mardi 28 février 2023

Vivre : poursuites

 
Histoires de Saint-Benoît (détail : le Saint répare un tamis brisé) / Nicolo' di Pietro / Galleria Uffizzi / Firenze

Petits instants ravissants :
 
une aigrette marchant dignement dans un champ, suivie en file indienne par trois moutons bruns
une petite fille - tout au plus deux ans - pleurant à grosses larmes son ballon emporté par le vent
et trois adultes, courant sur le trottoir pour capturer la grosse boule bleue voltigeant parmi les passants
des branches s'agitant comme des fantômes, des sacs pourchassant des chats, des chapeaux délirants, 
des feuilles dansant au milieu de croisements, des poissons comme des baleines sur le lac rugissant.

lundi 27 février 2023

Lire : et innocents encore, capables d'aimer

 

Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants.
Prière juive citée en exergue
 
Je me suis procuré "Dans le faisceau des vivants" pour mieux connaître Aharon Appelfeld, la personne, sa manière d'écrire, sa vision de la littérature. Valérie Zenatti a traduit tous ses livres parus en français depuis 2004. Elle a également tenu le rôle d'interprète lors de nombreuses interviews ou conférences. Ce livre porte sur la période courant du 4 janvier 2018, jour du décès de l'écrivain, au 16 février suivant, date anniversaire de sa naissance, et peut se concevoir comme un émouvant et très personnel hommage.

Depuis "Mensonges", publié en 2011, on sait que Valérie Zenatti était liée à ce grand auteur israélien par une relation bien particulière. Il n'assumait pas un rôle de père (elle en a déjà un), mais il était peut-être plus qu'un ami très proche. "Mon héros" a-t-elle confié dans une interview. Au-delà de l'amitié et de l'admiration, il semblait aussi représenter un alter ego, quelqu'un qu'elle aurait pu rencontrer dans une autre vie. "Mensonges" était une manière originale, inventive de décrire ce lien tel qu'elle se le représentait. Ce livre sensible disait son attachement et leur complicité. Elle pouvait partager avec l'écrivain de longs silences, il circulait entre eux des connexions souterraines qui ne sauraient trop s'expliquer. "Parce que c'était lui, parce que c'était elle", probablement. Le livre était défini comme une fiction littéraire, ce qui lui convenait somme toute très bien.

"Dans le faisceau des vivants" nous est présenté, lui, comme un essai, dont la définition fournie par Wikipedia est : "En littérature, une œuvre de réflexion portant sur les sujets les plus divers et exposés de manière personnelle, voire subjective par l'auteur."

A vrai dire, dès les premières pages, cet ouvrage laisse un peu perplexe : alors que l'on s'attend à un témoignage sur un écrivain réputé, écrit par une personne connaissant particulièrement bien son travail, c'est l'autrice et son immense tristesse qui se dévoilent au lecteur. Dès lors, on éprouve comme une impulsion à refermer une porte malencontreusement ouverte, comme une gêne face à un étalage de sentiments qui laissent empruntée. (Précisons que Valérie Zenatti est une professionnelle de valeur, tout autant comme écrivain que comme traductrice. C'est une intervenante qui s'exprime aussi bien qu'elle écrit. Il n'est pas question de douter de sa sincérité ni de sa loyauté.)
 
Durant les cinquante premières pages, on trouve exposées au même niveau à la fois les émotions de la traductrice en deuil et des citations de son ami écrivain, dans un mélange de genres un peu éprouvant. Ce qui tient du paradoxal, c'est que l'écriture d'Aharon Appelfeld se distingue par son absolue sobriété, sa retenue, sa description épurée des faits et des ressentis. C'est une écriture qui laisse le lecteur libre de prendre toute la mesure de ce qui est évoqué (les multiples échos de la Catastrophe). Cette écriture décentrée, axée sur une observation attentive des êtres et des expériences, est mise en regard avec la rédaction de Valérie Zenatti, qui reste centrée sur ses propres émotions, ressentis et intuitions.

Après ce début focalisé sur Valérie et son chagrin, le livre commence à devenir intéressant d'un point de vue littéraire. L'autrice, dans son besoin de combler la profonde absence ressentie, se met à la recherche de l'écrivain qu'elle n'a pas connu, celui qui s'était fait reconnaître et commençait à trouver un large public, dans les années 1970 et 1980. Dans un premier temps, elle a procédé à une recherche de sources. Elle décrit principalement trois vidéos trouvées sur youtube, reprenant des extraits documentaires ou télévisés. Elle a pris l'option d'en décrire les échanges et retranscrit les réponses de l'écrivain qui lui ont paru les plus expressives. Les références des vidéos se retrouvent à la fin de l'ouvrage pour permettre leur visionnement direct.  

Au moment où Valérie Zenatti s'installait dans l'avion pour aller assister aux funérailles de son ami, une lectrice au regard intense s'était adressée à elle et lui avait glissé : "Il faut que vous alliez à Czernowitz. C'est une ville très inspirante". Quelques semaines plus tard, l'autrice se met en route. Dans la deuxième partie du livre, elle relate ce voyage entrepris dans la ville natale d'Aharon Appelfeld, centre historique de la Bucovine, voulant se trouver en ces lieux précisément le jour anniversaire du 16 février. Le livre commence alors à prendre une autre tournure.

Faire des milliers de kilomètres, braver toutes les rudesses de l'hiver ukrainien, marcher durant des heures pour rechercher des traces et des signes, retrouver des lieux, reconnaître des silhouettes, des saveurs, des sons, aller à la rencontre d'un être cher qu'on avait cru perdu et finir par réaliser qu'il sera toujours avec soi. C'est sans doute dans ces pages de description que l'écriture trouve enfin son rythme et son équilibre.
 
