lundi 31 mai 2021

Vivre : l'homme qui sourit

 
Miracolosa guarigione della figlia di NIcolò di Benvegnudo (détail) / Giovanni Mansueti / Gallerie Accademia / Venezia
 
L'homme sourit. La plupart du temps, il offre au monde un regard ouvert et confiant. Non seulement il croise, mais il regarde les gens, ne se montre jamais absent. Certains diraient qu'il est du genre à voir le verre à moitié plein, mais pour lui ça ne signifie rien : il voit le verre rempli comme il est, ni plus, ni moins et il fait avec ce qu'il a, prenant toute chose comme elle vient. 
Quand un problème se présente, il le considère au sens premier, comme une question à résoudre, une donnée avec laquelle il s'agit de composer. Il ne fait pas son cinéma, ne projette pas des histoires qui, la plupart du temps, ne se réaliseront pas. Il fait face quel que soit le tapis que lui déroule la vie. Il avance avec des soucis, comme tout le monde, mais pas des soucis inventés, projetés, amplifiés : des soucis éprouvés et affrontés. La plupart du temps, l'homme avance donc en souriant, pleurant parfois, riant de temps en temps, vivant, quoi qu'il en soit.

dimanche 30 mai 2021

Vivre : pastels


Le bonheur, certains soirs : un tableau dessiné à grands traits par un bambin appliqué.


samedi 29 mai 2021

Regarder : de l'eau et des cimes

 
 
 
L'émission "Passe-moi les jumelles" avait consacré il y a quelques années un portrait à la peintre Ji-Young Demol Park. Je n'avais retenu ce soir-là ni son nom ni ses mots, mais les tracés de ses montagnes plongeant dans le Léman s'étaient imprégnés dans ma rétine. Impossible d'oublier sa manière tellement naturelle, fluide, de peindre la nature pour en rendre l'aspect tout à la fois grandiose et évanescent.  Et voici que je tombe sur la couverture d'un livre, publié en 2020 par les éditions Glénat : Des rives et des crêtes. Alors, sans l'ouvrir, sans tourner les pages, j'ai su que je l'avais retrouvée.
J'en ai profité pour revoir le reportage. L'artiste coréenne se révèle semblable à ce qu'elle peint : évidente, droite, sûre d'elle sans rien forcer (le genre de personne pouvant se comporter de la même manière, quel que soit son interlocuteur, enfant, arbre ou journaliste). Parce qu'il n'y a rien à exagérer. Il n'y a qu'à être.
Ses peintures conjuguent à la perfection le figuratif et l'abstrait (frontières imperceptibles qui se traversent sans crier gare). Par-delà l'esquisse d'une montagne suspendue entre ciel et eau, il y a toute l'expression de l'équilibre, entre fragilité et force, entre permanence et impermanence. A la voir œuvrer dans la nature ou dans son atelier (quelque part entre Chamonix et Genève), on comprend que le "don" chez l'artiste n'occupe en fin de compte qu'une part ténue. Rien n'est vraiment donné : il s'agit de travailler, travailler et encore travailler. Ce qui est donné, en revanche, c'est la pulsion de s'adonner à l'exercice. S'obstiner, sans jamais lâcher.


Pour mieux connaître son travail, le site de l'artiste ICI

 

vendredi 28 mai 2021

Vivre : occuper sa place

 
Noces de Cana (détail) / Michele Damaskinos / Museo Correr / Venezia

 
Sans outrecuidance, sans suffisance, admettre sa propre importance. 
Occuper sa place (ni trop de place, ni pas assez : rien que la juste place)
Savoir dire, savoir se taire, réagir et laisser faire, partir et aussi revenir.
Appartenir au monde, prendre et donner et puis, doucement, s'eclipser.

jeudi 27 mai 2021

Vivre / Voyager : memory

 

Ces voyages qui se font par-delà les mots et les pensées, traversées de sensations anciennes qu'une savonnette anthracite ou un cri d'oiseau viennent nous rappeler. Des senteurs de jasmin que le printemps a réveillées, des odeurs de moisi que la mémoire chérit. Des filaments de nostalgie et de tendresse enlacés, des bribes d'enfance qu'on ne saurait précisément identifier. Aucune date, aucun lieu, rien qui se puisse énumérer. La fulgurance d'un passé suave qu'une lumière, une bouchée de pain, un linge humide savent convoquer. Mordre dans une fraise, mais pas n'importe quelle fraise. Capter quelques notes, mais pas n'importe quelle mélodie. Comme les nuages, ces perceptions, enfouies profond, très profond dans un grand coffre caché, dont la mémoire des sens seule possède la clef.

mercredi 26 mai 2021

Vivre : le soir, le chateau

 

A pas lents traverser la Renaissance,

espaces caressés par des pinceaux de silence
 

à pas lents, effleurer l'ombre et ses élégances...

