jeudi 30 juillet 2020

Vivre : Still life / 89




Ce matin-là, je lui avais demandé où il souhaitait partir fêter son anniversaire. "J'aimerais revoir le château de la Manta" m'avait-il répondu. J'avais visualisé la région et, prévoyant le trajet, je m'étais lancée une nouvelle fois dans une tirade exprimant ma réticence vis-à-vis du GPS (une réticence farcie d’ambiguïtés). On ne pouvait nier son utilité en matière de rapidité, scandais-je, il nous évitait une suite d'hésitations, d'erreurs, de marches arrière, certes, mais on devait aussi reconnaître tout ce dont il nous privait : l'exercice de notre débrouillardise, et aussi des découvertes imprévues, les interactions avec les locaux, l'expérience du chemin parcouru, notre aptitude à posséder notre trajectoire. Oui, le gain de temps et la praticité du GPS, sa tension vers l'objectif avaient selon moi le pouvoir de nous retirer quelque chose d'essentiel : le sens du voyage, notre capacité de faire face à l'imprévu (enfin : presque, parce que je me souviens de la fois où sur un quai croate nous avions planté les freins tandis que Tom-tom insistait pour que nous continuions tout droit pendant cinq kilomètres).

Ce matin-là donc, j'avais perdu un peu de temps à pester contre les progrès de la technologie et j'avais quitté la maison un peu pressée, embarquant quelques livres pour les déposer en passant à la caisse aux échanges.
Arrivée devant la boîte, au-dessus d'une pile aux titres suggestifs : "La promesse de Jana", "Amours éternelles", "Vertiges et sentiments", "Les vertus du vinaigre" (quelqu'un avait dû débarrasser un grenier ou alors une personne très sentimentale avait décidé de partager généreusement ses collections) se trouvait la carte. Elle semblait m'attendre, désireuse de se mettre au vert, impatiente de prendre la route.
Alors... je l'ai embarquée.

mercredi 29 juillet 2020

Habiter : une incomprise


Vallée de la Seine / Edward Hopper / Whitney Museum / New-York

"P., dit mon ami Jean, ce n'est pas une ville : c'est une maladie." Chaque fois, je dois l'admettre, que je dois me rendre là-bas, rarement, très rarement, je me souviens de ces mots. P. c'est une ville qui pourrait vous rendre dépressif rien qu'en y passant quelques heures. Mais, si vous allez mal, P. a un grand avantage : en rentrant, vous vous sentez mieux, parce que vous vous dites que, quels que soient vos problèmes, quelle que soit leur importance, au moins - au moins! - vous n'habitez pas à P.

*Référence au livre de V. Noyoux, Le tour de France des villes incomprises (résumé ICI)
 

mardi 28 juillet 2020

Vivre : première balade


Douceur de l'aube : la vie tourne tourne, telle un moulin,
la nuit s'estompe, un clocher sonne, le jour revient,
les yeux s'étonnent, l'herbe paresse, une biche scintille au loin.

lundi 27 juillet 2020

Vivre : démarrages






Nous ignorons toujours si le monde appartient aux gens qui se lèvent tôt. A vrai dire, on s'en fout. Mais les matins nous appartiennent, c'est certain. Nous les partageons avec les taurillons et les chevaux (ceux qui nous observent d'un air pensif, ceux qui se suivent en file indienne, ceux qui hennissent pour saluer le jour naissant). Nous les partageons avec les renards, les biches, les chamois, une laie surprotectrice avec laquelle il n'est pas question de plaisanter et un écureuil roux n'ayant aucun sens des priorités. Nous les partageons avec les busards, les merles et toutes sortes de volatiles occupés à potiner. Avec une camionnette bleue. Avec un motard pressé. Les arbres chantent pour nous, rien que pour nous, des arbres immenses, qui dansent, se trémoussent, se rient des tracas et des spéculations de notre pauvre humanité. Dans la haie pompeusement appelée "Allée des Mûriers" je débusque de quoi enjoliver mon petit-déjeuner, tandis que P. s'en prend - l'animal - à de pauvres mulots terrorisés.
Ainsi commence, banalement, notre journée.