Sur le chemin du retour, l'écrivaine se sent enfin libérée, en paix avec son expérience de deuil. On se prend à imaginer ce qu'aurait pu être ce livre : un récit fictionnel, qui parlerait d'un auteur récemment décédé, d'une traductrice éplorée ne sachant comment faire face à un vide énorme, à ses ressentis, à ses intuitions, à ses hallucinations, peut-être. Oui, il y aurait eu matière à écrire un beau roman. C'est peut-être ça, la littérature : permettre par la fiction d'accéder à une réalité plus grande et plus vivante que tout ce qui pourrait être exprimé en descriptions trop attachées au réel. 
 
Tout compte fait, Valérie Zenatti a peut-être voulu trop bien faire avec ce livre. Prise dans des visées contradictoires, elle finit par cumuler une infinité d'éléments disparates. Elle aurait sans doute dû choisir ne traiter qu'un seul sujet : l'hommage à l'écrivain révéré ou l'exploration de sa propre expérience de la perte. Loin des épanchements et de l'émotionnel, un témoignage sobre, illustré de souvenirs marquants, de citations littéraires, aurait pu suffire. Ou alors aurait-elle du sauter le pas, traverser le gué et présenter librement une histoire intense, racontée comme elle sait si bien le faire. 
 
On referme le bouquin. On s'interroge : Serait-il possible que ce livre qui ne manque pas de qualités ait été écrit un peu trop tôt ?

 
 
A voir : Le kaddish des orphelins, d'Arnaud Sauli, 2016
Extrait du documentaire ICI 
A écouter :  Hommage à Aharon Appelfeld, L'Heure bleue, France Inter, 19.01.2018

dimanche 26 février 2023

Vivre : tout ce qui nous sépare

 
Madone avec enfant et 4 saints (détail) / Peintre siennois non identifié / Pinacothèque / Sienne
 
Autant de possibilités de trouver des différences avec les êtres, tous les êtres côtoyés, que d'en percevoir des ressemblances, des affinités. 
Chaque matin, cette option : choisir de trouver des ponts et des points de connexion ou définir les limites non autorisées et décliner.

samedi 25 février 2023

Vivre : tant de mots, tant de choses

 
Nature morte / 1955 / Giorgio Morandi / Musée Granet / Aix-en-Pcee
 
  
Quel besoin de tant combler puisque le vide ne peut exister ?
 
 

vendredi 24 février 2023

Vivre : un monde à soi

 
Liseuse à la campagne / Jean-Baptiste Camille Corot / MET / New-York

 D'un coup, lever les yeux. Observer
la danse lente du brouillard sur la terrasse.
Si peu de repères, mais le temps a passé.
Au fil des pages, tant de choses effacées.
Et c'est un monde à moi dont j'ai retrouvé
les traces.

jeudi 23 février 2023

Vivre : des moineaux dans le prunier

 

Ça y est : premier lézard entre les lattes, le printemps s'est installé et même si les giboulées n'ont pas dit leur dernier mot, leur temps est compté. L'heure est aux baskets colorées, aux premières balades rose fluo, aux primevères en pot, aux oiseaux ennamourés. Il faut se hâter de troquer, déplacer, déranger, retrouver. Mais...
 
quelque chose au fond de soi renâcle à opérer la traversée. On se sent bousculée. Depuis des semaines, la tendance était à l'intériorité, lenteurs, silences, méditations face aux nuages hésitants, et voici qu'il faudrait réapprendre à gazouiller, à converser, à s'extérioriser. Réapprendre la légèreté alors que les moments passés à rêvasser devant les flammes manquent déjà à nos cœurs envoûtés.

mercredi 22 février 2023

Ecouter : une phrase en passant

 
Quelque part, dans la région de Pienza
 
Dans la cuisine ouverte sur la forêt empourprée, en train de glacer un cake au citron, une phrase a retenu mon attention : "Dans ce monde agressif, et c'est peu dire, l'équilibre difficile à trouver, c'est de parvenir à se protéger sans se blinder."

Il y a parfois des invités d'Eva Bester que je serais prête à adopter sur le champ et Benjamin Lavernhe fait partie du club. Au cours de l'interview il parlait de ce numéro d'équilibrisme continu, sur un fil ténu, qu'il s'agit d'assurer pour pouvoir profiter de la vie sans se faire laminer. Savoir le monde menaçant, et malgré tout aller de l'avant avec le sourire (dans le fond : garder un cœur confiant). Il a évoqué aussi la fatalité de la violence du monde. Oui : la fatalité. La violence. Le monde. Et le désir de continuer.

(ce soir-là, le cake, suave et parfumé, s'est révélé sublime, un parangon d'équilibre entre douceur et acidité)

mardi 21 février 2023

Vivre : les étouffantes certitudes

 
Le Vase étrusque (détail) / V.E. Symian / Musée Calvet / Avignon
 
Elle a écrit qu'elle ne voulait plus qu'on lui raconte des histoires à dormir debout, des contes apaisants, des propos lénifiants. Nous voulons la paix, uniquement la paix. Aussitôt, les voix bienpensantes de personnes confortablement installées se sont mises à la tancer. Il fallait à tout prix éviter d'amplifier le conflit, surtout aucune arme, aucune intervention. Il fallait affirmer haut et fort les valeurs supérieures de la démocratie. Bien au chaud dans leurs maisons, avec leurs enfants en sécurité, ils agitaient leurs jolis drapeaux arc-en-ciel. Elle a donc subi le terrorisme horrifiant de ceux qui se sentent satisfaits d'être au centre du centre de toute certitude et de toute forme de pensée. 
Elle les a laissés disserter, disposer de jolies primevères dans leurs parterres bien alignés, puis s'en est allée ouvrir son poste pour continuer de s'informer.

