jeudi 29 février 2024

Vivre : jours patraques

 
Beech Wood in May / B.C. Skovgaard / Glyptothek / Copenhague
 
A entendre les oiseaux chanter au-dehors, des oiseaux qui paraissent esseulés, navrés, à écouter aller et venir son souffle lent, à éprouver du soulagement quand il se prend à bouger, à scruter ses expirations saccadées, je réalise combien de place cet être de lumière a pris dans ma vie. La santé est un équilibre miraculeux et on finit par l'oublier dans la routine des jours et des nuits. Vivement le prochain matin où cette boule de poils viendra me tirer à nouveau du lit.

mercredi 28 février 2024

Vivre : changer d'air

 
 
The Walthamstow Tapestry (détail) / Grayson Perry / Arken / Ishoj
 
 Les nettoyages printaniers : assainissement de toutes nos intériorités

mardi 27 février 2024

Vivre : détricoter

 
Anna Seekamp, soeur de l'artiste / Bertha Wegmann / SMK / Dopenhague
 
Ce problème, qui m'avait donné tant de fil à retordre, emmêlé jusqu'à paraître insoluble, 
ce problème qui perdurait et menaçait de me rendre chèvre, le voici enfin rembobiné,
 je vais enfin pouvoir en faire quelque chose d'apte à me profiter : un trophée.

lundi 26 février 2024

Vivre : les saisons de la lumière

 

 
Ce matin, l'arc était là, immense. Sur la table, les tartines, et dehors, le chien, les chants.
L'ail des ours, déjà. Tout venait rappeler que les saisons ne se laissent pas prétrancher :
C'est à la lumière de décider : ici, l'hiver s'installe le 21 novembre et s'achève le 21 février.

Vivre : deux facultés

 
Le garçon aux oreilles rouges / Marie Krøyer / coll. privée
 
 
Observer : écouter avec les yeux pour entendre avec intensité
 

dimanche 25 février 2024

Vivre : l'avenir du futur

 
Jeune femme à la cruche (portrait de Suzanne Leenhoff) / détail / Edouard Manet / Ordrupgaard
 
 
Elle regarde par la fenêtre les noisetiers qui ne donnent plus comme avant. Les hivers ne connaissent quasiment plus la pluie. Les jours de froidure sont inexistants. Les nuisibles, il y en a dix fois plus qu'avant. Déjà, le printemps est là, qui la bouscule, et elle se sent dépassée par tous ces changements. Elle se sent vieille tout à coup, mais ce n'est pas une question d'années. Elle se sent dépassée, voilà tout. Elle voudrait se raccrocher à son enfance, à ces journées somme toute pas si lointaines, où le monde lui paraissait joyeux et souriant. Elle se souvient des cabanes, des jeux, des courses à travers champs. Elle se souvient des réponses que savaient lui donner les grands. C'était... il y a trente ans à peine. C'était il y a un siècle. C'était si loin. Et pourtant...
 
Hier sa fille est rentrée de l'école en brandissant avec fierté un cahier. Elle avait réussi, le devoir était bon, l'enseignante l'avait félicitée. Elle avait droit à une récompense et elle y tenait mordicus.  Le tout nouvel hypermarché aux abords de la ville venait d'ouvrir. Elle devait vraiment foncer. Toutes ses copines en parlaient, certaines y étaient déjà allées. Elles en étaient toutes tiktokées. La petite, du haut de ses douze ans, sait dérouler toute une panoplie d'arguments. OK. Va pour le mastodonte puisqu'on a des oranges et du pain à acheter.

Le parking : immense. Les chariots : des SUV encastrés par dizaines de rangées. Le magasin : des avenues lustrées invitant à se choisir des réfrigérateurs, des perceuses, des four à pizza et des chaises de jardin. Sans compter les caisses de boissons sucrées. Elles avaient déambulé longtemps dans un univers où tous les prix s'affichaient en rouge et au centime près avant de pouvoir enfin se diriger vers les courses listées. Les oranges : 24 sortes différentes. Le pain : une très très longue allée. N'ayant que l'embarras du choix, elle s'était très vite sentie embarrassée (une fois rentrée, elle allait se retrouver avec des sanguines qu'elle n'aimait pas et du pain fadasse qui ne rassasiait pas). 

