le parmesan ? C'est sur les assiettes comme neige de printemps sur des pâturages qu'on aime le disperser. 

lundi 19 juin 2023

Voyager : l'art du regard

 

 
Dans le dernier chapitre de son live L'art du voyage, Alain de Botton cite Xavier de Maistre invitant ses lecteurs à se tenir à leur fenêtre et contempler un ciel étoilé : "Combien peu de personnes[...] jouissent maintenant avec moi du spectacle sublime que le ciel étale inutilement pour des hommes assoupis![...] qu'en coûterait-il à ceux qui se promènent, à ceux qui sortent en foule du théâtre de regarder un instant et d'admirer les brillantes constellations qui rayonnent de toutes parts sur leurs têtes ?" (Expédition nocturne autour de ma chambre, chapitre XIV).
 
A la dernière page, il convie Friedrich Nietzsche, qui admirait de Maistre : "Quand on voit comment certaines gens savent faire en sorte que leurs expériences - leurs expériences insignifiantes de chaque jour - deviennent un  terreau qui porte fruit trois fois l'an, tandis que d'autres - et combien! - sont entraînés par les puissantes vagues du destin, les courants les plus variés des temps et des peuples, sans cesser pourtant d'être ballottés à la surface comme des bouchons de liège, on est tenté de diviser l'humanité en une minorité (une minimalité) d'hommes qui savent faire de peu beaucoup, et une majorité qui savent faire de beaucoup peu de chose." (Humain, trop humain, chapitre IX, 627)
 
Le philosophe contemporain conclut : "Nous rencontrons des gens qui ont traversé des déserts et des banquises et se sont frayé à grand peine un chemin à travers des jungles sauvages et pourtant dans les âmes desquels on chercherait en vain une trace de ce qu'ils ont vécu. Vêtu d'un pyjama rose et bleu, satisfait des limites de sa chambre, Xavier de Maistre nous encourage discrètement à essayer, avant de partir pour de lointaines contrées, de remarquer ce que nous n'avons fait que voir." (L'Art du voyage, De l'Habitude, chapitre IX)

Oh! oui : la vie nous met tous les jours au défi de savoir regarder, de cultiver la curiosité (un exercice à cent fois remettre sur le métier). Tous les matins le réveil ne consiste pas à sortir du sommeil, mais bien à ouvrir les yeux. Les appels publicitaires voudraient nous entraîner dans tous les coins de la terre. Mais c'est l'art du regard qui fait de nous des voyageurs.

L'autre jour, quelqu'un vantait devant moi un personnage extraordinaire : un médecin qui menait une vie simple, heureux de passer ses vacances et ses loisirs dans son jardin, à contempler ses fleurs, à écouter les oiseaux et regarder jouer ses enfants. Un type tout à fait curieux, assurément, un phénomène, qui aimait sa vie, l'appréciait particulièrement quand elle s'écoulait tranquille sous ses yeux rayonnants.

dimanche 18 juin 2023

Vivre : tâtonner

 
Madonna col Bambino / Anonimo / Palazzo Schifanoia / Ferrara
 
 
C'est en me trompant, en me décourageant, en pestant et en reprenant que j'ai enfin compris :
la recherche avait bel et bien commencé et je ne la lâcherais pas tant qu'elle ne serait pas finie.
 
 
 

samedi 17 juin 2023

Vivre : comme des nuages de passage

 

 
 No habrá una sóla cosa que no sea
una nube. Lo son las catedrales
de vasta piedra y bíblicos cristales
que el tiempo allanará. Lo es la Odisea,
que cambia como el mar. Algo hay distinto
cada vez que la abrimos. El reflejo
de tu cara ya es otro en el espejo
y el día es un dudoso laberinto.
Somos los que se van. La numerosa
nube que se deshace en el poniente
es nuestra imagen. Incesantemente
la rosa se convierte en otra rosa.
Eres nube, eres mar, eres olvido.
Eres también aquello que has perdido.
 
Jorge Luis Borges
 
 
On se réveille régulièrement un peu ébahie, étonnée de sa propre vie. C'est qu'à force de vouloir s'adapter, se conformer, se tenir informée, être occupée par tant d'autres sujets, il n'est pas étonnant de se retrouver surtout déconcertée : comment a-t-on ainsi pu se perdre de vue ? 