dimanche 26 juillet 2020

Vivre : la passionaria


Jeune fille du Holstein / Jens Jul / Staten Museum for Kunst /Copenhague

Amis pour la vie ou ennemis, elle ne reconnaît que les systèmes binaires.
Elle prend entièrement ou elle rejette.  Elle amalgame en risibles tirades
propos d'Ancien-Régime et vérités d'opérette. Certains acquiescent dociles,
tandis que les autres fuient dare-dare ses argumentaires de comptoir.

vendredi 24 juillet 2020

Vivre : souvenir d'une belle personne


Ce soir-là, nous prenions l'apéritif sur une place de Colle V.E. une petite ville où nous avions passé des vacances il y a très longtemps et nous égrainions d'amusants souvenirs. A la table d'à côté, un type jeune, une trentaine d'années, expliquait à ses parents, tout disposés à le croire, qu'il était en train de changer radicalement sa vie et ses relations. A un certain moment, il a tourné vers nous des yeux brillants et vides et nous a posé toutes sortes de questions sur notre chien. Des questions presque trop intrusives de la part d'un inconnu. Au moment où nous commencions à lui répondre et à converser, subitement, il s'est détourné et n'a plus manifesté aucun signe d'intérêt à notre égard. De notre place, on voyait ses pieds qui s'agitaient frénétiquement tandis qu'il donnait le change à ses parents.
J'ai repensé à tous les toxicomanes que j'avais croisés au cours de ma vie professionnelle. Des tordus, des perdus, des malins, des extrêmement polis, des stupéfiants, des élégants. Et puis, le souvenir de Renato E. s'est imposé à moi.
Renato était "un seigneur", comme le disait Jacques, mon collègue préféré. Il était digne et n'avait qu'une parole. Durant toute la période où je l'ai accompagné, il venait à nos rendez-vous le soir après son travail, avec sa chienne Maya, une louve efflanquée. Je les recevais dans les espaces déserts et mes collègues s'étonnaient que j'accepte de les recevoir, lui et son chien, en dehors des horaires d'ouverture officiels, alors que je restais seule dans les locaux. N'avais-je pas peur qu'il m'arrive quelque chose ?
Je n'ai jamais eu peur, pas plus pour moi que pour le porte-monnaie se trouvant dans mon sac, que la plupart du temps j'oubliais de ranger dans un tiroir. J'avais confiance en Renato, en Maya (dont je devais à un certain moment repousser les marques d'affection pour pouvoir mener à bien mon entretien). J'avais confiance dans notre cheminement commun. Renato parlait de lui, avec un savant mélange d'honnêteté et de retenue.
Et puis... un vendredi matin, arrivée comme d'ordinaire à 7 heures pile (nous avions dans ce service des horaires quelque peu particuliers) j'ai été rejointe par mon directeur qui m'a annoncé : Renato E. c'est bien vous qui le suivez ? Il est mort d'une overdose. On l'a trouvé cette nuit. Remarquez, avec la cochonnerie qui circule en ce moment...
Je me souviens avoir crié : Merde! et ce cri avait fusé comme un éclair dans le bureau encore ensommeillé. Je me souviens que cette journée-là s'était teintée de grisaille. On aurait dit que quelqu'un avait éteint la lumière dans les couloirs, dans les rues, dans les regards. Je me souviens avoir téléphoné à la police pour savoir ce qu'on ferait de Maya (j'ai appris qu'un ami de son maître pouvait s'en occuper).
Depuis ce jour-là, bien de l'eau a coulé sous les ponts, mais je n'ai jamais pu oublier Renato, sa noblesse, son cœur généreux, ses regards attendris envers ce qu'il devait considérer comme des manifestations de grande naïveté de ma part.
En rentrant de Colle V.E. en cette douce soirée de juillet, mon regard lourd se posait sur le paysage, généreux, embrasé, rassurant, et on aurait dit que le soleil, les oliviers, les collines s'étaient passé le mot pour me consoler. Je me suis rangée sur le bas-côté pour les immortaliser.




jeudi 23 juillet 2020

Vivre : et encore des paroles...