Elles étaient ressorties après presque une heure. Une erreur de scannage leur avait pris un temps fou pour réinitialiser leur total. Plein de monde mais personne à qui demander. Elle avait mal au dos avec son chariot débile à plusieurs étages, dont l'un était spécialement consacré à placer un chien (tout est prévu : pas question de laisser ton toutou tout seul dans ton auto). Elle a repensé à ce jour, pendant les vacances, quand sa fille avait voulu aller skier. Elle l'avait emmenée à la montagne, la station la plus proche où un ruban de neige avait été bombardé. C'était étrange, cette montagne désolée sur laquelle un long tapis, une longue trainée de plus en plus sale se déroulait.

Quand elle demande à sa fille ce qu'elle voudrait faire plus tard, pas paysanne comme grand-papa, naturellement, pas ouvrière comme papa, évidemment, et sûrement pas cuisinière comme maman, la petite répond : influenceuse. Elles veulent toutes se lancer sur cette voie. Elles veulent toutes avoir de l'importance, recevoir autant d'argent que de signes de reconnaissance. Elles veulent toutes s'influencer les unes les autres, se maquiller, se montrer et gagner. Tiktok. Tiktok. Comme un impact. Toujours plus, toujours plus vite, toujours plus fort. Dans une folle impression de puissance.
 
Elle, elle regarde encore une fois les noisetiers qui pleurent sous le brouillard de février. Cette année, la récolte risque d'être encore moins bonne, avec cette eau qui se fait de plus en plus désirer. Elle repense à la neige d'antan, une neige qu'elle attendait, enfant, et qui, la surprenant, avait le goût inestimable des délices grisants.
 

samedi 24 février 2024

Vivre : Still life / 142

 
 
 
Une des phrases qu'il adore prononcer : "Aujourd'hui, j'ai envie de te faire un cadeau". C'est quelqu'un qui aime à faire plaisir, qui retire autant de bonheur à donner qu'à recevoir, indépendamment du jour ou de la saison, qu'il y ait et surtout qu'il n'y ait pas de raison pour ce faire. Ça  tombait bien, depuis le temps que je rêvais d'un pull vert, mais pas de n'importe quel vert, un vert intense, un vert printemps, ni pomme, ni sapin, et certainement pas citron, et surtout pas kaki ni menthe à l'eau, un vert qui donne envie de se mettre au vert, un vert qui donne un coup de fouet, envers et contre tout ce qui décourage. Le large gilet était là, qui attendait sagement sur le présentoir. Ne manquait que mon feu vert, donné de bon cœur. Il avait envie de me faire un cadeau et j'avais terriblement envie de le recevoir. Ce gilet lui ressemble : un trésor.

vendredi 23 février 2024

Vivre : tous les millions de possibilités...

 
Présentation de Marie au Temple / Cappella Baroncelli / Taddeo Gaddi /Basilica di Santa-Croce / Firenze
 
Il ne faut jamais désespérer lorsqu'on perd quelque chose, un être, une joie ou un bonheur ; tout reviendra, plus magnifique encore. Ce qui doit tomber tombe ; ce qui nous appartient vraiment nous reste, car tout se produit selon des lois qui dépassent notre sagacité et avec lesquelles nous ne sommes qu'apparemment en contradiction. Il faut vivre en soi-même et penser à la totalité de la vie, à tous les millions de possibilités, d'immensités et d'avenirs qu'elle contient, face auxquels il n'y a rien de passé ni de perdu. 
Extrait d'une lettre adressée par R.M. Rilke à Friedrich Westhoff / Rome, le 29 avril 1904 
 
Bien que fan de ce poète, je peine ici à le suivre, dans ce message inconditionnel d'espoir et de foi en un ordre supérieur. Qu'il existe des lois qui nous dépassent, c'est certain. Que le corps garde au plus profond de sa mémoire ce qui a été vécu, éprouvé, savouré, c'est une évidence. Pourtant, que tout soit amené à revenir, plus magnifique encore, là, c'est moins sûr. Néanmoins, par les temps qui courent, il s'agit peut-être d'entretenir la flamme et croire en des millions "d'immensités et d'avenirs". Croire. Ouvrir. S'ouvrir. Vivre.

jeudi 22 février 2024

Lire : point trop n'en faut

 
San Girolamo e un devoto (dett.) / Piero della Francesca / Accademia / Venezia
 
 
La promotion : une affaire d'experts et certains écrivains sont passés maîtres dans l'art de s'y adonner. Ils ont les bonnes entrées, publient dans les bonnes maisons et finissent par cumuler les invitations. Il y a juste que... à force d'entendre la même personne présenter, résumer, raconter les mêmes anecdotes, à force de la voir se livrer à l'exercice avec une aisance consommée, tout à coup, ce roman qu'on aurait éventuellement pu se procurer, et sans doute avoir quelque plaisir à découvrir, il semble qu'on le connaisse déjà très bien. Trop bien. On craint de n'avoir plus rien à retirer, plus de territoire à explorer. Du coup, ne reste qu'une chose à faire : le reposer.