lundi 20 février 2023

Vivre : horizons africains

 

J'aime ces soirs - rares - où le paysage nage en plein brouillard
des airs de Sahara, un songe un mirage, une perte totale de repères.
Le chien affalé, cuivré, ronflant dans un coin du salon.
On se croirait dans un ballon dirigé vers la fin de l'hiver.



dimanche 19 février 2023

Lire : résister à l'état d'impuissance désespérée

 

 
Il n'est journal ou récit, parmi tous les nôtres, où n'apparaisse le train, le wagon plombé,
 transformé de véhicule commercial en prison roulante, voire en instrument de mort. 
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz [p.106-107]  
 
Ce livre - présenté comme un roman - comprend un nombre important de wagons, de voyages et de quais. Il commence avec un train dans une page d'introduction intitulée "Vacarme" et son dernier chapitre s'achève dans une gare de campagne au nom illisible. Entre temps, le personnage principal, Albert Vajs, étant allé consulter un spécialiste pour ce vacarme qui le réveille au milieu de la nuit, s'entend dire qu'il est atteint de tinnitus. "Ce n'est pas une maladie. C'est un état." La médecine ne peut rien pour lui. "Ce train invisible qui roule, acceptez-le comme inéluctable, un élément avec lequel il vous faut vivre."
 
La maison des souvenirs et de l'oubli compte environ cent-cinquante pages dont chacune demande à être lue avec une attention toute particulière et, une fois sa lecture terminée, elle invite à être reprise, encore et encore (peut-être qu'il y a des livres, comme ça, qu'on ne parvient jamais à comprendre totalement, mais vers lesquels on a besoin de revenir parce qu'on reconnait à la fois leur portée et notre difficulté à la saisir dans sa globalité). Il est possible que ce soit un livre qu'on ne puisse jamais totalement terminer, un livre terriblement prenant, donc, non pas tant par son style ou son vocabulaire, non, il serait même du point de vue lexical et grammatical plutôt aisé à parcourir, mais plutôt par son contenu, dense, douloureux, violent jusqu'à l'intolérable. Cela dit, c'est un livre dont on ne peut que souhaiter qu'il soit introduit au programme d'histoire contemporaine dans les écoles et les lycées.
 
Il faut dire que le sujet est vaste, pour ne pas dire insondable : qu'est-ce que le Mal ? D'où provient-il ? Comment lui faire face si l'on ne peut se résoudre, pour pouvoir trouver le sommeil, à en considérer "la banalité" ? C'est ce que Filip David se propose d'investiguer dans cette œuvre.

"Comprendre, c'est aussi justifier", s'éleva une voix à contre-courant du ton général. Ce sont là les paroles d'un grand écrivain qui a éprouvé la pleine ampleur du mal et des crimes. Il affirmait qu'il faudrait inventer une langue nouvelle pour parler du mal car notre manière de penser et de réfléchir ne saurait en exprimer la profondeur.(...)**
Si je parvenais à me convaincre de ce qu'Hannah Arendt avance, je pourrais moi-aussi dormir en paix. Mais mon sommeil n'est qu'un cauchemar permanent, effroyable, car ces allégations ne sont nullement prouvées, en rien étayées, et ne font que nous confiner dans l'illusion que dès lors que nous lui avons donné un visage purement humain, nous avons mainmise sur le crime. [p.13]

L'ouvrage est constitué d'une multitude de textes relativement courts, le plus souvent intitulés "chapitres", dont le plus long ne compte pas plus de dix pages, et qui sont de nature très diverse (extraits de journal intime, articles, confidences, dialogues, narration classique, témoignages, diagnostic médical, etc). On comprend très vite que la complexité du contenu fait écho à la complexité du sujet. Il y a des allers-retours dans la temporalité, mais aussi dans des mondes parallèles, "réels" ou fantasmagoriques.
 
Albert Vajs, seul rescapé de sa famille, sert de fil conducteur à la trame du récit. Son père a réussi à le faire passer entre deux lattes tandis que leur wagon roulait dans la nuit. Le petit frère déposé ainsi quelques instants auparavant s'est évanoui à jamais. On découvre son histoire, mais aussi celle d'autres personnages importants, les rares amis qu'il lui reste, qui sont comme lui des enfants broyés par la Shoah, dont les trajectoires sont racontées tour à tour et s'entremêlent. On trouve également bon nombre de personnages secondaires, dont les expériences viennent compléter l'énorme fresque voulue par l'auteur : dépeindre l'holocauste tel qu'il a été vécu en Serbie à travers les expériences de ceux qui sont les derniers à pouvoir raconter et témoigner de vive voix.

Albert imagina une seconde le soulagement que lui procurerait la suppression de cette souffrance profonde, permanente, qui n'existerait pas sans la mémoire de cette part sombre, dérangeante, monstrueuse qui constituait l'essentiel de sa vie. Mais que serait-il sans elle, sans cette peine qui le transperçait jusqu'au cœur ? Le souvenir de son père, de sa mère, d'Elijah vivait en lui. Cette douleur était son être même, sans elle Albert Vajs n'existait pas. Ni ceux qui lui étaient les plus chers.[p.97]
 
C'est un livre ancré dans le passé, où le présent n'occupe qu'un rôle relatif, mineur. On pourrait dire que le présent ne cesse d'y chanceler. Un livre qui fait une large place au rêve (très souvent : au cauchemar), au surnaturel, à l'irrationnel. Comment, du reste, pourrait-il en être autrement ? Quand on ne parvient pas à expliquer, le seul moyen est sans doute de s'en remettre à plus grand, plus vaste que ce que l'intelligence et la rationalité peuvent fournir comme réponses. 
 