Tellement de mots, trop souvent : pourquoi ne savons-nous pas dire les choses sobrement ?

mercredi 22 juillet 2020

Voyager : le vacancier


 photographie trouvée sur le net

L'homme, installé dans le virage, m'a rappelé cette photo provenant d'une revue de presse FIAT. Dans son fauteuil, face à l'imprenable vue sur les montagnes, ignorant les voitures qui le contournaient, il lisait. A côté de sa voiture, les pieds dans l'herbe, il lisait. Tout dans son attitude, dans sa situation quelque peu incongrue disait : Je suis en vacances et je le sais. Je fais ce qui me plait. Nullement pressé, aucunement dérangé par les moteurs, les éventuels regards, il occupait ce moment précieux et en jouissait. J'ai failli attraper un torticolis à le suivre des yeux, lui qui avait compris si magnifiquement, si simplement ce que signifie être aux abonnés présents.

Vivre : matins d'orage






après le blanc et le gris, ce sont le bleu puis le rose qui nous donnent le feu vert

mardi 21 juillet 2020

Vivre : l'arche de Noé

L'atelier, rue de Crussols, avec pastels / Sam Szafran / collection privée


Toutes les années à l'approche de l'été, il s'enferme dans son bureau, avec des tubes de gouache et de l'encre. Il en ressort après de longues séances, brandissant une énorme feuille sur laquelle il a tracé, esquissé, colorié. L'an dernier, c'était Corto Maltese qui racontait à des mouettes une histoire d'anniversaire. Cette année, Nils Holgerson, partait pour un voyage de 365 jours, chevauchant une oie sauvage, escorté par une douzaines de désopilants canards. Au début, il y a eu des girafes avec 29 taches, et aussi des hippopotames bleus, une ribambelle de coccinelles un rien rebelles et des chats alanguis. Ainsi, d'année en année se remplit mon animalerie.

lundi 20 juillet 2020

Vivre : ignorer l'impossible


Hôtel de Ville (détail façade) / Piazza Emile-Chanoux / Aoste

Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas les faire, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. 
SENEQUE, Lettres à Lucilius, XVII, 104, 6

Le miracle : ces jours où l'on se réveille et où l'on considère sa vie sans ornières. Sans ornières.
(hélas, parfois : les choses persistent à être difficiles, passablement, avec ou sans ornières)
 

dimanche 19 juillet 2020

Vivre : respirations



 Grand Saint-Bernard / juillet 2020

Quelles que soient les aspérités, les ombres, les interrogations, 
(troubles agitations, affreux brouillards et remises en questions)
la route, la route à suivre, commence toujours ici et maintenant.

samedi 18 juillet 2020

Vivre : to be or not to be


Madone et enfant entourée d'anges (détail) / Stefano d'Antonio di Vanni / Pinacothèque Volterra

Être, un accent et quatre lettres. Tellement simple et si complexe.
Être, c'est ignorer le paraître : pourquoi construire un autre que soi ?
Il y a déjà tant à faire à être, puisque être, c'est ne jamais cesser de naître*.

* Thérèse Bertherat, dans "Le corps a ses raisons", manuel d'anti-gymnastique et d'autoguérison, 1976



vendredi 17 juillet 2020

Vivre : retours


Fillette avec son chien / William Brymner / Musée des Beaux-Arts de Montréal


Certains jours, la seule chose à faire, c'est prendre soin de l'enfant qu'on porte en soi.
 

jeudi 16 juillet 2020

Vivre : ensemble, c'est fou



Le Massacre des Innocent (détail) / Matteo di Giovanni / Eglise de Sant'Agostino / Sienne

Mado, restée dans le monde du travail, se plaint de cliques auxquelles elle filerait bien deux claques.
C'est affligeant, c'est pénible, se plaint-elle, de voir les médiocres en place qui s'allient et se soutiennent
et mettent sur la touche toute personne représentant une menace (évoluer représentant le pire des dangers)

Elle ajoute que moins ils sont doués et plus ils sont portés à jalouser et faire preuve de lâcheté (une banalité)
Que dire pour la consoler ? L'univers professionnel est le reflet de toute vie sociale. Génératrice de stress,
de rivalités, de divergences et d'incompréhensions, mais... aussi de belles rencontres, soutiens et stimulations.
Mado, repart vers son monde chaotique, m'embrasse, un peu lasse, mais reprend le volant vaillamment. 