mercredi 21 février 2024

Regarder : pour faire le portrait d'un tableau

 
Sculpture : Une dame. Emilie Marie Rosving, née Raaschou / Vilhelm Bissen 
Peinture : Ane Edvig Brondum, mère de l'artiste / Anna Archer / SMK / Copenhague
 
 La temporalité des musées donne lieu à pas mal d'élasticité. On voit parfois à travers les salles des gens passer au pas de charge : il faut avoir tout vu, tout fait, tout coché. On peut aussi en voir d'autres prendre leur temps, autant de temps que nécessaire pour se laisser bercer, tête légèrement penchée, se laisser séduire, coudes caressés, se laisser aller à rêver, menton doucement effleuré. Survoler ou creuser : deux manières de regarder (peut-être deux manières de mener sa vie et d'exister).
 
Ainsi une œuvre, même de petite taille, peut-elle offrir matière à de longs moments d'observation, sous divers angles et avec d'infinies interrogations. Prenons un tableau. Il constitue un tout : avec son sujet, son cadre, son titre, son décor. Il arrive aussi qu'il contienne ces menus détails qu'on prend pour des ornements : les tableaux dans les tableaux. Wermeer ou Van Eyck (poussant l'originalité jusqu'à raconter une histoire dans un miroir), pour ne citer qu'eux, s'en sont donnés à cœur joie.
 
Durant ces dernières visites à Ordrupgaard et au SMK, mon attention a été attirée par les petits tableaux que Vilhelm Hammershøi a suspendu dans ses intérieurs. Ce fut un délice de s'approcher, puis de s'éloigner pour tenter de percevoir, pour deviner. Pour trouver la bonne distance susceptible de fournir des indices.
 
Intérieur / Vilhelm Hammershøi / Ordrupgaard
 

Dans l'univers d'Hammershøi, tout est suggestion et esquisse. Un femme, tournant le dos au spectateur, lit une missive. Elle se tient près d'un piano carré, dont elle vient sans doute de jouer, ou s'apprête à le faire, car une partition semble à peine ouverte. La lumière provient d'une fenêtre sur la gauche, tandis qu'une bibliothèque, à demi représentée sur le bord droit de la toile confirme qu'on se trouve dans un milieu cultivé et bourgeois. Au-dessus du piano, deux petits cadres accrochés contiennent probablement des gravures ou des dessins. Mais de quelles représentations s'agit-il ?



Sacrée énigme pour les yeux. Sacré appel au pouvoir d'association du spectateur. Sur la gauche, une jeune personne en robe blanche dans un salon. A côté, une bibliothèque avec ses livres bien rangés et une table devant parviennent à être identifiés. S'approchant pour déceler, on en vient à être complètement désarçonnée. Plus le tableau est petit et moins il convient de le regarder de près. Comme pour l'ensemble de ses œuvres, le peintre lâche des indices. A nous de nous débrouiller, de scruter, d'imaginer. Appel au rêve et à la mémoire. Immersion dans un monde d'évocations.

 
Se mouvoir, afin de trouver le juste point afin d'apprécier une œuvre, avancer, reculer pour en considérer les divers éléments, c'est tout un art. Le peintre nous laisse libres face à ses peintures et à ses personnages absorbés et solitaires. Il nous appartient de leur attribuer une histoire, des pensées, des identités. Il nous laisse aussi libres de trouver des sujets et des récits qui donnent du sens à ce que nous voyons, y compris dans des détails qui pourraient sembler insignifiants.