Pas une chose au monde qui ne soit Nuage. Nuages, les cathédrales  pierre imposante et bibliques verrières  qu'aplanira le temps. Nuage  l'Odyssée, mouvante, comme la mer, neuve toujours quand nous l'ouvrons. Le reflet de ta face est un autre, déjà, dans le miroir et le jour, un labyrinthe impalpable. Nous sommes ceux qui partent. Le nuage nombreux qui s'efface au couchant est notre nuage. Telle rose en devient une autre, indéfiniment. Tu es nuage, tu es mer, tu es oubli. Tu es aussi ce que tu as perdu.
In : El Hacedor / 1960 / En français : L'auteur et autres textes / Trad. Claude Esteban

vendredi 16 juin 2023

Vivre : et d'une caresse soulever la capuche d'un coquelicot

 
Gemelli / Maggio / Francesco del Cossa / Palazzo Schifanoia / Ferrare
 
 
 En ce jour spécial, apprécier le primordial :
La maison. L'homme. Le lac. Le chien.
La forêt. La lumière, tous les matins. 
L'équilibre précaire entre l'esprit et le corps :
la santé avec les yeux grands ouverts. 
Pourquoi désirer plus ? Pour quoi faire ? 
 
 
 
 

jeudi 15 juin 2023

Voyager : une ville, des vies

 
I Miracoli di San Vincenzo Ferrer (dett.) / Ercole de' Roberti / Musei Vaticani / Città del Vaticano
 
Un vrai voyage est fait pour l'essentiel de rencontres, ces portes qui s'ouvrent et ramènent à ce que l'on est (peuvent illuminer des pans égarés de notre passé).
 
Un matin, Giovanni avait posé son cappuccino et son croissant sur la table d'à côté. Très vite, il a tourné vers nous son visage solaire, rempli de curiosité et de générosité. Sur le point d'achever ses études d'architecture, il s'apprêtait à faire différents stages tous azimuts pour apprendre encore et définir vers quoi s'orienter. A 24 ans, il avait déjà effectué deux séjours Erasmus, l'un à Barcelone et l'autre à Marseille. Il s'intéressait à l'urbanisme et à la manière de favoriser les échanges dans les grandes cités. Il savait des tas de choses sur la pollution des villes et l'importance des vents qui les balaient. Il habitait Rimini et faisait tous les jours les trajets. Il aimait autant parler qu'écouter. Nous lui avons souhaité en le quittant le bel avenir qu'il méritait.
 
Domenica s'était approchée tandis que nous admirions les fresques qui ornaient la Casa Romei. Elle parlait un excellent français et tenait à s'entretenir avec nous dans cette langue (Ferrare est une des rares villes où on ne s'adresse pas automatiquement à vous en anglais - réflexe horripilant - quand on vous identifie comme étranger.). Elle avait vécu à Paris durant de longues années. Elle savait exprimer avec douceur à la fois ses connaissances, ses idées et ses valeurs. C'est elle qui nous a fait connaître Leonora d'Este, la fille de Lucrèce Borgia qui avait été abbesse et compositrice dans la ville où nous nous trouvions (Des musiciennes anglaises venaient d'enregistrer des œuvres attribuées à cette religieuse dont les mélodies enchantaient le peuple au-dehors et courrouçaient sa hiérarchie). Domenica vivait à Bologne dans un bâtiment historique qui la protégeait de la chaleur et de toutes sortes d'incivilités. C'était une personne avec qui j'aurais pu converser pendant des heures du sens du travail, de la poésie, de la tristesse des pertes qu'on ne saurait éviter. En une soirée, nous n'aurions pas épuisés les sujets.
 

Anna avait une bouille sympathique et ronde, une une jovialité communicative. C'était quelqu'un d'incroyablement décontracté. Elle levait régulièrement l'avant-bras, à la manière d'un chat en plastique chinois : elle y avait fait tatouer une Tour Eiffel. Sa mère était française et son père italien. Elle avait vécu pendant longtemps en région parisienne et puis un jour elle en avait eu marre des embouteillages et des logements minables qui lui bâfraient la moitié de son salaire. Elle avait tout quitté pour venir s'installer à Ferrare, ville où elle était née. Avait opéré ce retour aux sources sans hésiter. Dans la ville aux murs ocre, pas de bouchons, pas de stress, un appart à 200 euros qu'elle partageait avec son chat et le plaisir d'aller au travail sans se faire bousculer. 
 