mercredi 15 juillet 2020

Vivre : Still life / 88




Le premier jour du confinement, le gérant de la supérette n'étant plus autorisé à les vendre allait jeter des plateaux de fleurettes, pensées, myosotis, muscaris. Il nous a priés de nous servir. Le matin même, j'avais ramassé en pleine campagne une cagette abandonnée par des piqueniqueurs. Pourquoi, mais pourquoi se débarrasser de ce qui peut encore vivre et s'épanouir ?
Le petit jardin du confinement est né ce jour-là et depuis, soleil, orages, pluies ont contribué à son expansion. Des tiges de graminées, du persil et des abeilles sont passés par là. Source de joie, le minuscule cageot est devenu le symbole de la vie, qui se déploie, grandit et un jour inévitablement flétrira.

mardi 14 juillet 2020

Vivre : une question d'équilibre


Epigée rouge dos (détail) / Claude Garache / Fondation Planque / Musée Granet / Aix-en-Pce

Entre le vide et le trop-plein, quel besoin de toujours exiger l'équilibre ?
Ces moments d'excès, pourquoi ne pas simplement les vivre ? 
Les prendre comme ils vont, les prendre comme ils viennent,
juste pour ce qu'ils sont et les laisser s'évaporer en toute liberté ?

lundi 13 juillet 2020

Vivre : prendre soin de soi



La pietà / Nicolas Mignard / Musée Calvet / Avignon


Ayant reçu une pile de magazines dédiés à la santé, je les feuillette, histoire de me relaxer, tout en sirotant mon café. Je ne tarde pas à y découvrir, avec effroi, toute une série de maladies que je ne connaissais pas (ou vaguement, si vaguement...). Je prends connaissance d'une suite d'informations provenant de laboratoires hautement qualifiés, énoncées au conditionnel (tellement soumises à condition qu'on se demande à quoi elles serviront). Me voici submergée de conseils pour prendre soin de mon état, et, annexés à ces premiers conseils, des suggestions de produits, médicaments, compléments, crèmes, cures, traitements, censés améliorer ma condition. S'y ajoute une avalanche de témoignages, soulignés et commentés par des personnes bien informées. On m'apprend ce que je devrais faire, et contrôler, et lire et même manger (comme par hasard des aliments provenant de l'autre bout de la terre, des produits commercialisés, des épices rares). Face à tant de points devant être vérifiés, me voici prise de tournis. Je me détourne de la pile : j'en ai déjà beaucoup trop appris.
Dans le ciel, les busards décrivent des volutes sublimes que je me prends à admirer. Des martinets s'adonnent à de merveilleuses chorégraphies. Et si... et si le cœur de la prévention se trouvait dans ces rythmes et ces harmonies ? Ils seront pour l'instant, c'est décidé, mes seuls magazines autorisés.

dimanche 12 juillet 2020

Vivre : un monde attentionné



Ce besoin éperdu de bonté qu'on sent monter en soi,
besoin d'ouverture, fendre l'armure, prodiguer, faire circuler,
 inspirer à pleins poumons l'irrépressible appel à la fraternité.

samedi 11 juillet 2020

Voyager : boucler la boucle




Photographies prises à dis minutes d'intervalle

En ce lieu, "rentrer de" signifie toujours "arriver en" vacances.

vendredi 10 juillet 2020

Lire : les mots du vieux voyageur



Saurais-je revenir à la normalité ?
Ou alors la normalité est-elle le problème ?