Interior with a young Man reading / SMK / Copenhaguen



On en vient à se dire qu'Hammershøi fait de nous des créateurs. Il nous sollicite pour compléter ses toiles. Devant celles-ci, on en conclut plus que jamais que l'art, comme la vie, exige de toujours chercher, entre survol et approfondissement, la meilleure manière d'appréhender.

mardi 20 février 2024

Vivre : l'irresistible attrait d'une ville

 
 
La première fois que je suis allée à Copenhague, souvenirs gravés dans ma mémoire, l'absence de tentures, le vent glacial, la variété de l'offre muséale, les élégantes en ballerines pédalant furieusement, esquivant avec maestria la neige entassée sur les trottoirs,  l'évidence des formes et des espaces, une fois de retour j'avais eu une peine terrible à m'en remettre. La Suisse m'avait paru horriblement banale. Tout me semblait insipide, voire laid en ce pays comparé à tout ce qui, là-bas, m'avait ravie : l'esthétique, les saveurs, le design, les atmosphères, les relations sociales. Le terme "hygge" ne faisait pas encore vendre, mais j'avais découvert des attitudes fondamentales face à la vie quotidienne. J'avais été prise d'une folle envie de tout chambouler dans la mienne. Une irrépressible envie de reset et, première étape, j'avais fomenté le projet insensé de louer une camionnette pour retourner dans cette capitale me procurer de quoi modifier tout mon ameublement, presse-citron compris, pour qu'ici ressemble le plus possible à là-bas.
 
Depuis, il y a eu des séjours plus ou moins réussis, mais toujours cette aspiration à plus de classe et d'évidence. La semaine dernière n'a pas failli à la règle : malgré la fatigue du voyage (les passagers embarqués avec retard avaient été débarqués en raison du fait que "le pilote manquait à l'appel" et, l'erreur apparemment n'étant pas qu'humaine, l'IA étant elle aussi vouée à se tromper, on apprit plus tard qu'il volait sous d'autres cieux où il avait été programmé ) malgré donc un fort besoin d'horizontalité, en sortant de la gare de Nørrebro, la découpe des immeubles aux intérieurs illuminés et la danse des nuages violets par-dessus les toits m'avaient immédiatement enchantée. Dès le lendemain, le charme avait continué d'opérer. Aimer un lieu, c'est souvent aimer y manger. Commencer la journée devant un petit-déjeuner à La Glace ou au Paludan's Book&Café peut très vite devenir dangereusement obsessionnel, un TOC sympathique, mais un TOC quand même.
 
J'ai rapidement cédé à cette habitude typiquement danoise de trouver en chaque occasion un prétexte pour déguster un gâteau ou un smørrebrød accompagnés d'une tasse de café. Je rêve encore de la jolie gare de Humlebaek, ou de la cafétéria d'Ordrupgaard, si bien conçue par l'inoubliable Zaha Haddid. Je ne cesse de repenser aux restaurants où évoluaient des équipes au dynamisme échevelé, créatives sans se prendre la tête, une vraie fête de les regarder travailler. Je ne sais pas comment nous nous sommes débrouillés, mais non seulement nous avons pu satisfaire tous nos désirs de haltes répétées, mais en plus nous n'avons pas pris un gramme. Ce fut sans doute grâce à tous les kilomètres avalés à pied, à nos zigzags d'un bout à l'autre de la ville et à notre absolue indifférence vis-à-vis des lignes d'autobus qui ne cessaient de nous effleurer.
 
Au retour, instinctivement, j'ai  fait quelques recherches et trouvé sur le site de Bernard une ou deux recettes de petits pains à la cannelle qu'il présente comme "scandaleusement décadents". Tu m'étonnes. Des recettes très tentantes, naturellement. Mais, bien qu'à contrecœur, j'ai fini par m'en détourner. Trop, c'est trop. Le temps est désormais venu d'imiter la vie danoise dans une de ses autres merveilleuses particularités : la pure beauté de l'infinie sobriété.

lundi 19 février 2024

Lire : un comprimé par jour

 
 
Que de loisirs il gagne, celui qui ne regarde pas à ce qu'a dit le voisin, à ce qu'il a fait, à ce qu'il a pensé; mais à ce qu'il fait lui-même, afin que son acte soit juste, sain et absolument bon. Ne jette point les yeux sur les âmes noires, mais cours droit à la ligne du but, sans te disséminer. [Pensées pour moi-même, Livre IV, XVIII]
De l'or en barre, ces pensées, et nul besoin d'en ingurgiter. Une seule, parfois, ouvre des perspectives à une pluvieuse journée ou à un état grincheux. Une aide impériale pour nos interrogations fondamentales.

dimanche 18 février 2024

Regarder : soir d'hiver, entre ondées et frimas

 
Intérieur /Vilhelm Hammershøi /  Ordrupgaard
 
J'arrive toujours là-bas quand la lumière tremble. Les graviers crissent, les feuillages grelottent, les silhouettes chancellent. C'est un lieu pour le soir, pour le recueillement, pour les murmures. Il y a toujours quelqu'un, quelque part, au fond d'un couloir, qui susurre. On dirait une église où les messes sont basses et les regards intenses. On se sent magnifiquement enveloppé dans ce lieu d'épure, de craquements, de toussotements. Ce lieu où tout devient prévenance, lenteur, glissement. . 