mardi 25 mai 2021

Vivre : atmosphère atmosphère

 

 

Soirs d'orage. Quelque chose dans l'air.
Quelque chose dans la lumière, qui vibre et
s’affole. Les arbres s'agitent. Les feux palpitent.
Les êtres se figent. Les peaux frissonnent.
Tout n'est qu'attente. Interdites, les rives tonnent. 
 



lundi 24 mai 2021

Voyager : deux couples

 
 
Ils sont arrivés, se tenant par la main. Lui, avec sa silhouette trapue, sa peau déjà tannée, son T-shirt défraîchi et ses baskets déformées. Elle, vingt centimètres de plus, trente kilos de moins, sauterelle agitée de mille tremblements, excitée à l'idée de lui montrer les trésors exposés. Il était rempli d'admiration : "C'est une  savante, une guide rien que pour moi!" Elle frémissait dans sa jupe trop courte qui gondolait autour d'elle, impatiente de l'introduire, de lui dévoiler les choses extraordinaires qu'il allait découvrir. La bénévole à l'entrée l'a forcée à attendre : sous le coup de l'émotion, sa température était montée largement au-delà des 37° autorisés. On a donc patienté et appris qu'elle était inscrite à la fac de droit. On pouvait déjà l'imaginer, appliquée, respectant les procédures et la magistrature, se penchant pour soumettre précautionneusement des dossiers peaufinés à des juges imposants. Lui, la couvait du regard, tout en parlant des vignobles où il était né. Ils paraissaient tellement mal assortis, tellement, que leur bonheur de cette  fin d'après-midi avait la fragilité d'une boule de pissenlit. On se retenait de souffler pour ne pas risquer de l'abimer.

La cinquantaine bien enveloppée, ils sont descendus de leur grosse voiture rutilante et se sont hâtés de se pencher sur leurs smartphones respectifs, en poussant régulièrement des exclamations, chacun recevant apparemment toutes les minutes des nouvelles de la plus haute importance. Ils ont inspecté brièvement les lieux, d'un air blasé, en ne cessant de réagir au moindre signal donné par leur appareil dernière génération. Ils ont continué ainsi le soir au restaurant, absorbés, chacun de leur côté. Elle a lu à haute voix et répondu à des commentaires durant tout le repas. A photographié la table, le menu, l'alignement des vins. On l'entendait qui s'exclamait, tapotait et, entre deux messages, avalait une bouchée. Ils ont terminé la soirée sans avoir échangé le moindre mot, mais en n'omettant pas d'adresser quelques critiques bien senties au maitre d'hôtel au flegme aguerri. Puis ils sont montés, soucieux d'aller poster leur récolte de la journée. A les voir s'éloigner ensemble, marchant côte à côte sans se regarder, on ne pouvait que leur souhaiter encore beaucoup de BMW, de modèles Samsung et de pages FB.


Fresques du Château della Manta / Piémont




dimanche 23 mai 2021

Vivre : l'évaluation

 
Portrait de femme au turban (détail) / Francesco Cairo / MBA / Strasbourg
 
Menton appuyé sur ma main gauche, légèrement penchée, passablement perplexe, il m'arrive parfois de me demander ce que je vaux en amitié (et aussi en amour). Naturellement, je me pose toujours ces questions dans des moments cruciaux qui me portent à m'attribuer une note (j'ai toujours tendance à me noter dans ces cas-là) tout juste passable, voire légèrement en-dessous de la moyenne. Il me semble soudainement que dans ce domaine tout le monde est plus capable que moi, plus généreux, plus chaleureux, plus indulgent, plus radieux.
Je reste donc pensive, durant de longs moments, en me posant cette insondable question. Si je me tourne vers des personnes de mon entourage susceptibles d'accueillir cette interrogation, je me heurte toujours à des dénégations, mais non, mais non, voyons... (je me demande alors si les personnes auxquelles on peut vraiment s'adresser sont les plus à même de répondre avec véracité).
J'en arrive donc à m'interroger : combien de gens est-ce que j'autorise à être eux-mêmes quand ils se trouvent face à moi, combien sont ceux que j'accepte tels  qu'ils sont, sans faux-semblants et sans écrans ?
Car, dans le fond, être bon ou moins bon en amitié, tient peut-être bien à ça : être capable de laisser l'autre trouver l'espace nécessaire pour se montrer, se dévoiler, simplement, tel qu'il est. Mais il ne s'agit pas seulement d'ouverture : de fermeture aussi. De mots et de pudeurs. Être autorisé à être, c'est aussi être autorisé à se replier, dans le secret de son être. Avoir la possibilité d'ouvrir et de fermer à loisir le portail de son jardin personnel, sans se sentir contraint de quelque manière que ce soit.
Menton appuyé sur ma main gauche, perplexe et pensive, il m'arrive parfois de me demander quelles sont mes compétences en amitié (et aussi en amour). Et cette question peut m'occuper parfois pendant une longue journée....