Chez Feltrinelli à Sienne, on avait mis en bonne place le dernier livre de Paolo Rumiz, tout frais livré : "Il veliero sul tetto" (Le voilier sur le toit). C'est un journal de confinement, un ensemble de notes publiées ce printemps par le quotidien La Repubblica, que l'écrivain a voulu mettre à jour et amplifier après le 3 juin. En effet, au moment où ses compatriotes étaient enfin autorisés à sortir de chez eux, il a choisi d'aller se reconfiner sur l'île de San Giorgio, à Venise, accueilli par les moines bénédictins, pour prendre du recul et fournir un compte-rendu plus structuré de son expérience.
Paolo Rumiz, journaliste et écrivain voyageur, écrit de manière condensée. Il sait rendre compte de ce qu'il voit et de ses interrogations. Il veut remettre en question la folie de notre monde, poser un regard global sur la réalité qui l'entoure et donner la parole à tous les gens qu'il rencontre sur son chemin. J'ai déjà parlé de lui ICI et ICI.
Dans un de ses derniers ouvrages, "Appia", il relate l'aventure vécue avec un groupe d'amis pour retracer l'ancienne voie romaine qui reliait la Capitale à l'Apulie. Une aventure ardue et dense car, sur de longs tronçons, le noble chemin a été abandonné aux ronces et à diverses incuries. Ce parcours est l'occasion de raconter des histoires de vie, les difficultés socio-politiques vécues par le Sud italien, pauvre et oublié. De beaux portraits, de tristes constats dans un livre très documenté (presque trop, car le journaliste est boulimique dans sa soif d'apprendre et de partager, si bien que le lecteur finit par être submergé d'informations).
J'ai hésité à me procurer le "Voilier sur le toit". J'en avais assez des témoignages sur le confinement, lassée par les mots vains de toutes les personnalités (ou tenues pour telles) qu'on avait sollicitées. Je craignais un livre opportuniste. En réalité, ici, Rumiz parle de lui, de ses préoccupations personnelles (âgé de 72 ans, il venait d'achever un traitement en pneumologie quand la pandémie s'est déclarée). Il évoque ses peurs et ses joies (comme celle de garder un contact créatif à distance avec ses petits-enfants). En bon journaliste, il donne également la parole à toutes les personnes de son réseau (et dieu sait s'il a un carnet d'adresses bien rempli). Un tour d'horizon du confinement vécu depuis Trieste, axé sur l'Italie, mais avec des réflexions portant sur notre monde en général.
Un livre de 125 pages, qui se lit d'une traite. Pas une once de pathos, pas de grands appels à un monde nouveau, pas d'alerte à l'environnement (nul besoin : ses messages sont toujours les mêmes, depuis des décennies, depuis qu'il rend compte de ses voyages effectués à pied, à vélo, en train à travers toute l'Europe, décrivant autant la beauté des paysages, les dérèglements des systèmes, la noblesse de certains, et l'avidité monstrueuse d'autres).
Un jour, Rumiz raconte sa première sortie, après cinq semaines de confinement. Muni de masque, de gants, d'autorisation en bonne et due forme, il part à la poste chercher un envoi recommandé. Arrivé au guichet, il décrit son affolement, quand il ne retrouve plus dans sa poche l'avis du facteur. On le découvre, lui l'explorateur, l'audacieux, déstabilisé, anxieux, désireux de rentrer chez lui, perdu dans ce monde devenu étranger.
Il raconte aussi ses liens approfondis avec ses deux petits-fils, vivant l'un à Zurich, l'autre au Piémont, les histoires qu'il leur invente, une nouvelle et joyeuse manière de cheminer ensemble. Il cite des aberrations, des veuleries, de petits miracles et des grands drames. Ainsi, l'histoire navrante de cet enseignant, habitant un quartier dépourvu de librairie, qui reçoit une amende de 400 euros pour avoir dépassé son périmètre autorisé en allant se procurer de quoi soutenir ses élèves (le livre, c'est bien connu, n'est pas un bien de première nécessité). Il narre aussi ce renversement : les amis bosniaques qu'il épaulait il y a trente ans l'appellent à présent pour l'encourager dans l'épreuve que lui et son pays traversent.
Dans les dernières pages, il écrit :
La quarantaine est en train de s'achever et le monde me fait déjà peur. Peur de sortir, peur que rien ne change. Que les gens, au lieu de ralentir, se mettent à accélérer pour rattraper le temps perdu. Peur que tout redevienne comme avant, ou même pire. Mais si nous ne bougeons pas, quel sens tout cela aura-t-il eu ? J'avais décidé de ne plus prendre l'avion déjà l'été dernier, mais maintenant l'épidémie m'a définitivement convaincu. 
Au moins, la quarantaine a-t-elle constitué une certitude. Maintenant nous sommes tous prêts et résignés à subir le chaos de l'incertitude globale. Trous dans l'ozone et migrations de masse, tsunamis et bulles spéculatives, sécheresse et faillites à la chaîne, marées noires et pauvreté. Le tout parfaitement relié : grands travaux inutiles et ponts qui s'écroulent, nuages radioactifs et pandémies, étés torrides et États policiers, manipulations génétiques et hivers sans neige. Avec une marée de malins disposés à monnayer même l'apocalypse, de la mafia au monde de la mode. Le deuil est seyant, n'est-ce pas ? Et ne parlons pas des masques assortis aux bikinis. Si le système veut continuer de la sorte, qu'il le fasse. Je veux au moins en ce qui me concerne que rien ne soit plus comme avant. Si la  quarantaine est détachement du monde, peut-être que pour moi la véritable quarantaine commence à présent. [traduction libre]
La question qu'il pose avec intelligence est bien celle-ci : voulons-nous continuer de vivre dans un monde délirant ? Et si tel n'est pas le cas, par quels moyens, et jusqu'où, allons-nous nous mettre volontairement en quarantaine pour éviter d'être embarqués, complices ou impuissants, dans cette ronde folle ?