Là-bas, tout semble évidence, tout est réassurance. Les cuillères plongent dans des tartes atrocement addictives - ce sont bien les seules choses atroces dans ce lieu de nuance - et le soir tombe, déjà, les portes gémissent, les cardigans s'enfilent. On peine à le quitter, ce domaine de sérénité. On se risque une fois encore dans quelques salles désertes, comme des enfants sages autorisés à faire un dernier tour et qui s'esquivent avec délice. On est submergés de lassitude et de douceur. On baille avec bonheur. On voudrait trouver une toile dans laquelle se fondre. On pourrait alors s'endormir sur place, quelque part entre rêve et confiance .

Intérieur avec la mère et la sœur de l'artiste / Vilhelm Hammershøi / Ordrupgaard

samedi 17 février 2024

Vivre/Voyager : tout finit toujours par arriver

 
The Walthamstow Tapestry (détail) / Grayson Perry / Arken Museum / Ishøj

 
Voyager : affiner l'art de la patience, quel que soit le moyen utilisé
 

lundi 12 février 2024

Vivre : casse-têtes administratifs

 
Scuola di San Giorgio / Vittore Carpaccio / San Giorgio degli Schiavoni / Venezia
 
Abominablement fastidieux ? 
A s'en arracher les cheveux ?
Cesse de te mettre martel en tête.
Morcèle, morcèle, morcèle! 

dimanche 11 février 2024

Regarder : l'évidence des choses qui ne se voient pas

 
Photo du site / Kunstmuseum / Basel
A nuit tombée, le texte "How do you measure a life" apparaît sur la façade : lire l'intégralité  ICI
 
Au Kunstmuseum | Gegenwart, à deux pas du Rhin, on présente actuellement une série d’œuvres de Carrie Mae Weems. L'exposition (The Evidence of Things not seen) reprend des ensembles de photographies et d'installations datant pour la plupart de ces dernières années et qu'on a déjà pu voir dans d'autres villes européennes. Par exemple, à Berlin, en 2022 à la Galerie Barbara Thumm et l'an dernier à Arles, à la Mécanique générale de LUMA.
 
Parler du travail mené depuis près de quatre décennies par Carrie Mae Weems n'est pas chose aisée : il y a bien trop à dire et trop à explorer. Le Guggenheim Museum de New-York lui a consacré une rétrospective en 2014 (la première consacrée à une artiste afro-étasunienne). Peut-être parce que son travail est profondément ancré dans la culture et l'histoire américaine ce n'est que depuis peu qu'on a l'opportunité de le voir en Europe. Ajoutons que l'artiste vient de recevoir en octobre dernier le Hasselblad Award, sorte de prix Nobel de la photographie, créé en 1980 à Göteborg. 
 
Connue principalement comme photographe, Carrie Mae Weems s'est peu à peu exprimée à travers d'autres médiums artistiques, comme la peinture, les installations, les vidéos, les tissus, l'écriture. Elle  livre une œuvre de large portée, qui parle autant de rapports intimes et familiaux que de questions de pouvoir en général, d'histoires de genre et de racisme, de démocratie menacée et d'institutions fragilisées. Chaque installation exige qu'on se penche sur les références historiques et sociétales dans lesquelles elle est enracinée. L'artiste part toujours de faits précis, effectue un long travail documentaire, procède par étapes avant d'en arriver à la réalité contemporaine où elle interpelle son public. Même si bien entendu toutes les créations font partie d'une recherche cohérente et sont interreliées, elles méritent chacune d'être explorées individuellement.
 
Certaines de ses séries sont très connues et ont été primées, comme les Kitchen Table Series (1990-1999). D'autres le sont moins, mais gagnent à être découvertes. Ainsi, en 1993, elle a fait le voyage en Afrique pour rapporter la série Slave Coast, avec des clichés pris entre autres à Elmina, Cape Coast (Ghana) et sur l'île de Gorée (au large de Dakar), des comptoirs où étaient enfermés les esclaves avant leur départ outre-Atlantique. La sobriété et les tirages en noir et blanc ajoutent à l'émotion de découvrir ces lieux devenus aujourd'hui par trop touristiques. Voir ICI
 
L'été dernier, à Arles, prise par les multiples propositions des Rencontres, j'étais passée un peu à côté de cet impressionnant travail. Il y avait sept installations, dont certaines m'avaient marquée et d'autres moins. Je me souviens du Remember to dream, écrit face à l'entrée, qui invitait le public à rêver, encore, et à ne pas négliger de faire entendre sa voix, au moyen des mégaphones et des podiums mis à disposition.
 