A quoi bon toutes ces souffrances si, en fin de compte, elles se révèlent n'avoir aucun sens ? D'aussi loin que je m'en souvienne, depuis l'âge de raison, la culpabilité m'habite, me torture, parce que j'ai trahi mon père et ma mère : déportés, ils ont connu les pires souffrances dans les camps. Je leur avais fait la promesse de veiller sur Elijah, mon petit frère; je n'ai pas réussi à le sauver. Pourquoi donc, moi, ai-je survécu ? A quoi peut-on croire, en la foi, en l'homme, si le sens esquive toute explication ? [p.60-61]

Il est question dans ces pages de toutes sortes de sévices, de viols, de suicides, de la folie et de la rage comme seul recours face à la barbarie, d'enfants livrés à la solitude la plus noire et à la culpabilité la plus tyrannique. On pourrait dire qu'aucune facette de la douleur humaine ne manque d'y occuper sa place. Et pourtant, on y trouve également la sobre bonté de certains Justes, l'amour fraternel, la puissante consolation de la musique, la douce surprise d'un minuscule oiseau coloré voltigeant dans une salle de conférence inondée de larmes. 

"Tu as raison, répondit l'ombre de mon père. Il est encore bien trop petit. Mais il ne te quitte jamais. Il te suit là où tu vas. Il a pris l'apparence d'un oiseau, mon cher fils. Tiens, lève les yeux... (...)
Quand Albert eut terminé son récit, la stupéfaction pétrifia l'assistance. Un petit oiseau au plumage multicolore, arrivé d'on ne sait où, tournoyait au-dessus de sa tête. Quelqu'un eut l'idée d'ouvrir toutes les fenêtres, et le petit volatile décrivit un ultime cercle puis, effrayé par le brouhaha, s'envola hors de la salle.[p.80]

Ce livre a reçu en 2014 le prix NIN, prix littéraire le plus important de Serbie (qui jusqu'en 1991 récompensait un auteur de l'ex-Yougoslavie). Une récompense courageuse, largement méritée. Il y aurait encore tant à dire sur ces cent-cinquante pages dont pas un seul mot ne peut être considéré comme superflu. En guise de conclusion je dirais que la difficulté de la lecture ne tient pas tant à l'immense culture de l'auteur, à ses références multiples à toutes sortes de savoirs religieux, culturels ou philosophiques (la Kabbale, le Hassidisme, le courant des Dunmeh, la pensée de Hannah Arendt). Ce type de difficulté peut être surmonté avec du temps et de l'obstination. Non : la grande difficulté qui se présente aux lecteurs, c'est que son propos ne concerne pas seulement le passé. Bien au contraire. Ce qui est terriblement ardu, c'est de réaliser que les phénomènes décrits, les manifestations du Mal sont toujours et plus que jamais d'actualité. Il suffit de se tourner vers le monde qui nous entoure, d'en prendre des nouvelles : les nationalismes, les persécutions, Ouïgours, Rohngyas, guerres de toutes natures et de tous genres sont là pour nous le rappeler.
 
Un véritable livre est sans doute comme un excellent cru : il faut le laisser décanter. Je me propose de présenter celui-ci après relecture l'année prochaine, le 25 janvier.

** référence aux mots de Primo Levi, dans son Appendice à "Se questo è un uomo", publiée en novembre 1976 :  «forse, quanto è avvenuto non si può comprendere, anzi, non si deve comprendere, perché comprendere è quasi giustificare» ("peut-être que ce  qui est arrivé ne peut se comprendre, et même, ne doit pas se comprendre, parce que comprendre, c'est presque justifier.") / partie 7 / p.347 / Einaudi tascabili

samedi 18 février 2023

Vivre : comiques loustics


 Depuis quelques jours, en guise de sonnerie : les chants moqueurs des merles gouailleurs.

 

vendredi 17 février 2023

Vivre : inutile injonction

 
Street Art / Padoue
 
On dit : "Garde ton calme". Mais, le plus souvent, on adresse cette recommandation à quelqu'un qui l'a déjà perdu, son calme, et qui au mieux, et ce n'est pas sûr du tout, pourrait tenter, difficilement, de le retrouver. Tout au plus pourrait-il essayer de faire bonne figure et d'afficher l'apparence de la sérénité tandis qu'en-dessous continueraient les remous. Sacré programme : courir après un calme qui s'est fait la malle!

jeudi 16 février 2023

Vivre : face au monde

 

 Comme les rives, les esquisses embrouillardées de nos espoirs désabusés

mercredi 15 février 2023

Vivre : sortie royale

 

C'est tous les jours la même histoire. Il rechigne à se lever, refuse de se montrer. Il faudrait presque le supplier. Puis, vers midi, tel une star, il consent à se présenter et là, on en est vraiment soulagés (on cesse de trembler, on retire peu à peu écharpes et bonnets). On se plaque contre les vitrages pour bien se chauffer, on place ses mains en visière pour suivre sa trajectoire. Et puis, vers le soir, le voici soudain qui en a marre, décide de se barrer, tire sa révérence, nous en fait voir de toutes les couleurs, rougit, blanchit, verdit, passe à l'orange puis finit par s'évader sans autre forme de procès.

mardi 14 février 2023

Vivre : dites-le avec des fleurs

 
Annonciation (détail Vierge) / Sandro Botticelli / Offices / Florence

Il y a les compliments qu'on n'attendait pas : qui surprennent comme le premier crocus de l'année.
Il y a les compliments qu'on n'attendait plus : qui vous laissent sur la paupière comme une goutte de rosée.

lundi 13 février 2023

Vivre : une partie

 
 La Crucifiction (détail) / Le Tintoret / Gallerie Accademia / Venise
 
Se vexer : perdre et perdre des énergies à se le reprocher.
 

