Famiglia Valmorana (détail) / Vicenza
"S'adapter" est un récit difficile à cerner. Est-ce, comme il est le plus souvent présenté, l'histoire poignante de l'arrivée dans une famille d'un enfant handicapé ? Est-ce la description d'une expérience de vie marquante, vécue par les différents êtres concernés, une description qui a la particularité d'être relatée par des pierres (dont on découvre tout le long du texte l'extraordinaire capacité d'empathie, preuve de l'incongruité de l'expression "cœur de..." qu'on se jure de ne plus jamais employer) ? Est-ce un long poème en prose, une ode à la gloire de la nature, de son infinie richesse, de ses extraordinaires capacités de résilience et de colère, d'accueil et de violence ? Est-ce une peinture minutieuse et sensible de l'enfance, à travers des personnages aux caractères bien trempés dont la valeur n'attend pas le nombre des années? Est-ce la biographie d'un être de grande pureté dessinée par le regard de ceux qui l'ont entouré ? Est-ce enfin une trajectoire de groupe, une famille en l'occurrence, avec ses liens, ses solidarités, ses tyrannies et ses exigences ?
Peut-être est-ce tout cela à la fois. Avec "S'adapter" Clara Dupont-Monod livre un récit qui a les tristesses infinies de l'automne et les lacérations d'un hiver particulièrement rigoureux, mais qui sait aussi éclater de lumière comme certains matins d'avril et réchauffer le cœur à la manière d'un crépuscule estival. C'est beau. C'est poignant. C'est d'une élégance rare. C'est ciselé comme une pièce d'orfèvrerie des siècles passés. C'est rude et âpre comme les paysages cévenols où s'écoule le récit, tel une rivière, dont on suit le trajet, qui gronde et rugit, qui bondit et qui révèle au fil du temps ses secrets.
Il
y a aussi de l'effet surprise, un coup de théâtre dans cette narration constituée de trois parties. Si les deux premiers volets sont somme toute assez prévisibles dans leur subtile description des mouvements de l'âme, quand elle est en proie à l'épreuve et au chagrin, le troisième surprend le lecteur, par un renversement de situation, impliquant un point de vue inattendu et une ouverture vers d'autres possibles.
Dans ce livre, le temps importe peu, les saisons sont plus importantes que les dates, les météos du cœur plus fortes que les chronologies. Les noms des lieux et des gens sont ignorés (par contre, on insiste sur un vocabulaire bien précis, lié à la vie ordinaire : draille, tarauds, chalazions, lagerstroemia). Quant aux prénoms, ils sont inexistants et les personnages se voient désignés de manière générique : l'enfant, le père, la mère, l'aîné, la cadette, le dernier. Difficile d'en dire plus, sinon qu'il s'agit d'un livre infiniment envoûtant. On tombe sous son charme et, ce faisant, on en vient à décloisonner des pans d'idées toutes faites, sur la vie, les rencontres, les relations entre les morts et les vivants.
Quelques bribes, relevées en passant :
Il aimait par-dessus tout l'impassible bonté, la primaire candeur de l'enfant. Le pardon était dans sa nature puisqu'il n'émettait aucun jugement. Son âme ignorait, de façon absolue, la cruauté. Son bonheur se réduisait à des choses simples, la propreté, la satiété, le moelleux de son pyjama violet ou une caresse. L'aîné comprenait qu'il tenait là l'expérience de la pureté. Il en était bouleversé. Aux côtés de l'enfant, il ne cherchait plus à brusquer la vie dans la crainte qu'elle ne lui échappe. La vie, elle était là, à portée de souffle, ni craintive, ni combattante, juste là. [p.25]
La colère la maintenait droite, elle était une raideur précieuse. Elle était la force des gens debout. Les allongés n'y avaient pas droit. La colère lui permettait des révoltes muettes, des poings serrés dans ses poches, des coups enchaînés dans son oreiller avant de dormir, un rituel hargneux et consolant. Lorsque le vent devenait tigre fou,que la montagne frissonnait d'une joie mauvaise à l'approche de l'orage, elle se sentait en paix.[...] La cadette attendait le tonnerre et la pluie. Car enfin elle se sentait comprise. [p.81]
Avec les autres, il eut de plus en plus de mal à masquer son décalage. Comment leur dire que la montagne avait traversé toute l'Histoire, que cette immanence le bouleversait et dessinait la certitude que les morts ne disparaissent jamais tout à fait ? Leur dire que cette vie grouillante de la montagne était la même qu'il y a des siècles ? Que chaque infime mouvement des animaux contenait la mémoire d'un mort ? C'était trop demander. [p.158]
S'adapter / Clara Dupont-Monod / Stock / 2021