Germano gérait au fond d'un minuscule garage du centre ville un atelier de réparation de bicyclettes. C'est juste là, à point nommé, que la mienne a décidé de déboîter, exprimant ainsi son aversion pour toutes les locations subies au fils des années. Grâce à elle, j'ai éprouvé ce jour-là très tangiblement le sens de l'expression "perdre les pédales". D'un coup de poing, Germano l'expérimenté a raisonné ma monture récalcitrante avant  de retourner chanter au fond de son atelier.
 
Et puis il y avait ces deux filles noires, qui se sont mises à danser dans le petit réduit à l'arrière d'un bistrot, en attendant leur tour aux WC. C'était si évident, si spontané, qu'il s'en est fallu de peu que je les imite. Je ne me souviens plus vraiment de la musique, du disco, un tube des années '80 sans doute, mais je me souviendrai longtemps de leur façon décomplexée de se trémousser, parmi les caisses de coca et les balais. Il ne leur fallait pas grand chose pour exprimer leur sens de la fête, dire leur joie d'être. Pour envoyer valser toutes les attitudes guindées et codifiées.
 
Tous ces gens parlaient, échangeaient, s'exprimaient, par-delà les frontières de langues et de cultures. Ils créaient des ponts dans un monde où tant de choses incitent à élever des murs. Ils vivaient.
 

mercredi 14 juin 2023

Vivre : transistions

 
Dèm a ment / Adolescents sculptés par divers artistes /  Casa de' Romei / Ferrara
 
 
Dans une existence, combien d'adolescences?
 
 

mardi 13 juin 2023

Vivre : la poésie d'un lieu

 

C'était un jardin extraordinaire. On aurait pu y passer des heures et des heures, attablés devant les fleurs, en présence d'un livre ou d'un ami, ou même seule, bref, en bonne compagnie.
 
 
 
Sur la façade de la petite buvette, il y avait une montre, une de ces montres qui officient juste pour la forme, juste pour donner le temps. On pouvait s'arrêter là pour se désaltérer, mais aussi pour se sustenter, lire le menu sur différents supports, papier, ardoise, encadrements. Si le gérant était vaguement autiste, ne vous regardait pas, répondait à peine, sa compagne en revanche redoublait de loquacité. A eux deux, ils assuraient une honorable moyenne.
 
 
Dès midi, flottaient parmi les plantes des effluves de sauces et d'épices. On voyait peu à peu les visiteurs du museo s'approcher, par l'odeur alléchés. Tout ce qu'on vous proposait était à tomber. On recevait pour saucer une petite coppia, ce pain ancien, fabriqué ici depuis la nuit des temps, à la qualité nutritionnelle plus qu'incertaine, mais tellement élégant. A la fin du repas, les assiettes immaculées parlaient d'elles-mêmes, évoquaient plaisir et satiété.


C'était un de ces endroits qui rappellent le meilleur de la Renaissance, qui invitent à la lenteur et à la prévenance. Différents murmures et chuchotements flottaient dans l'air, tandis que leurs émetteurs se mouvaient paresseusement. Je n'ai pas tardé à échafauder un plan visant à consacrer d'entières vacances à ce lieu délicieux où j'aurais passé toutes mes journées, allant de banc en chaise et de chaise en poirier. J'aurais emporté chaque jour un livre différent, levant les yeux ponctuellement pour m'absorber dans la contemplation du jardin et de son apaisement.