 

dimanche 12 février 2023

Vivre : la vie des rives

 

Quel soulagement : l'hiver se fait. Le petit lac enchanté s'est à nouveau figé. Même le castor ne montre plus le bout de son nez. Les foulques s'insurgent contre les ébats du clébard surexcité. Les mésanges s'obstinent à zinzibuler. La grande aigrette préfère se barrer. Quant à la femme, mi-sorcière mi-gamine, grands yeux barbouillés, elle continue de faire sa ronde matinale, entraînée par sa musique techno, emballée dans ses vêtements bariolés. Quel soulagement, cet l'hiver qui se déploie, qui bleuit les écoliers sur les quais, qui blanchit les pierres désolées, qui cramoisit les nez. La froidure, pesticide bio assuré, se chargera de réguler,  de déblayer quelques nuisibles tels des fâcheux qu'on se réjouit d'oublier.

samedi 11 février 2023

Vivre : équilibres précaires

 
Tête d'étude / attrib. Maurice Quay / Musée Granet / Aix-en-Pce
 
Il en avait des larmes au bord des cils. Visiblement l'incident l'avait touché. Comment lui dire que, oui, on comprenait, on comprenait si bien, mais que justement la difficulté, toute la difficulté résidait là, dans cet équilibre à trouver entre le fait d'accepter que le monde bisounours n'existait pas - oh non - et le fait de savoir se protéger, ne pas hésiter à se détourner des mal embouchés, au besoin : riposter.

vendredi 10 février 2023

Vivre : les moments tagada

 
Portrait de jeune fille avec un "Petrachino" (détail) / Andrea Del Sarto / Galleria degli Uffizi / Florence
 
Entre chien et loup, mais plutôt à l'heure du chien, quand les moteurs ronronnent de soulagement en remontant le chemin, que les gens regagnent enfin leur maison tiédie par de flamboyants rayons, quand les plaques s'allument et que les smartphones se mettent en veille, j'ai balayé d'un revers de main les formulaires fastidieux qui m'attendaient depuis trop de temps, qui patientaient depuis des heures et des heures et peut-être une semaine, et après tout quelle importance, quelques heures de plus ou de moins ? ramenant à moi les pages que je désirais une nouvelle fois relire, pour rien, juste pour moi, juste pour le plaisir. 
Le chien ronflait. Le soleil rosissait. Les coussins se doraient comme de gros félins. Le lac s'évanouissait dans un invraisemblable décor hollywoodien. D'un coup, plongée dans mon bouquin, délivrée de toute obligation, je n'avais qu'une seule option : expérimenter le ravissement enfantin des mots dégustés comme des bonbons. 
 
(A propos de l'image : Le livre que tient la jeune fille - probablement Maria, belle-fille d'Andrea del Sarto - est le chansonnier de Pétrarque ouvert sur deux sonnets consacrés à l'amour et à la beauté féminine qui inspire des sentiments vertueux. Rime, CXX : Te, caldi sospiri, al freddo core // Rompete il ghiaccio che pietà contende // E, se prego mortale al ciel s’intende // Morte, o mercè sia fine al mio dolore.//Ite, dolci pensier, parlando fore / Di quello ove ’l bel guardo non s’estende /Se pur sua asprezza, o mia stella n’offende // Sarem fuor di speranza, e fuor d’errore.// Dir se può ben per voi, non forse appieno // Che ’l nostro stato è inquieto, e fosco //  Siccome ’l suo pacifico, e sereno.// Gite securi omai; ch’Amor ven vosco // E ria fortuna può ben venir meno // S’ai segni del mio Sol l’aere conosco.
 

jeudi 9 février 2023

Regarder : avec la mer du Nord...

 
 La mer après l'orage / Léon Spilliaert / vers 1909
 
Quelle œuvre étrange, ai-je pensé, en parcourant l'exposition, et je me suis dit que si l'on ne m'y avait pas entraînée jamais je n'aurais été tentée de partir à sa découverte. Il est rare qu'un artiste puisse ainsi dans le même temps décontenancer et fasciner. Attirer et attrister. Subjuguer et - presque - déprimer.

Autodidacte, issu d'un milieu bourgeois d'Ostende, une ville qu'il n'a jamais vraiment quittée, Léon Spilliaert (1881-1946) ne cesse d'intriguer. Parcourant les salles qui font la part belle à ses œuvres de jeunesse (datant des années 1910 environ) on est saisie par sa manière déconcertante de cadrer ses sujets, très innovante pour la période. On se dit qu'il est jeune, même pas trente ans, qu'il va basculer vers l'abstraction, mais ce n'est pas le cas.
 
 L'escalier / 1909
 
 La route royale et les dunes / 1909
 
Les Galeries royales d'Ostende / 1908
 
Ses peintures expriment une grande audace, cependant l'artiste ne semble jamais prêt à faire le pas. Il paraît confiné dans un univers bien particulier, à la géométrie très recherchée, à la palette le plus souvent sombre ou teintée de grisaille, dont les thèmes sont la mer, les arbres, des intérieurs silencieux et des natures mortes, ou encore des figures féminines, femmes de marin plongées dans l'attente ou mondaines hautaines. Et puis surtout, ce qui frappe chez Léon Spilliaert, ce sont ses autoportraits. D'innombrables autoportraits qui le représentent rarement serein, toujours sérieux, voire tourmenté pour ne pas dire halluciné.
 