samedi 22 mai 2021

Lire : les pas tranquilles

 

C'est un livre sorti il y a près de 30 ans, vers lequel je reviens régulièrement. Un de ces livres doudou qui font du bien, nécessaires comme des verres d'eau, apaisants comme des mains bienveillantes.
Il ne s'y passe rien. Ou plutôt : il s'y passe trois fois rien. Un homme dont on ne sait pas grand chose (il vit avec sa femme dans une maison de banlieue où il s'est récemment installé, il a un emploi, quelque part, on ne sait où, et ne connaît manifestement pas de soucis financiers, pas beaucoup d'indices supplémentaires, ça et là : une vidéo de La petite voleuse empruntée, un livre sur Franck Lloyd Wright et son immeuble de la Johnson Wax lu au café). Un homme qui aime prendre la vie avec philosophie (si un gamin lui casse ses lunettes en jouant, il y verra l'occasion de considérer les choses en mode kaléidoscopique). Un homme qui se balade avec son chien, qui veille sur une grand-maman désorientée, qui n'hésite pas à sauter le mur pour plonger dans une piscine municipale à nuit tombée. Il sait réparer les cabanes à oiseaux, et les avions des enfants, s'arrêter en rentrant pour acheter des ballons de papiers et céder la priorité à un coq sur un muret. Il organise une excursion à la mer pour y déposer un coquillage que son chien a ramené du jardin.
Cet homme qui marche prend le temps de regarder. Il lève les yeux, il déambule et accepte de se perdre. C'est vrai, à quoi bon se presser ? Il laisse toujours la vie le surprendre, il s'offre le luxe des détours, tout en connaissant des chemins de traverse. On pourrait le suivre pendant des heures, parce que cette vie qu'il mène, cette vie ordinaire tient du rêve et on voudrait avoir la même.

vendredi 21 mai 2021

Vivre : le vieil homme et l'amer

 

 
Le vieil homme s'est éloigné, comme un vieux cargo ayant trop bourlingué, 
laissant dans son sillage des trainées de désillusions et de reproches bougons.


jeudi 20 mai 2021

Vivre : la danseuse

 
Femme en chemise (Madeleine) / Pablo Picasso / Tate / London

C'est une danseuse merveilleuse. Elle danse avec le corps, elle danse avec les mots. Elle sourit, elle virevolte avec eux. Elle dit : Les gens, les gens sont seuls. Elle voudrait leur dire qu'elle voit bien leur solitude, qu'ils sont tous seuls, chacun de leur côté. Elle voudrait tous aller les chercher, les ramener, leur tendre la main et les inviter à tendre leurs mains vers les autres, les inviter à s'approcher, chacun accompagné de sa solitude immense. Elle voudrait leur faire comprendre, d'un sourire, les faire danser, d'une esquisse. Elle dit qu'elle essaie, tous les jours, elle essaie. Et elle s'émerveille à chaque fois des moissons de ce travail...

mercredi 19 mai 2021

Vivre : still life / 100

 
 
 
Des tapis qui habillent le sous-bois, qui parfument les branchages et se fraient un chemin jusqu'aux premiers pâturages. Des tapis que les renards et les chevreuils ont déjà foulés, qu'ils ont bien voulu nous laisser. A les suivre des yeux, notre repas se dessine déjà : patates et bouillon, quelques tiges d'oignons, une poignée de ces feuilles tendres comme des agneaux, timides comme des jouvenceaux. Le tout agrémenté de crème et de lardons de noble lignée. Nous tremperons dans nos bols le pain encore tiède. Nous observerons alors la pluie dégouliner, nous sentirons sous nos papilles cet ail que les ours et les escargots daignent partager, nous goûterons au printemps, nous dégusterons la forêt, nous la remercierons pour cet or vert si discret. Et pour tous ses bienfaits.

mardi 18 mai 2021

Vivre : le test

 
Paysanne portant des fruits (détail) / Nicolas Tournier / Fondation Bemberg / Toulouse
 