 Seat or Stand and Speak / 2021
 
Je me souviens aussi de l'espace ci-dessous, une installation où étaient exposées des images fortes sur la violence de la ségrégation raciale aux Etats-Unis dans les années 1960 / 1970 : A Case Study / 2021

 

L'installation A Case Study rejoue les programmes sociaux éducatifs organisés par le Black Panther Party à la fin des années 1960, en invitant le public à s'asseoir, à lire, à regarder les éléments qui se trouvent dans la pièce. En activité de 1966 à 1982, le Black Panther Party était une organisation sociale et politique, fondée à Oakland en Californie par le mouvement Black Power, le parti s'est d'abord attaché à protéger ses communautés des violences policières, en organisant des patrouilles armées dans les quartiers.

 
 
En 1969, le groupe a étendu ses activités à des actions sociales en distribuant des petits-déjeuners gratuits pour les enfants[...], des programmes éducatifs [...] et l'accès pour le peuple à des cliniques médicales gratuites.

La même année, le Féderal Bureau of Invstigation (FBI) décrète que le parti représente "la plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays" et le sabote au moyen du programme COINTELPRO (Counter Intelligence Program). Il recourt à des pratiques illégales de surveillance, de parjure et de harcèlement, et à l'assassinat de Fred Hampton, leader du Black Panther Party et de Mark Clark, chef de la section Peoria. [présentation LUMA]

Si les discours antiracistes et anticolonialistes parlent à l'intellect en mobilisant notre raison, il y a quelque chose de plus puissant dans les images. C'est la force de l'art que d'émouvoir et par là-même de porter à se mouvoir. Il y a des démarches artistiques qui demandent à être comprises et entendues en profondeur. Un peu comme on referme un livre, en se disant qu'on n'a pas épuisé son contenu et qu'il faudra le relire, le relire encore, on quitte l'exposition de Carrie Mae Weems avec la conscience d'avoir entamé un cheminement exigeant et motivant Je parlerai tout bientôt de l'installation qui m'a le plus  impressionnée : The Hampton Projekt.

Kunstmuseum Basel / Jusqu'au 7 avril 2024
 


samedi 10 février 2024

Vivre : entrer dans la danse

 
La récolte de la Manne / Ercole de' Roberti / National Gallery / Londres
 
Pas question d'accorder trop d'attention à ce qui t'ennuie ou t'importune.
A quelques pas, juste sous tes yeux, l'univers te livre ce dont tu as besoin.
Observe les signes. La vie te sourit. La générosité circule. Tends les mains.
Tout est là. Prends. Sers-toi. Rien ni personne ne t'empêche de te servir. Rien.
 

vendredi 9 février 2024

Vivre : rayonnements

 

On ne peut pas dire qu'elle soit une bonne photographe. Si elle a envoyé ces deux clichés, c'est pour nous parler de lumière. Dans la longue traversée de son tunnel, la lumière - ou plutôt son manque - avait de quoi l'obnubiler. Cet hiver, elle a été aimantée par nos cercles allumés à la tombée de la nuit, entre chien et loup, mais plutôt à l'heure du loup, sauvage et si difficile à apprivoiser.

 
Allumer des ampoules et gratter des allumettes, voilà d'absolues nécessités, pour soi, mais aussi pour ceux du dehors qui les voient. Il s'agit de préserver notre feu intérieur, absolument, envers et contre tout, et pas seulement pour nous, pour que l'extérieur aussi soit irradié, quand les nuits n'ont plus d'étoiles à proposer.

jeudi 8 février 2024

Regarder : le jeu des titres

 