Il veliero sul tetto, Feltrinelli, 2020.

jeudi 9 juillet 2020

Vivre : promenade à San Gimignano



Réminiscences, portées par la brise des sensations, 
fleurs aux balcons, mélodies déversées au coin d'une ruelle,
bribes et strophes, layette qui sèche, effluves fugaces,
ballades oubliées d'anciens étés qui reviennent et qui passent, 
et qui s'estompent en volutes sans laisser la moindre trace...

mercredi 8 juillet 2020

Voyager : dans l'ancienne Etrurie


Façade / Palais des Prieurs

A Volterra, imposante et ancienne cité étrusque surplombant la campagne, quatre vieux devisent, assis devant le palais de Prieurs. L'un d'eux s'avance vers le chien, sort un sachet de sa poche et lui offre un biscuit et une caresse. Après avoir fait le tour de la place, la cathédrale, le baptistère, nous retrouvons nos quatre sages occupés à dévisager les rares touristes de passage. A nouveau, le  monsieur attendri se lève, tend des friandises et une tirade de compliments à l'adresse de P. (câliné, pourri gâté, enchanté).
Dans les salles désertes de la pinacothèque, une surveillante me colle aux basques (craint-elle que, seule visiteuse, je tombe le masque ?). Elle tient absolument à me donner un cours sur les tableaux qui nous entourent, ignorant apparemment combien la beauté s'apprécie en silence. Elle m'interroge, me tance, me reprend. Elle s'adresse à moi comme à une élève indisciplinée. (A-t-elle trop vu défiler de classes ? Les institutrices l'ont-elles inspirée ? Les a-t-elle trop longtemps écoutées ?) Je m'efforce de ne pas pouffer. Après avoir entendu suffisamment d'âneries, je la remercie et m'enfuis. Non sans avoir une dernière fois embrassé du regard les silhouettes et les élans de Rosso Fiorentino et de Signorelli.

 Archange Gabriel / Annonciation / Luca Signorelli

 Déposition / Giambattista di Jacopo dit Rosso Fiorentino

Sur une place arborée, on nous sert une pizza divine : salciccia et stracchino. La pâte croquante, la saucisse artisanale, le fromage coulant (sorte de mozzarella du nord de la Péninsule) m'emmènent au paradis. Après mes pupilles, mes papilles sont ravies.
Des gens de tous âges s'arrêtent pour complimenter P. Au musée étrusque voisin, cinq gardiens et pas un seul visiteur : notre chien est chaleureusement invité à entrer. Grattouilles, compliments, exclamations. P. est une star qui concurrence de manière déloyale les impressionnants visages gravés sur les tombes alignées. Il y a un tel réalisme dans ces visages sculptés il y a 2'500 ans qu'on les croirait près de se mettre à parler. Ils nous renvoient à notre état de mortels. Ils disent qu'eux aussi aimaient la beauté, et l'été, et les repas dégustés à l'ombre des oliviers. L'émotion me gagne. C'est une émotion douce et grave, une tendresse qui me lie à tous les morts d'hier et tous ceux d'aujourd'hui.