Sale temps. En ce dimanche matin, elle se sent aussi maussade que le ciel. Elle rassemble les caddies que les clients abandonnent devant l'entrée, on dirait que ça les amuse de les laisser dispersés. Elle apostrophe une vieille femme qui entre sans être masquée. Celle-ci la regarde avec un air stupéfait, comme si elle ne comprenait pas, comme si elle ne voyait pas de quoi il retournait. 
Elle a mal dormi et observe dans la vitre son visage marqué. Elle fait deux fois son âge. Elle se tourne vers la file qui s'allonge. A la caisse numéro 1, son jeune collègue étudiant prend tout son temps. Il sourit aux gens et elle, ça l'énerve de le voir sourire avec cet air bon enfant. Demain, il retournera suivre ses cours, même s'il lui a expliqué, elle n'a jamais compris exactement ce qu'il apprend. Elle sait seulement qu'avec son salaire d'auxiliaire il gagne assez pour se débrouiller. 
Dehors, la pluie redouble de force. Les parapluies dégoulinent sur les cartons qu'elle avait étalés. Les semelles laissent des traces noires qui ressemblent à des araignées. Elle se met à encaisser. Hier soir, elle s'est engueulée avec son compagnon. Il lui a dit : "A toi de décider". C'est toujours à elle de savoir, de prévoir, à elle de prendre ses précautions, et naturellement toutes les décisions. Encore heureux qu'il veuille bien s'occuper des enfants, la plupart du temps, ça veut dire les laisser scotchés devant la télévision.
Personne ne l'aime, personne ne la comprend et tous ces gens qui attendent, qui s'impatientent, pas un pour dire merci, pour sourire, pour reconnaître que c'est dur de bosser un jour férié. Elle pense à demain. Demain elle ira à la pharmacie. Elle achètera le test. Et, suivant le résultat, elle sait qu'elle devra décider. Décider et faire ce qu'il faudra. Prendre rendez-vous. S'expliquer. Se justifier. Régler la question. Comme la dernière fois.

lundi 17 mai 2021

Voyager : les déviations

 

Dans les rêves de voyages qui parfois m'étreignent si fort, ce ne sont jamais des trajets lointains qui m'emportent, non, jamais d'avion s'envolant à l'autre bout de la terre, jamais de destinations aux sonorités résolument étrangères, jamais d'exotisme ni de saveurs particulières, il n'est jamais question de "faire" un pays ou de conquérir en photographe une quelconque partie de la terre, non : simplement un appel à la rupture, la routine déviée de son cours, une ouverture vers d'autres horaires, d'autres lumières, un soleil irradiant des terrasses aux nappes blanches, dressées sur des places envahies d'accents inconnus, où l'on commande des apéritifs excentriques, des mets alléchants à des heures indues, où l'on entend sonner des monnaies comme des musiques inédites. Où l'on acquiert des habitudes éphémères, le temps d'une heure, d'un jour, d'un écart. Échapper à la suite des jours. Ne pas forcément aller loin, mais aimer la route que l'on va emprunter. Aimer le cahier que l'on vient d'annoter. Inventer. Élargir. Défricher.

Ristorante La Lancia d'Oro / Arezzo


dimanche 16 mai 2021

Vivre : éclairages


 
Quatre saisons parfois dans la même journée.
Entre rayons et flocons, entre bourrasques et répits,
étonnamment, juste avant la nuit, tombe la clarté.
 

samedi 15 mai 2021

Vivre : recentrage

 
Portrait de Aletta Hanemans (détail) / Frans Hals / Mauritshuis / La Haye
 
 
Que faire quand tout semble étranger, aussi éloigné que la plus éloignée des étoiles ?
Que faire quand tout paraît se taire, que rien ne vient murmurer à nos oreilles esseulées?
Que faire ? Rien. Rien d'autre que se retirer pour se retrouver, s'isoler pour s'écouter.
 

vendredi 14 mai 2021

Vivre : distinction

 
Portrait d'une jeune femme / Sir Joshuah Reynolds / KHM / Vienne
 
Blessés ou vexés, nous voici malmenés. Mais, alors que nous ne pouvons que constater la blessure et tenter de la panser, nous pouvons décider de laisser l'humiliation là d'où elle vient et à qui elle revient. Point besoin de se fâcher, pas question de nous sentir offensés, la vexation est une balle qui ne nous appartient pas et que nous ne ramasserons pas. 

jeudi 13 mai 2021

Vivre : les terriers

 
 
Désormais, dans les premières lueurs du jour, aux chants,
aux croassements, aux roucoulements, aux zinzinulements,
aux trilles, aux cris, aux symphonies, aux gazouillis, 
aux trémolos, aux vibratos, aux différents signaux, 
aux pépiements, aux piaillements, aux gloussements, 
aux hululements, aux piaulements se mêlent mes sifflements :
à force de s'acharner, le bougre finit par s'égarer au plus profond de la forêt.
 

mercredi 12 mai 2021

Vivre : jours de blancheur

 
 

La pluie qu'on attendait s'est mise à tomber.
Le livre qu'on n'espérait plus s'est dévoilé
On frissonne un peu. On regarde le paysage.
On se met à ordonner ses émotions, ses idées.
On comprend qu'on est sur le point d'arriver.