En quittant le lieu à regret, le dernier jour, j'ai appris qu'il s'appelait :"Il giardino dell'amore". On n'aurait pu mieux le nommer.





lundi 12 juin 2023

Vivre : les rêves pour des réalités

 
Madonna con bambino (détail) / Giovanni Francesco Maineri / Pinacoteca Accademia Albertina / Torino
 
A qui s'en prendre quand une personne nous déçoit ? A nous, bien sûr, à nous seuls. C'est nous qui avons rêvé. 
 

dimanche 11 juin 2023

Voyager : le sens de la continuité

 

 
Il y a des villes, on y va et on sait qu'on y trouvera son bonheur. C'est comme ça. Elles vont à un rythme nonchalant, les voitures suivent les vélos, lesquels doivent mettre leurs roues dans le pas des passants, ceux-ci suivant tout naturellement les besoins de leurs chiens et de leurs enfants. Rien de trop et surtout rien de trop rapide. Ferrare n'a pas encore réalisé qu'on était au XXIème siècle et c'est pourquoi il est si bon d'y déambuler de venelle en ruelle et de place en palais.
 

 

Le temps à Ferrare n'a aucune importance. Il y en aura toujours assez. Personne du reste ne s'y montre pressé et malgré cela, tout se fait. Les gens se présentent à leurs rendez-vous, les livres commandés vous attendent, les trains arrivent et repartent, mais cela semble plus souvent relever du hasard que d'une stricte volonté. Il existe bien sûr dans cette ville des téléphones portables qui fonctionnent, et des trottinettes électriques, et un MacDo bien centré, mais tout cela apparaît comme une série de phénomènes tout à fait secondaires qui se perdent dans l'immensité de la réalité spatio-temporelle.


Ferrare vit au présent avec son passé. Ses rues pavées en galets depuis le Moyen Âge persistent à martyriser le cul des cyclistes, ses édifices affichent la sérénité de vieilles dames qui se fichent d'être ravalées, son château se mire dans ses douves avec dignité, ses recettes culinaires sont depuis la nuit des temps éprouvées. Ferrare laisse venir la modernité et lui accorde sa juste place : une collier de manifestations arrivées d'on ne sait où et donc destinées à passer, comme tout le reste d'ailleurs, comme les vélos, les passants, la vie. Le temps.
 

Si le cas se présente, face à un proche débordé, stressé, épuisé, le seul conseil amical que l'on puisse lui donner serait de partir à Ferrare pour faire le tour des murs en bicyclette, se poser devant la cathédrale pour prendre un ou deux apéros, observer les badauds badauder et les clébards pisser, puis s'attabler dans une bonne osteria et y manger un plat de tortelloni saupoudrés de parmesan. Ce qui est certain, c'est que le terme burn out, à Ferrare, n'a pas encore eu le temps d'arriver.
 

samedi 10 juin 2023

Regarder : ras le bol

 
Saint-Jean Evangéliste / peintre ferrarais anonyme / Pinacothèque / Ferrare
 
A la fin de l'émission Remède à la mélancolie consacrée à Jeanne Macaigne, Eva Bester s'entretient avec elle à propos d'imitations d'animaux. C'est assez comique d'entendre un poisson et un paon à la radio. Mais quand la dessinatrice est invitée à imiter un humain, il en ressort un "pfff..." superbe, une onomatopée qui porte en elle toute la lassitude, la plainte, la fatigue de l'humanoïde contemporain. Trop drôle. Ce qui est encore plus amusant, c'est de s'entendre soi-même émettre ces bruits plus souvent qu'à son tour. "pfff..."devant telle situation, "pfff..."devant telle autre. Évidemment, l'autre jour, je n'ai pu qu'éclater de rire devant ce saint Jean du XIVème siècle exprimant son découragement devant toutes les tâches que dieu le père lui avait confiées. Décidément : "pfff!"

lundi 5 juin 2023

Vivre : Still life / 130

 

 
L'heure est revenue de faire son sac. On peut presque tout oublier : brosse à dents, sandalettes, lunettes, bouquins, guides, médocs. On peut négliger son smartphone, avec tous les numéros et les adresses. On peut s'arranger avec des billets non imprimés ou une absence de GPS. On peut se tirer d'affaire avec un passeport échu ou une réservation perdue. Mais! partir en abandonnant un antimoustique à l'efficacité redoutable, dans la plaine du Pô, ça, c'est totalement inenvisageable! 
 