 Couvercle tombe / Museo etrusco Guarnacci

Dans cette ville plutôt proche de la mer, s'apprêtant à faire face dans les prochaines semaines à des hordes de vacanciers, les habitants - jeunes et moins jeunes - portent rigoureusement leur masque. Ici, on ne plaisante pas avec la pandémie. Les ambulanciers de la Misericordia vont et viennent, transportent des personnes âgées ou handicapées. La Lombardie n'est qu'à quatre heures d'ici. Codogno, Lodi, Bergamo sont des noms marqués au fer rouge dans les esprits. La ville est placide et tient à le rester. Pas question de movida dans ces vieilles ruelles. Pas question de se faire déborder. La sévérité est de mise face à tout ce qui risque de débouler.
Nous quittons à regret Volterra, attachante et austère citadelle, nous promettant d'y retourner bientôt, nous la couvons du regard, lui demandant de prendre bien soin d'elle.

mardi 7 juillet 2020

Habiter : les espaces du silence






Des lieux où les siècles n'ont apposé qu'une fine couche de poussière blanche.
Des lieux où les vociférations, les prétentions, les accélérations n'ont pas de sens,
où les heures sonnent, impassibles, un temps qui n'a plus vraiment d'importance.

lundi 6 juillet 2020

Vivre : le sens de l'essentiel

Le rapt d'Europe / Johann K!onig / Pinacothèque / Sienne

Oublié sur sa console le smartphone avec son chargeur.
Ignoré superbement tous les écrans. Snobé les journaux.
Obtenu par le bouche-à-oreille quelques précieux tuyaux
et par personnes interposées quelques réjouissantes infos.
Aucun appel reçu, aucun appel passé, aucun texto envoyé.
Occupée à vivre et à regarder, m'en suis fort bien portée.

dimanche 5 juillet 2020

Voyager : langage des signes




Les paysages : des lignes et des lignes de bâtonnets tracés, grands cahiers d'écoliers appliqués.


samedi 4 juillet 2020

Voyager : les yeux rivés au sol



Regno, regnabo, regnavi, sum sine regno. Je règne, je règnerai, j'ai régné, je me retrouve sans royaume. Etait-ce à cause de ces temps tourmentés ? ou alors cela tenait-il au nombre restreint de visiteurs, à la musique poussant à une plus grande intériorité ? Toujours est-il que la cathédrale ce jour-là invitait à baisser les yeux sur son pavement divinement orné. A nos pieds, la Roue de la Fortune tournait tournait.



Depuis 1372, en cette place, elle tournait. En réalité, depuis le début de l'Humanité, elle tournait, et elle n'était pas près de s'arrêter. Elle semblait plus que jamais inviter les hommes à plus d'humilité.


Et, tandis qu'un roi plus puissant, installé au sommet, semblait maîtriser leurs destinées, les Hommes tanguaient, tanguaient, se raccrochaient tant bien que mal, tels des marionnettes, tels des jouets. 


Aux quatre coins de la mosaïque, Épictète, accompagné de trois autres philosophes de l'Antiquité, Aristote, Euripide et Sénèque, envoyait son message à l'Humanité : il l'invitait à ne pas se vanter des cadeaux de la Fortune, mais à se focaliser sur les valeurs de l'âme. "Ne frimez pas, chers amis, ne vous croyez pas à l'abri. Rien n'est acquis. C'est votre force intérieure qui compte et pas vos signes extérieurs de richesse et de profits."**
Dans la ville, Palio annulé, désinfectants, passants masqués, tout venait rappeler, en chaque instant et à chacun, qu'il était question de baisser le regard et de se retrousser les manches, en cette époque bouleversée.

Mosaïque de la Roue de la Fortune / Pavement Cathédrale de Sienne / dernière image: Pinterest

**non fortunae muneribus sed animi bonis gloriandum

mercredi 1 juillet 2020

Vivre : attendre les étoiles



Il est des ciels qui vous immobilisent. Le temps passe. On attend.
On reste sidérée, on observe. La nuit prend son temps, on l'attend.
On écoute un étrange dialogue entre les nuages et soi. On reste là.
Il n'y a rien d'autre à dire à faire à voir. Juste être là au présent.