mardi 11 mai 2021

Habiter : la fourmilière

 
La sortie / Roy Lichtenstein / Albertina / Vienne
 
L'observation d'une maison est aussi intéressante qu'un précis d'entomologie. Les objets ressemblent à des fourmis qui vont et viennent, s'activent, se révèlent indispensables (et aussi parfois cassables). 
Une maison qui vit, que l'on soit sensible à l'usage des choses, que l'on se refuse au gaspillage, que l'on soit précautionneux ou maladroit, ne cesse d'évoluer. Un verre tombe. Aïe! C'était le préféré. Il s'agira de le remplacer. La bouilloire rend l'âme après dix ans d'irréprochable activité : il en faudra une rouge, bosseuse et racée, apte à lui succéder. On affiche une carte à l'entrée, texte imprimé en noir sur fond canari : Excuse the mess, but we live here. C'est bien de cela qu'il s'agit : une maison, ça bouge, ça vibre.
Ainsi, les objets, indicateurs de vitalité, s'invitent dans tout l'habitat, impulsent des échanges et des changements, innovent allègrement. Surgissent de nouvelles couleurs, de nouvelles formes, de nouveaux formats. Un coussin, un bouquet, une table basse. Une assiette, un deuxième coussin, une jolie tasse. Une maison est une fourmilière qui danse, valse discrète ou tango passion, un organisme vivant en constante mutation.
Les maisons rances, recluses, délaissées, sont celles où rien ne change jamais. Elles retiennent tout, n'intègrent rien, ne voient plus le temps passer : des horloges arrêtées, des aiguilles qui refusent de tourner. Elles sont poussiéreuses, même si on y passe la poussière. Elles sentent le renfermé, même quand on les aère. Des lieux où personne n'a le désir de s'inviter, parce qu'il n'y a aucun espace pour la nouveauté.
Il y a aussi les maisons déstructurées, stressées, désordonnées. Les lieux où tout se déplace, où rien n'a vraiment de place. Tout change tellement, et tout le temps, que plus rien n'a d'importance, au cœur du chambardement. Oui, les maisons sont les reflets de leurs habitants. Chacune de leurs pièces est une biographie. Chacun de leurs recoins une page de vie On les observe et on comprend. On regarde et on apprend. 

lundi 10 mai 2021

Vivre : l'absence

 
Loneliness / Alice Neel /  National Gallery of Art / Washington
 
Jour de pluie. Elle s'ennuie. Elle observe les perles qui se noient. Elle regarde les branches qui ploient. Elle prend puis repose puis reprend un livre, mais la poésie ne prend pas. Elle hésite, hésite encore, se retient de croquer dans un chocolat. Le temps s'étire, chat indocile, le temps se refuse à être amadoué, se fait rétif, se fait ennemi, colle comme une pâte qui ne veut pas lever, charrie des souvenirs qu'elle voudrait remiser. En verre pervers s'élève entre la vie et elle un mur d'hostilité. Elle regarde le fauteuil vide que personne ne vient habiter. Elle hésite, hésite encore, se retient de pleurer.

dimanche 9 mai 2021

Vivre : lenteurs

 
Cathédrale Notre-Dame.de-Nazareth / Cloître / Vaison la Romaine


 
Sérénité : un pas après l'autre, la certitude d'avancer.
 
 

samedi 8 mai 2021

Vivre : still life / 99

 

 
A partir de maintenant
ce sont les fleurs des champs
qui remplacent
les bouquets des villes.

vendredi 7 mai 2021

Vivre : attendre l'arc-en-ciel

 

Pourquoi sommes-nous toujours plus forts en attente et en regrets ?
Pourquoi sommes-nous toujours plus forts à déplorer le lilas passé
qu'à l'admirer tandis qu'il embaume sous nos yeux trop vite rassasiés ?

On peut attendre l'arc-en-ciel. On peut chercher, on peut scruter.
Ou alors le laisser nous surprendre comme un voleur expérimenté.
Le laisser, au hasard Balthazar, venir si tel devait être son souhait.




jeudi 6 mai 2021

Lire : une vie de papier

 

Les assiettes blanches luisent à la lueur des lampes, il fait bleu foncé dehors, la neige tombe à gros flocons, des peaux de lièvre. On sert dans de gros bols le chou, les pommes de terre, les morceaux de lard, les navets, et les carottes en rondelles qui composent l'ordinaire de la semaine. Les jeunes filles mangent en discutant, on les encourage même à échanger des idées, puis celles dont c'est la tâche de desservir enlèvent la vaisselle tandis que les autres montent dans la pièce commune. Là, elles repassent leurs leçons pour le lendemain avant d'aller enfiler leur chemise de nuit.
Elles s'interrogent :
- Comment appelle-t-on un groupe de faisan ? demande Anna.
- Un bouquet, répond Isobel. Et un groupe d'étourneaux ? 
- Un murmure.
- De flamands ?
- Une flamboyance de flamands. De hiboux ?
Isobel hésite. Sans lever les yeux de son livre, Emily répond à sa place :
- On dit un parlement de hiboux.
- Très bien. Plus difficile alors : comment appelle-t-on un groupe d'alouettes ?
- Une exaltation.
- Et de papillons ?
- Un kaléidoscope de papillons. 
Elle les observe. Taille fine, tabliers blancs, cheveux attachés, non pareilles et pourtant mystérieusement semblables dans leur jeunesse. Et pour nommer un groupe d'élèves en séminaire, un soir d'hiver, comment dit-on ? 
Elles sont tout cela à la fois bien sûr : exaltation, parlement,  flamboyance, kaléidoscope, murmure. [p.70-71]