Autoportrait aux masques / 1903
 
 
Autoportrait / 1906
 
 
Autoportrait. 2 novembre / 1908
 
Bon nombre de peintures étant exécutées sur papier, lavis à l'encre de Chine, crayon et aquarelle, très sensibles à la lumière, elles exigent d'être exposées dans la pénombre. Les parois de la fondation ont été obscurcies, ce qui contribue à ajouter un sentiment de pesanteur lorsque l'on évolue dans ces espaces.

Flacons / 1909
 
Flacon rouge / 1909
 


Plus tard dans la journée, nous avons encore évoqué à plusieurs reprises ces images, en nous interrogeant, en émettant des avis mitigés, oscillant entre l'admiration, la curiosité et une irrépressible répulsion. Nous nous sommes demandé : pourquoi et comment a-t-il pu rendre des vases et des poupées inquiétantes ? D'où provient notre sentiment  de malaise ? Nous avons hésité, comparant nos photographies et observant attentivement le résultat de nos cadrages. Finalement, une seule option s'est présentée : nous devions y retourner pour regarder encore, regarder mieux et tenter d'apprivoiser cet artiste maladif et tourmenté, comprendre ce monde perturbant, si particulier qu'il avait créé.
 
(PS : Une fois rentrée, j'ai appris qu'Eva Bester, animatrice enjouée de L'Embellie, a consacré un essai à cet artiste, intitulé : Léon Spilliaert. Oeuvre au noir, éditions Autrement, 2020. Trouverait-elle dans ces peintures impressionnantes un remède à sa mélancolie ?)



mercredi 8 février 2023

Vivre : un lieu pour un autre

 

On ne peut pas toujours partir, on ne peut pas toujours voyager, mais on a besoin de souffles et d'atmosphères pour raviver les souvenirs. Quand j'aspire à retrouver les rives d'Ishøj, les étendues livides et désertées, la bise mordante qui rejetait inévitablement vers le musée je viens enfoncer mes bottes dans cette plage. Je retrouve d'un coup, cernée par le chien et ses grognements de sioux, l'étonnement et le silence, les tableaux et la blancheur, et la saveur de cet infâme café danois que j'avais fini par aimer.

mardi 7 février 2023

Vivre : le bon tempo

 

Depuis la lecture de Rosa (une lecture qui demande à être re- et reprise), me voici happée par les questions de résonance. Ne pas aller vite pour aller vite, ni obligatoirement lentement. Ne pas rechercher la course pour la course, et l'accumulation pour l'accumulation, ni ralentir pour le simple ralentissement. Ne pas aller cogner le réel pour suivre on ne sait quelle chimère (les piles à lire, les contacts à assurer ou à se défaire, en être ! surtout en être!). Voilà. Le résumé tient en un mot : ne pas oublier d'être pour en être.

lundi 6 février 2023

Vivre : M. a craqué

 
Assunzione della Vergine (dett.) / Cerchia del Vasari / Fraternità dei Laici / Arezzo
 
M. a craqué. Son regard s'est mis à tressauter. Ses affirmations se sont mises à chanceler. Elle n'est plus celle qui avait une opinion sur tout, un agenda rempli et une liste de contacts bien fournie, celle qui avait tout lu, tout vu, tout compris. Sa morgue l'a quittée, son assurance abandonnée. Elle qui avait deux manières de regarder les gens : ceux qu'elle toisait - auxquels elle consentait parfois à expliquer - et ceux qui éventuellement lui serviraient - qu'elle ne cessait d'envier et d'inviter - elle si prompte à définir des catégories, la voici qui ouvre de grands yeux stupéfaits quand elle découvre qu'on la considère sur un pied d'égalité. Elle peut échanger, elle peut parler, de ses cheveux qui dessinent des toiles au fond de sa baignoire, de tout ce qu'elle a perdu au cours des derniers mois. Elle découvre des regards qu'elle ne connaissait pas. Qui se déploient ni au-dessus, ni au-dessous, mais bien en face de soi.

dimanche 5 février 2023

Vivre : still life / 127

 

 
Quand on me demande quel est mon loisir préféré. Quand on me demande quel sport je pratique le plus souvent. Quand on me demande quel est mon plus sûr moyen de me calmer. Quand on me demande ce qui me donne la confiance et la force d'espérer. Quand on me questionne sur mon régime minceur et la longueur de mes foulées. Quand on me demande ce qui me fait lever le matin. Je réponds immanquablement : le chien. 

samedi 4 février 2023

Regarder : la naissance d'une vocation

 
Bédouins en train de danser / Sud de Bagdad / Irak / 1956

Au Palazzo Grimani, une des photographies qui m'a le plus marquée représentait deux femmes exubérantes, en train de danser aux portes du désert, accompagnées de deux musiciens, de quelques enfants et de leur maigre bétail. Il se dégageait une telle énergie de cette image que, la regardant, on se sentait revigoré, on éprouvait l'envie de se mettre à bouger, tant elle symbolisait la joie de vivre et la liberté. En s'approchant, on remarquait que ce qui voltigeait derrière les femmes, ce n'était pas des voiles sombres, assortis à leurs robes, non : c'était leurs chevelures, denses, ondoyantes, qui paraissaient vouloir les emporter comme des ailes.