 

dimanche 4 juin 2023

Vivre : notes en passant

 

 
Parmi tous les minuscules plaisirs de la vie :
passer au moins une fois par semaine devant les fenêtres bleues de Beethoven
admirer à une heure très précise un arbre bien particulier inondé de lumière
caresser une capsule de coquelicot à peine entrebâillée du bout de l'annulaire
 apprendre que la tomate qu'on vient de se choisir s'appelle une Yellow Stuffer
constater qu'un chien dont on a retenu le nom remue la queue et nous fait la fête
déchiffrer, demeurer immobile et s'imprégner du silence des vieilles pierres
 






samedi 3 juin 2023

Lire : jusqu'à quel âge ?


 

Aux portes de la vieillesse, quand faut-il s'arrêter ? Tout arrêter. De bouger, de marcher, de faire des rencontres, de rêver le monde. Jusqu'à quand peut-on rire du temps qui passe ? Jusqu'à quel âge peut-on compter sur son corps ? A quel moment arrive ce que certain appellent la raison et d'autres le renoncement ?[T.4, p.9]

Au moment où ici la météo lunatique de ce printemps prenait subitement fin, à savoir quand le temps étonnamment froid a laissé place durant les après-midis à une chaleur quasi caniculaire, j'ai entrepris un voyage littéraire : la lecture de "Longue marche" (approximativement 15'000 kilomètres entre Lyon et la Chine, pour parcourir la route de la Soie sur les traces de Marco le Vénitien et des anciennes caravanes). Il faisait si chaud en fin de journée, pas question de sortir marcher. Dès lors, je me suis faite happer par les quelque 1'250 pages, à raison d'une centaine par jour (remarquons en passant que quand on lit des romans de voyages on finit par compter les pages comme d'autres les kilomètres).
 
Les écrivains voyageurs, il y en a de toutes sortes : il y a ceux qui sont plus ou moins doués question élégance stylistique et ceux qui sont davantage orientés vers les contacts humains. Il y en aussi qui excellent dans les descriptions géographiques et sociologiques, avec eux on en apprend autant que dans un livre de géopolitique. Certains autres sont extrêmement cultivés, ils savent vous emporter et vous faire rêver. Probablement qu'un bon écrivain de voyage recèle un peu toutes ces qualités. Avec Bernard Ollivier, on est gâtés : il sait écrire, il sait raconter, on le sent doué pour les contacts, bricoleur, futé. Mais surtout, ce qui plait avec lui, c'est que ses récits sont riches et honnêtes. Il ne s'attribue pas le beau rôle, n'hésite pas à évoquer ses états d'âmes, ses bourdes, ses diarrhées et les chausse-trappes dans lesquelles il s'est vu embarqué. C'est un véritable voyageur, c'est-à-dire un anti-héros qui accomplit un exploit héroïque grâce à sa ténacité, ses muscles, son intelligence (et naturellement, une bonne dose de chance).
 
L'histoire de cette longue aventure, racontée ICI, c'est celle d'un homme qui, après un brutal veuvage traverse une période difficile et se décide à entreprendre de longs départs à pied pour reprendre le sien dans l'existence. Il s'engage dans un premier temps sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, puis se lance à près de 60 ans dans l'aventure en solitaire de la route de la Soie. Il réalise sa performance en effectuant des trajets d'environ 120 jours durant quatre années consécutives. "Traverser l'Anatolie", "Vers Samarcande", "Le Vent des Steppes" sont les livres qui relatent chacune des expériences menant d'Istanbul à Xi'an.
Suite à la publication de ces premiers tomes, entre 2000 et 2003, Bernard Ollivier a connu un grand succès, donné des conférences, fondé l'association SEUIL qui vise à la réinsertion par la marche de jeunes en difficultés. Lui qui fut journaliste dans une première vie a aussi publié divers récits et nouvelles.

Ces trois premiers ouvrages, on peut les recommander à toute personne aimant les voyages ou désireuse d'entreprendre un projet de quelque nature que ce soit. La marche en tant qu'expérience de découverte et de prise de risque est une métaphore de la vie. En revanche, dans le quatrième et dernier tome, relatant le voyage à deux suggéré par sa nouvelle compagne, Frédérique, et effectué à quelques quinze ans de distance du premier périple on ne retrouve pas le même... souffle. 
 