Comment rendre compte de ce que fut une vie dans sa substance, quand on possède comme éléments : une date de naissance, une date de décès, quelques lieux, une seule photographie, une correspondance nourrie et des brassées de poèmes ? Comment parler d'une personne sur laquelle beaucoup ont écrit des choses très intelligentes, mais très académiques aussi, dans lesquelles l'essence et l'âme restaient à distance ? Comment évoquer une existence qui n'a été perçue que du dehors, alors que cette existence se voulait presque exclusivement tournée vers l'intérieur ?

On fait probablement comme l'écrivaine Dominique Fortier. On entre dans le monde de la poésie anglaise - une terre qui peut nous être doublement étrangère - on s'immerge, on se laisse inspirer, on laisse les images nocturnes vous submerger et on les couche au matin sur le papier. On expérimente une familiarité entre des vécus datant du XIXe siècle et des moments de vie très récente. (Précisons qu'on se documente aussi, on suit des traces, on visite).

Emily Dickinson a vécu l'essentiel de sa vie (1830-1886) à Amherst, une petite ville du Massachussets non loin de Boston. De son vivant, elle a toujours refusé qu'on publie ses poèmes (seuls une petite poignée avaient été divulgués et les quelques 1'800 qui nous sont parvenus ont échappé à la volonté expresse de la poétesse de les détruire). Elle a passé la dernière partie de son existence retirée, confinée d'abord dans son jardin, puis dans sa chambre. "Dickinson est quelqu'un, explique la biographe,  qui n'avait absolument pas besoin du regard de l'autre. Et, à notre époque, ça ramène à quelque chose de tellement rafraichissant et exceptionnel. On est dans un monde où l'on a le besoin (ou l'envie ou la compulsion) de se mettre en scène, de se sentir vivre dans le regard des autres. Elle n'a même jamais voulu être un écrivain. Ce qu'elle voulait, c'est écrire." **

Ce... (comment le définir ? ce roman ? ce récit ? cet essai ?) ce livre est une invitation à entrer dans l'univers d'Emily Dickinson par petites touches, à travers  une suite de textes relativement courts et dissemblables dans leur forme et leur point de vue. Il y a des anecdotes, aussi légères qu'évocatrices. Il y a les yeux de l'enfant, des yeux éblouis et fantasques, tournés vers la nature, les arbres, les fleurs. Il y a une existence scandée par les pépites du quotidien. L'adulte qui va de l'avant, en parfaite continuité avec l'enfance. Le regard des autres sur elle. 
 
Et puis il y a aussi une narratrice (l'auteure sans doute?) qui doit quitter pour quelques temps son attachante maison près de Montréal et se retrouve à Boston, elle aussi, dans des appartements invraisemblables qui lui font éprouver ce qu'est l'exil, quand on se languit du lieu où l'on se sent chez soi, où sont ancrés nos repères. Une narratrice qui peut comprendre l'attachement à la routine des jours, au temps qui passe avec toute la lenteur nécessaire, aux gestes quotidiens, répétés et célébrés, aux petites choses reçues comme des offrandes. Une narratrice qui sait que, s'il est vrai qu'on habite une maison, il est tout aussi vrai qu'elle, à son tour, nous habite.
 
Une fois retrouvée la demeure de son enfance, elle sera bien déterminée à ne jamais les quitter - et la demeure et l'enfance.
En rentrant à Homestead à vingt-cinq ans, elle songera que, de tous les membres de sa famille, celui qu'elle préfère, c'est peut-être bien la maison. [p.29]
 
L'écriture est fraîche comme de l'eau claire, fine et ciselée comme une jeune pousse printanière, fluide et futée comme un chant de tourterelle. Elle évoque les senteurs de l'herbe mouillée, elle dit le monde sensoriel de l'enfance. Que l'on soit sensible à cette poésie ou pas, ce qui est certain, c'est que l'univers d'Emily, rendu avec une stupéfiante empathie, loin de se révéler mièvre ou austère, apparaît dans toute son originalité. (On tremble en pensant à toutes les biographies écrites et doctement documentées issues du monde universitaire et on espère qu'elles puissent tranquillement rester prendre la poussière dans d'obscures bibliothèques).
 