L'exposition consacrée à Inge Morath était axée sur sa présence à Venise. Mais on y montrait également 43 tirages sous l'intitulé "The best of" qui retraçaient les moments forts de sa carrière, à travers les nombreux voyages effectués depuis ses débuts, dans les années 1950 jusqu'en 1998. Inge Morath a été une grande voyageuse, polyglotte, curieuse de l'humain et investie dans les rencontres qu'elle était amenée à faire. Elle disait : "La photographie est essentiellement une question personnelle : la recherche d'une vérité intérieure." De fait, ses sujets de prédilection furent les scènes de voyages et les portraits.

Son histoire avec la Sérénissime commence en novembre 1951, quand elle y débarque en voyage de noces avec son premier - et très éphémère - mari. Les conditions sont particulières : la ville est envahie par une acqua alta d'une exceptionnelle ampleur. Elle appelle Robert Capa et lui signale que la lumière est très belle. Il devrait envoyer quelqu'un pour un reportage. Il lui répond : Impossible. Et pourquoi tu ne le fais pas, idiote ? (Elle rapporte ce mot : "stupid". En fait, elle n'y avait pas pensé parce qu'elle travaillait dans le milieu à légender les images des autres.)
 
Elle fonce alors dans un magasin et se procure un rouleau de pellicule. Elle lit les instructions. Elle ne connait rien à la technique et utilise un appareil photo offert par sa mère des années plus tôt, qu'elle n'employait jamais. Dès le premier déclic, elle comprend que c'est la manière parfaite pour exprimer ce qu'elle ressent.
 
Ce fut une révélation. Me rendre compte en un instant de ce que j'avais porté en moi depuis si longtemps. Après cela, plus rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai parcouru la ville, m'arrêtant sur les ponts, à l'entrée des églises, dans tous les coins qui me semblaient prometteurs. Puis, je suis arrivée au bout du film. J'en ai racheté un autre et j'ai décidé que je deviendrais photographe.

Quatre ans plus tard, alors qu'elle fait partie de l'Agence Magnum (c'est la première femme à entrer dans l'agence) elle retourne faire un reportage dans la lagune. Nous sommes en 1955. La revue d'art L’œil l'a choisie pour un reportage destiné à illustrer un ouvrage de Mary Mac Carthy, Venice observed. Dans ce livre, l'écrivaine étasunienne décrit sans fioritures la ville comme "arriérée", populaire, bien éloignée des fastes du passé. 

Inge Morath était censée consacrer une semaine à ce travail. Elle resta trois mois et ses photographies dévoilent la ville sous un aspect qu'on pourrait qualifier de "néo-réaliste". On sent l'influence de Cartier-Bresson, dont elle fut l'assistante et l'apprentie, dans le regard porté sur les atmosphères et les habitants.

Scène dans une place

Campo dei Mori, Cannaregio
 
 
Burano / Femmes dentellières au travail

Barque et veilles murailles

Corbeilles et balais


Chat dans une calle
 
En découvrant ces tirages, on est surpris par une chose fondamentale : combien Venise était habitée, vraiment habitée, il y a 70 ans. Habitée comme peuvent l'être aujourd'hui encore Naples ou Palerme. Ces dernières années les hôtels et les locations de vacances y ont pris un essor exponentiel. La ville apparaît de plus en plus comme un décor de cinéma. On y trouve encore ça et là un ou deux artisans, quelques commerçants, quelques alimentari mais en y regardant de près les nourritures présentées semblent destinées à préparer de rapides en-cas, des repas improvisés, des spaghettis, trois cuillères de pesto, dans des cuisines IKEA. Sur la ligne 2, on voit les ménagères de la Giudecca monter avec leur chariot pour attraper le tram et faire leurs achats à Mestre. Venise apparemment parvient mieux à faire face aux inondations d'acqua alta qu'aux marées touristiques en crescendo.

 

vendredi 3 février 2023

Vivre : transitions


 Les matins sont glacials, les soirées quasi estivales.
Nous déboulons sur la plage parmi les chants de coqs.
Nous la découvrons plus tard envahie de rires et de disputes.
C'est la fin d'une traversée et c'est quelque chose qui débute.
C'est une saison particulière. C'est l'hiver et ce n'est plus l'hiver. 
On se secoue d'un lent engourdissement, on déplie ses ailes.
Le ciel nous invite : le temps est venu de se mettre en route.

jeudi 2 février 2023

Lire : saigner l'Histoire


 

Art Spiegleman a mis quelque vingt ans à réaliser "Maus" ("Souris" en allemand). Avant de devenir le roman graphique que nous connaissons, il a été publié en divers chapitres pendant des années dans la revue "Raw", consacrée aux arts graphiques et créée en 1978 par Spiegelman et sa compagne, Françoise Bouly.
 
Même si le premier chapitre a paru dans Rauw en décembre 1980, A. S. a commencé son travail d'investigation sur l'histoire de sa famille (et plus particulièrement sur celle de son père au travers d'innombrables entretiens) dès le début des années 1970.

Maus est constitué de deux parties. Le premier tome s'intitule "Mon père saigne l'Histoire" et suit la trajectoire des deux parents de l'auteur, Vladek et Anja Spiegelman, deux Juifs polonais vivant dans la région de Sosnowiec, depuis leur rencontre jusqu'au moment de leur arrivée à Auschwitz. Le second, "Et c'est là  que mes ennuis ont commencé", raconte l'expérience de l'univers concentrationnaire, essentiellement du point de vue du père, les parents ayant été séparés dans le Lager, la mère dirigée dans le quartier des femmes, à Birkenau. Ils ne se sont retrouvés qu'à la fin de la guerre, pour trouver refuge en Suède, où est né l'auteur, avant de rejoindre les États-Unis).