Klee est un artiste particulier, à mi-chemin entre le figuratif et l'abstraction. A chaque fois que je me  retrouve devant un de ses tableaux, face à son univers ludique, je ne peux m'empêcher de jouer. Négligeant la légende, je regarde la toile et je lui cherche un titre. Il y a des fois où ça marche plutôt bien. Quelques rares fois où je tape dans le mille. Et les fois où je tombe vraiment à côté. Ici, j'avais supposé : Un lac au printemps (à cause de la barque céleste, de l'étendue bleue au centre de la peinture, des feuilles qui paraissaient germer, à cause aussi d'une espièglerie qui émerge de toutes parts).
Ce n'était pas tout à fait ça : Port florissant (Image de voyage). 1938.
En quittant le Kunstmuseum, des couleurs plein les yeux en ce mardi venteux, Bâle nous avait offert un regain d'hiver (cyclistes acharnés, élégantes emmitouflées, chiens mantelés, vapeurs et fumées), nous sommes descendus en pente douce vers le Rhin. Juste au moment où nous atteignions les berges, il passait sur le fleuve hérissé, superbe une péniche aux dimensions impressionnantes, transportant une sorte de grue, un engin énorme, filant vers le Nord. Comme le bateau de Klee, elle faisait rêver, cette péniche. Elle donnait des envies de départs au fil de l'eau, d'avancées inébranlables vers des ports toujours plus florissants, sous des ciels toujours plus grands.
Nous avons observé en silence. Nous avons pris le temps. Nous avions tout notre temps. Nous étions en vacances. Par le regard.
 
 

mercredi 7 février 2024

Vivre : les facéties de l'hiver

 

Les matins débutent dans la nuit et le froid. Il fait terriblement nuit et affreusement froid. Aux premières lueurs, nous partons à la sauvette surprendre le soleil, là-haut, qui surgit, qui rosit de plaisir, et joue à cache cache derrière des rangées d'arbres sages, alors qu'ici règne encore un brouillard hostile. Nous rentrons tout revigorés, avec l'impression d'avoir pris de la hauteur et gagné un trophée. Mais, subitement, sur le coup de neuf heures, tout s'illumine et on se retrouve en mars, voire en avril. On doit se changer. Les bonnets et les écharpes gisent à terre, pathétiques et inutiles. On sue, on voudrait s'acheter des cornets à la fraise et aller les déguster sur la plage. En fin d'après-midi, c'est le Sahara qui s'impose. Le lac joue au désert, assume le masque du sable chaud qui attend son légionnaire. Drôle de saison. Drôle d'hiver. Qui importe des vues d'ailleurs sous nos yeux interdits, qui donne envie de relire des passages de "Désert"  :
Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, les lueurs de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs yeux.[JMG Le Clezio // p.7]



mardi 6 février 2024

Vivre : hélas pas de ligne droite

 

 

On m'a dit : choisis un mot qui sera une intention pour cette année. Et depuis, il y a ce mot, qui trotte régulièrement dans ma tête. Mais plus j'y pense et plus j'ai l'impression de m'éloigner de ce but fixé. Comme si, en voulant l'atteindre, je devais affronter un à un tous les obstacles entre moi et mon espoir secret.

lundi 5 février 2024

Vivre : les savoirs de la forêt

 

 
Avoir vent. Avoir vent de.
Sur le plateau, croiser des chevaux,
des échines, des oiseaux.
Et tous ces êtres ont vent.
(vents du Nord, du Sud, tant de vents
plongeant sur les rameaux présents)
Tous ces êtres connaissent
des choses ignorées par des gens
qui s'estiment clairvoyants. 

dimanche 4 février 2024

Regarder : le blâme

 
Christ et l'adultère / Rocco Marconi / Gallerie dell'Accademia / Venezia
 
Dans les galeries de l'Accademia, suis tombée sur ce tableau de Rocco Marconi : Jesus et la femme adultère. Il m'a rappelé une toile du même thème et à la construction très similaire peint avec une infinie délicatesse par le Titien en 1515 environ, réalisé durant la même période et dans le même milieu culturel, qui se trouve aujourd'hui à Vienne. 
 
 Christus und die Ehebrecherin / Tiziano Vecellio / KHM / Wien

Ce thème de la femme adultère a été abondamment traité durant la Renaissance. C'est dans l'évangile selon Saint-Jean (8, 1-11) que l'on trouve ces mots : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » Chaque peintre a sa manière bien particulière de traiter le sujet. 
Poussin par exemple a mis en évidence la dynamique des accusateurs portés un effet de meute, avec des personnages penchés sur leurs pierres, prêts à les lancer, à se ruer sur la coupable, déjà agenouillée. On les dirait emportés par la jubilation de se défouler.
 
Le Christ et la femme adultère / Poussin / Le Louvre / 1653 (tiré du site  du musée)
 
Cependant, chez Marconi, ce qui frappe, c'est à la fois la beauté de la femme, une beauté enviable, et les regards lourds qui pèsent sur elle. Comme si le peintre avait voulu mettre l'accent sur l'expérience psychologique des divers acteurs mis en présence. La femme paraît confiante, pensive, nullement honteuse, ni humiliée. Elle médite sans doute sur ce qui est et ce qui a été.
 