En exergue, l'écrivaine a placé un minuscule poème qui parle de nature et d'imagination et on sourit, parce que ce poème, on l'a choisi récemment pour adresser des vœux à quelqu'un qu'on aime.
 
To make a prairie it takes a clover and a bee-
One clover, and a bee,
And revery,
The revery alone will do
If bees are few. ***

 
* Les villes de papier. Une vie d'Emily Dickinson, Grasset&Fasquelle, 2020
*** Il faut pour faire une prairie / Un trèfle et une abeille - / Un seul trèfle, une abeille
Et quelque rêverie./ La rêverie suffit / Si vous êtes à court d'abeilles.

Traduction : Pierre Leyris, Esquisse d'une Anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard, 1995


mercredi 5 mai 2021

Vivre : sobriété

 

 
Embrasure / Abbaye de Silvacane
 

Sans trop de mots, sans trop de gestes, sans même d'hésitations : la solution


mardi 4 mai 2021

Vivre : détournement majeur

 
L'émotion / Jean Alexandre Pézieux / MBA / Lyon
 
Dans le fond, cette période où l'on est tous invités (et souvent contraints) à rentrer chez soi va totalement à l'encontre de toutes les injonctions reçues depuis des lustres. Pendant si longtemps, nous avons été distraits, détournés de notre vérité pour aller chercher les stimulations et les réponses à l'extérieur. Pendant si longtemps, les ressources ne pouvaient, ne devaient se trouver qu'au dehors.

(On nous avait assuré que notre valeur dépendait du nombre d'appréciations positives que l'on était aptes à recevoir de toutes parts, du nombre d'"amis" que l'on savait se "faire" et des "contacts" dont on pouvait se prévaloir. On nous avait appris à nous méfier de nos propres capacités à peser et raisonner. Il nous a fallu convenir ces derniers temps qu'il y avait quelque chose d'erroné dans cette obstination à confondre vie sociale et dispersion, connexions virtuelles et connexion réelle, vie intérieure et passéisme).  
 
Pas étonnant que tant de gens se retrouvent désaxés, perdus, déprimés. Il s'agirait d'apprendre maintenant quelque chose de totalement nouveau. Nous qui étions sans cesse attirés par une force centrifuge, nous voici obligés de nous réorienter vers notre noyau intérieur. Oui : que nous ayons recouru à toutes les diverses possibilités, aux apéros visio et autres jeux de société, que nous ayons zoomé, skypé ou pas, d'une manière ou d'une autre, il nous a bien fallu opérer un retour à soi.

Qui suis-je ? Sur quoi puis-je compter quand je ne me tourne pas vers ailleurs pour recevoir des solutions et des injonctions ? Qu'est-ce qui m'appartient en propre quand je me retrouve seul/e face à une journée, à un arbre, à des heures en nombre démesuré ? Qui suis-je face à ce miroir où personne ne vient me secourir, m'encourager, me valider, m'approuver ? Qui ? 
 
La réponse est simple (bien que floue dans une certaine mesure) : "moi". Et, au bout du compte, à chacun de savoir si ce cheminement ardu, essentiel, se révèle déprimant ou pas. A chacun de savoir s'il veut (après cette pause sociétale qui finira bien par se terminer) aller vers les autres avec de nouvelles demandes visant à être comblées ou avec la confiance d'avoir quelque chose à partager, quelque chose qui pourrait s'appeler équitable humanité.  



lundi 3 mai 2021

Lire : lire, se dire et peut-être écrire

 
Raysse / Tableau à haute tension / Elaine Sturtevand / Amsterdam
 
 
Elle, depuis qu'elle a repris, je n'ai pas manqué d'aller la lire, tous les jours, à la même heure (à huit heures précisément). Elle, évidemment, ne me connaît pas, ne sait rien de moi, tandis que moi je sais, je sais tout ce qu'elle a bien voulu révéler sur elle.  
Je me dis parfois que je devrais lui écrire, à force de la lire, de la découvrir. Je me dis que je serais autorisée, légitimée à lui adresser quelques remarques sur ce qu'elle fait (des remarques futées, encourageantes, mais aussi justes, un brin sévères, sur ce qu'elle présente et sur ce qu'elle pourrait approfondir). Elle, évidemment, j'aurais souvent envie de la congratuler pour sa manière originale de s'adonner à vivre et de vivre pour créer. C'est elle, si différente, un peu distante, qui m'a appris à bloguer, avec ses descriptions tout en esquisse et en brièveté, son application à décrire sans jamais s'impliquer, sa façon disciplinée de se donner à lire sans rien espérer (pas du genre à s'exhiber et encore moins à attendre d'être approuvée).
Elle, elle me donne envie de voyager, de me remettre à dessiner, elle me fait découvrir des textes insolites et des bistrots hispaniques, de nouvelles conceptions de l'ennui, de la vie, de la photographie.
 