Maus, précison-le, n'est pas seulement un ouvrage historique : il traite également du présent (le présent correspondant au travail d'investigation, quand l'auteur se rend régulièrement en visite chez son père pour l'interroger et l'enregistrer afin de rassembler les pièces éparses du puzzle que constituent les souvenirs du vieil homme). 
 
 
Il y a donc plusieurs niveaux de narration : le passé familial, comportant la période ayant précédé la guerre, les persécutions et le déroulement de la déportation; le présent, qui se déroule lors des échanges successifs entre le père et son fils au fil des années et qui dévoile leurs relations passablement complexes, voire houleuses; il y a également un troisième niveau, dans lequel on perçoit l'auteur comme représentant de la génération d'après, celle dont les parents ont survécu à l'Holocauste, qui a subi le traumatisme par contrecoup, sans toujours avoir été informée ou n'ayant obtenu que des bribes d'information sur le passé. 
 

Cette partie est traitée avec beaucoup de naturel et de justesse. On apprend que l'auteur est passé par des phases de grave dépression dans sa jeunesse, que sa mère s'est suicidée en 1968, que ses parents ont eu durant la guerre un fils aîné, Richieu, dont le portrait trônait dans la chambre parentale (l'enfant est mort en 1943, empoisonné avec deux cousins par une tante qui voulait leur éviter de connaître les atrocités d'Auschwitz).
 
 
On pourrait ajouter un niveau supplémentaire : la méta-narration, quand A. S. évoque ses peurs et ses doutes face à l'immensité de la tâche qu'il se propose d'accomplir. Avec une franchise non dénuée d'humour, il évoque la lourde responsabilité que représente le rôle de transmettre l'histoire des siens. Comment raconter sans altérer, comment dire sans trahir ? (Ce point sera développé par la suite dans Metamaus, paru en 2011, qui revient sur la genèse de l’œuvre). Au long de son travail, il est accompagné par un psy, Pavel, rescapé de Terezin et d'Auschwitz.


Tous ces niveaux de narration sont très importants et font de ce roman graphique un chef-d’œuvre d'habileté dans la construction: il contient de nombreuses histoires dans l'histoire, qui s'imbriquent et se révèlent extrêmement bien organisées entre elles. La densité du récit, le nombre des personnages évoqués pourraient donner lieu à de la confusion. On pourrait aisément s'y perdre, si ce n'est qu'Art Spiegelman se montre un maître non seulement au niveau du scénario, mais également des moyens graphiques utilisés pour permettre une lecture aisée.

Ainsi, les dessins sont tous en noir et blanc. Ils évoquent par leur sobriété la gravure sur bois. Les planches contiennent essentiellement des cases petites, focalisées sur des personnages et contenant pratiquement toutes des dialogues. Il émane quelque chose de condensé dans ces pages, quelque chose qui évoque l'enfermement, le rétrécissement. On trouve ça et là de rares cases plus grandes, avec des descriptions d'espaces élargis ou des plans.
 

Les récitatifs sont brefs et les échanges entre les personnages très factuels, dénués de pathos. Ils sont constitués de mots issus de toutes les langues utilisées durant les années de déportation, ce qui rend les dialogues très vivants. Mais c'est surtout l'écart entre l'anglais parlé par A. Spiegelman et l'anglais bien particulier parlé par son père, maladroit, typé, marqué par sa culture d'origine, qui contribue à la véracité du témoignage  (ce décalage linguistique est très bien rendu par la traductrice, Judith Ertel).
 
Les personnages ont des visages d'animaux : il y a les Juifs présentés en tant que souris; les Allemands représentés en chats; les Polonais en cochons. Quand certains veulent passer inaperçus dans une autre communauté, ils portent un masque dont on perçoit la cordelette.

On pourrait bien sûr parler pendant des heures de la richesse de cette bande dessinée. De son contenu. De sa forme. De son accouchement. De sa réception dans les divers pays où elle a été diffusée. "Maus" est un univers artistique et littéraire, une aventure complexe et passionnante. A travers cette œuvre, Art Spiegelman a réussi à donner ses lettres de noblesses au neuvième art (le terme de "roman graphique" s'est sans doute imposé par le biais de cet travail fondamental). On constate ici que la BD  porte en elle toutes sortes d'atouts majeurs : à travers des traits et des formes, elle s'adresse non seulement à l’œil et au mental du lecteur mais aussi à son imaginaire et son message est d'autant plus percutant. C'est un art à la fois très évocateur et en même temps il permet une prise de distance. Raison pour laquelle ce médium se révèle particulièrement apte à toucher un large public, de tous horizons et de toutes cultures.
 
 
Notons que la BBC a réalisé en 1987, suite au succès éditorial de la première partie, un documentaire présentant le voyage d'Art Spiegelman et de sa compagne en Pologne pour y retrouver des traces documentaires :



Les deux tomes ont été publiés en version originale respectivement en 1986 et 1991. L’œuvre intégrale a reçu le prix Pulitzer en 1992. En français, il est possible actuellement de trouver la version intégrale, ou alors les deux tomes vendus séparément brochés (ce qui rend plus aisée leur lecture).  
 

MAUS NOW : Un excellent complément à la lecture de Maus : recueil de textes émanant de 21 critiques analysant l'oeuvre.
 
 
 

 
 
 
Lecture proposée dans le cadre des lectures communes autour de l'Holocauste.
Merci aux organisateurs. Autres livres présentés : 
La maison des souvenirs et de l'oubli, Filip David