 

Quant à ses détracteurs, ce sont des hommes qui semblent tout prêts à juger, mais par-delà le jugement leurs regards paraissent porteurs de colère et d'envie. Les frustrés seraient-ils les plus prompts à vilipender ? Porteraient-ils la volonté d'ôter chez les autres le plaisir dont ils sont privés ? Peut-être. Probablement. Une œuvre dépend toujours de son contexte de commande : précisons que ce tableau était placé chez les moines bénédictins de l'île San Giorgio, disposé bien en vue dans le lieu où ils allaient se confesser. Il accusait moins une femme coupable d'avoir "fauté" qu'il ne les renvoyait à leurs manquements et à leur humanité. 

A chaque fois que je passe devant l'une ou l'autre de ces toiles, je me retrouve toujours songeuse. Des images de femmes tondues, des insultes, des punitions, des humiliations présentes ou passées me reviennent en mémoire. Des critiques adressées à celles dont aucune erreur ne saurait être pardonnée. Mais en m'éloignant, je pense aussi à toutes les fières, à toutes celles qui ne se sont pas laissé faire, qui ont su garder la tête haute, se défendre, se trouver des alliés. Assumer et parfois : gagner.
 

samedi 3 février 2024

Vivre : still life / 141

 
 
Je me souviens ce matin-là il faisait un froid glacial. Contrairement à mon habitude, j'étais descendue m'asseoir dans la cale du vaporetto. Elle s'était très vite remplie et les vitres embuées donnaient l'impression d'être des poissons enfermés dans un bocal. Ce n'est qu'en descendant à l'arrêt Orto de cette ligne 4.2 que j'ai réalisé : l'arrêt suivant serait celui des Fondamenta Nuove et de l'hôpital. 
Près de moi, une femme lisait le journal. Cette élégante portait avec discrétion environ deux-mille euros de vêtements. Elle avait assorti ses pantalons en velours côtelé avec un bandeau en mohair citrouille et avait glissé des lunettes flashy sur son nez légèrement busqué. Bien vite, les places réservées aux personnes à mobilité réduite s'étaient révélées insuffisantes. Je me suis levée en voyant une vieille dame  tanguer comme un frêle esquif dans le couloir. 
Je suis montée rejoindre R. sur la plate-forme. Au loin dans la brume se dessinait la pittoresque silhouette de Murano, son phare, ses clochers. A l'horizon, les Alpes se profilaient, tellement proches que nos index paraissent les frôler. Ça sentait la tramontane et le fioul, ça sentait l'appel du large, les départs vers d'autres ports et d'autres possibles.
Déjà à ce moment-là les lunettes orange de la femme si bien sapée étaient allées s'inscrire sur la liste de mes désirs et m'avaient refilé une envie irrépressible de lire et de découvrir le monde à travers des hublots colorés.

vendredi 2 février 2024

Vivre/ Regarder : comme une envie de Campari on the rocks

 
Photographie prise en février 1929 alors qu'il avait fait moins 12 degrés dans la lagune
Archivio Studio Giacomelli
 
Oh horreur! Des  primevères dans le jardin! Si les matinées sont encore glaciales et nous déroulent de beaux tapis givrés, les après-midis nous entraînent vers des rivages qu'on croirait méditerranéens. Les abeilles s'y laissent prendre qui font le buzz autour de leurs ruchers. Non! Non! Trois fois non! Je veux encore de l'hiver et du froid, je veux encore trembler dans l'aube qui renâcle à se lever, je veux des larmes de glace sur mes joues fouettées. Pas question de songer à revoir bientôt l'été!
Pour me consoler de ces contrariétés, ignorant le soleil insolent, je me suis penchée sur ces images de Venise transie et enneigée, que la fondation Jean-Pierre Wilmotte expose jusqu'au 28 février sous le titre de Venezia bianca :

Neve con le gondole / Gaetano Gabbia / sans date

Rialto / Fulvio Roiter / sans date
 
Sinfonia veneziana / Bruno Rosso / 1965
 
Sans titre / Sergio Del Pero / sans date
 
 
 
Exposition organisée avec l'Archivio storico Circolo fotografico La Gondola et  la Fondazione Querini Stampalia (fondo Luigi Ferrigno)