Elles, elles m'écrivent parfois. Pas souvent, mais quand même. En deux trois mots, on les sent qui s'avancent, qui s'approchent ou qui voudraient s'approcher, déborder du formulaire. Elles, je me demande ce qu'elles trouvent ici, comment elles viennent et pourquoi elles reviennent. Elles, je voudrais leur dire qu'un blog, pour moi, c'est avant tout une source de joie : des billets façonnés dans la glaise jubilatoire des mots et des images et dispersés aux quatre vents en partage. Si des messages sincères arrivent, je les prends comme des cadeaux. Si des remarques distraites ou autocentrées tombent, je les laisse tomber (c'est dommage de gaspiller). Quant aux chiffres et aux papillonnages, ils ne me correspondent pas. Viens chez moi, je commente chez une copine ne me tente pas plus que ça. 

Entre elle et elles, il n'y a aucun lien. Les amis de mes amis ne font pas forcément ami-ami, ne sont pas amenés à se croiser ni à se captiver. Les blogs, ils appartiennent à la nébuleuse de la vie, des molécules qui s'évadent et qui s'éparpillent, des électrons libres qui se dispersent. Ce sont des jeux de découverte, des escapades, des tentatives et des trouvailles. Des belles surprises aussi.

(Bon, pour en revenir à elle, il faudra bien que je me décide. Une fois.)


dimanche 2 mai 2021

Regarder/Vivre : 50'000 nuances de vert

 

Nous avons décidé d'aller nous mettre au vert pendant deux jours. Nous en avions besoin. 
 

Cela peut sembler bizarre : se mettre au vert quand on vit près d'une forêt,
quand on s'efforce jour après jour de suivre à travers bois et marais 
un jeune chien frondeur qui n'écoute que son instinct, c'est inepte.
 

Tout le long de la route épousant les contreforts du Jura, à l'aller comme au retour,
nous avons découvert combien nous étions ingénus en matière d'arbres et de verdure.
 
 
Il y a en réalité - et c'est vertigineux d'y penser - autant de variétés de verts 
qu'il y a de printemps et de promeneurs et de paires de prunelles et d'étincelles.

Parler d'émeraude, de véronèse, de bouteille, de tilleul ou de kaki, et même
de pistache ou de malachite, c'est encore et toujours rester dans l'à peu près.
Dans un espace ouvert, affranchi de jugements, mille nuances apparaissent.  

Le monde des couleurs est extrêmement sensible et il suffit d'un rien - vraiment - 
pour que tout change, tout s'embrunisse, ou s'efface, pour qu'on perde toute trace.

En matière de vert, comme en toute autre sphère, tout est prétexte à s'altérer.
Question de lumière, question de points de vue, de certitudes et puis d'humeurs.

 
Les ombres passent. Les ondes se lassent. Seule l'impermanence reste maîtresse.




Pour en connaître un peu plus sur l’œuvre "Life" d'Olafur Eliasson, installée à la fondation Beyeler, c'est ICI 



samedi 1 mai 2021

Vivre : deux mystères

 
Portrait de deux jeunes hommes / Anonyme vénitien / Le Louvre / Paris
 
 
Pourquoi les ondées de bonheur sont-elles si proches de la tristesse ? Pourquoi un élan de joie charrie-t-il des larmes le long de nos joues ? Pourquoi à se sentir comblé peut-on avoir l'impression de se noyer ?
Pourquoi ? Peut-être parce que les émotions que l'on nomme positives nous ramènent à tous les bonheurs attendus mais jamais reçus et que les recevoir renvoie à tout ce qu'on n'a pas pu obtenir. Ou alors peut-être qu'on ne se sent pas légitimé à accepter cette part du gâteau que la vie vient nous présenter sur un plateau. Peut-être qu'il est question d'imposture. Et si elle se trompait, la vie, de destinataire ?

Pourquoi porte-t-on en soi des histoires qu'on n'a jamais vécues ? Pourquoi peut-on comprendre (mieux : connaître) des offenses, des malheurs qu'on n'a jamais eus à endurer ? Pourquoi se retrouve-t-on à compatir au lieu de seulement assister ?
Pourquoi ? Peut-être que nos émotions sont comme des arbres, dont les racines communiquent entre elles et qui peuvent se relier d'autant mieux qu'elles se rattachent de manière souterraine. Peut-être qu'en secret chacun vit d'autres vies que la sienne. Peut-être que nous avons beaucoup plus ressenti, subi, expérimenté que ce que notre mémoire veut bien témoigner. Notre savoir pourrait se révéler bien plus vaste que tout ce que nous croyons avoir engrangé.