Ce livre visant à relater le trajet de Lyon (capitale ouvrière de la soie) à Istanbul, écrit par moments à deux voix, semble moins bien documenté et inspiré. Difficile d'accrocher à ces comptes-rendus factuels, parfois bâclés. On dirait par endroits un livre de commande. Est-ce une question de motivation ? La lassitude et la fatigue physique sont-elles trop présentes (difficile de garder la même énergie à 75 ans passés) ? Le voyage à deux implique-t-il un repli sur soi et par conséquent moins de rencontres, moins d'intérêt et de curiosité de la part des indigènes rencontrés ? Les territoires traversés apportent-ils un moindre dépaysement ? Toujours est-il que le récit est moins captivant, voire lassant. 
 
A quelques reprises, j'ai failli abandonner. Le livre m'a paru plutôt fade en regard des trois premiers, mais quelques passages, de-ci de-là ont retenu mon attention :
Leur odyssée [B.O. parle des migrants rencontrés sur son chemin] relativise la nôtre. Ces dizaines de milliers d'hommes, d'enfants, de femmes portant bébé, ont marché par tous les temps, n'ayant dans leur bagage qu'un pauvre vêtement et un quignon de pain. Ce sont eux les véritables héros de la route. Le pire est d'entendre ces quelques Européens repus, submergés de milliers d'objets de la cave au grenier, qui se mettent à trembler devant ces sans pain, sans chemise et sans chaussures. De quoi donc avons-nous peur ? Qu'ils nous prennent la brioche de la bouche ou qu'ils nous arrachent quelques uns de ces gadgets qui nous encombrent et nous empêchent de penser ? [T.4,p.262-263]

[..] il va falloir bientôt nous détacher de ce détachement, retrouver les nouvelles internationales, le dénombrement des victimes et les publicités débilitantes. Un voyage comme celui-ci fait de vous un adepte de la décroissance. Nous avons redécouvert pour quelques semaines les valeurs de ce monde lointain où la vie a moins de prix que les croyances et où les objets n'obsèdent personne.[T.4, p.241]

Être un voyageur, poser un pas après l'autre, aller à rebours des rythmes et des tendances, c'est changer de focale et se donner les moyens de concevoir le monde avec des yeux plus grands. Être un écrivain voyageur (ou un voyageur écrivain), c'est partager ce regard autre avec d'autres gens, c'est permettre leur ouverture et leur ralentissement. Ainsi donc malgré la perte en densité et en élan, le quatrième tome apporte une belle déclaration d'humanité et de solidarité. Dès lors... autant aller jusqu'au bout du chemin.
 
 

vendredi 2 juin 2023

Vivre : la vie des gens

 
Ritratto di donna in bianco / Giovanni Bordone / Palazzo Mazzetti / Asti
 
La femme qu'on avait croisée tous les matins, dont notre lampe avait esquissé les contours dans la nuit persistante de l'hiver, qu'on avait prise pour une sorcière à cause de ses yeux marqués à l'eye-liner, qu'on avait peu à peu mieux cernée au printemps dans ses amples vêtements à fleurs, s'est approchée dans le soleil levant. Elle a souri de cet étrange sourire qui est le sien en disant : C'est beau. Puis elle a ajouté : Je vais partir bientôt. Elle a jeté un regard chargé de regret sur le restaurant de la plage : On y mange si bien. Dans quinze jours, elle s'en ira habiter à Y. fuyant définitivement la région et les coups de son compagnon. Elle est partie en direction du port comme elle le fait avec une régularité exemplaire, jour après jour, puis elle s'est retournée, a fait un grand signe de la main.

 

jeudi 1 juin 2023

Vivre : Still life / 129

 

 
Hier, la femme est entrée dans la pharmacie et a tendu son ordonnance. On lui a remis une plaquette de comprimés. "Pas de boîte ?" Eh non : les antidouleurs sont rationnés. Après notre budget et notre garde-manger, voici arrivée l'heure d'apprendre à gérer notre douleur. Du gaspillage en moins ? Peut-être. Un mal pour un bien ? Qui sait ? La femme est sortie pensive, à moitié rassurée avec sa blessure et ses dix cachets.