dimanche 30 avril 2023

Vivre : les jours avec, les jours sans

 
Labyrinthe / façade / cathédrale de Saint-Martin / Lucca

Il y a parfois de ces journées où tout semble foirer. Ces journées épuisantes où le monde entier semble vouloir s'opposer. Des portes fermées, des rendez-vous ratés, des impossibilités. Comme une impression de donner des coups de pieds dans un portail en fer et de se retrouver et avec le portail cadenassé et avec un pied amoché.  
"Una giornata no", comme disent les Italiens. Bref, des journées où le monde refuse désespérément de se conformer à nos volontés.
 
Pour sortir du labyrinthe, une seule opportunité : s'arrêter, respirer et se donner la peine de faire un pas de côté. Observer le ciel, une certaine qualité de bleu et une certaine qualité de vert, des enfants en train de se courser, la danse lente des nuages sur les pierres lustrées. Accepter ce qui est. Prendre ce qui est. Embrasser le monde tel qu'il est. Donner aux anges la possibilité de se manifester. Et...

... généralement, durant les heures  qui suivent les jours sans, tout se passe avec une extrême fluidité (alors, ô mystère, ô générosité, on bénit la vie et toutes ses infinies prodigalités).

lundi 24 avril 2023

Voyager : couler tout doucement vers la mer

 
Au Sud-Ouest : l'église de Santa Maria della Spina
 
...comme Benjamin l'avait prédit, nous devenons de plus en plus riches d'épisodes d'expériences, mais de plus en plus pauvres en expériences vécues (Erfahrungen). Il en résulte que le temps semble " se consumer par les deux bouts" : il passe vite et il disparaît de la mémoire. Ceci pourrait être en fait l'explication centrale de notre sens de la vitesse rapide du temps dans la modernité tardive. Comme avec nos actions et avec nos marchandises, ce qui se passe ici est un manque d'appropriation du temps, nous échouons à faire du temps de nos expériences "notre temps"...
 Aliénation et accélération, Hartmut Rosa, La découverte, p.132
 
La ville était en train de m'attendre, je le savais. Et moi, je m'étais mise à penser à elle, de plus en plus souvent, à la douceur de ses palais penchés sur l'Arno dont les flots invitaient à considérer ses reflets et à se prélasser. J'imaginais la place miraculeuse, sa tour et son Camposanto, et les portraits d'Eléonore et d'Artemisia, bien droits, prêts à accueillir leurs admirateurs étrangers. J'avais glissé dans le coffre un tout petit bagage - quel besoin de trop emporter quand il s'agirait plutôt de ramener ? - et un gros sac que je me proposais de laisser sur la piazza dei Cavalieri, alliant le bonheur de m'alléger de trop de livres entassés avec celui de réjouir un étudiant intéressé.
 
Le jour déclinait doucement. Je me demandais comment j'avais pu durant tant d'années quitter certains soirs le travail en m'efforçant de tout boucler, sur les chapeaux de roues, pressée de me préparer, tourmentée à l'idée d'avoir oublié quelque priorité, allant me coucher tard, avec les billets et les réservations imprimés, sans sas mental, sans passage de transition entre un univers et un autre, tendue entre quelque chose que je voulais quitter et une réalité que je voulais rejoindre. Bref : stressée.

dimanche 23 avril 2023

Vivre : messages personnels

 
La liseuse à la fenêtre / Johannes Vermeer / Gemälde Galerie / Dresde
 
J'ai rédigé et repris mon courrier, jusqu'à finalement trouver la version qui me convenait. Quand on s'adresse à une personne amie, c'est toujours à soi-même qu'on écrit et quand le message est enfin prêt, les points suffisamment bien formulés, il arrive qu'on réalise qu'il n'a plus besoin d'être envoyé : on a compris de quoi il retournait. On finit alors par transmettre des mots affectueux qui n'ont plus rien d'autocentré.
 
 

samedi 22 avril 2023

Vivre : visions impressionnistes

 

Les matins, la généreuse Nature nous tend des Monet, des Corot.
Nous évoluons prudemment devant une suite de tableaux
prenant garde à ne pas déranger, comme des visiteurs de musée.



vendredi 21 avril 2023

Lire : entrelacs

 


S'embarquer dans un livre, un vrai, c'est souvent comme prendre un train pour un sinueux trajet. Pas question de renoncer, de descendre et de passer au suivant. Pas question d'abandonner, de faire comme si, de survoler. Un livre, un vrai, n'admet pas les faux-semblants. Il s'agit de prendre tout son temps. Quitte à s'arrêter, faire marche arrière, aller découvrir des textes et des images en complément, relire et recommencer pour aller de l'avant. Un bouquin est un voyage immobile, qui entraîne vers toutes sortes de paysages, d'interrogations, de cultures et de gens.
 
Qu'est-ce qui  fait le voyage ? Notre état d'esprit, évidemment. 
 
Avec "To the Lake", Kapka Kassabova nous emmène dans un territoire personnel, familial, géopolitique et culturel. On pourrait le concevoir comme un récit de voyage. Ou une quête des origines. Ou l'exploration à la fois historique et sociologique d'une région riche en bouleversements. Dans les faits, c'est tout cela à la fois et plus encore. C'est ce qui rend ce livre particulièrement dense et passionnant.
 
Kapka Kassabova est présentée comme une poétesse et une auteure bulgare. Or, si elle est née à Sofia, ses origines sont bien plus complexes. Son arrière-grand-mère macédonienne a quitté les rives du lac Ohrid et le royaume de Yougoslavie pour aller vivre dans le royaume bulgare. Sa grand-mère y est retournée alors que ces deux États avaient changé de régime politique. Sa mère a décidé de s'expatrier en Nouvelle-Zélande au moment où Kapka était adolescente et elle-même a fini par s'établir en Écosse. Parfaitement bilingue, elle a choisi d'écrire en anglais, une langue moins chargée sur le plan affectif.

Au début du livre, elle explique qu'elle s'est décidée à aller explorer ses racines et observer l'origine de certains dysfonctionnements dans son histoire familiale induisant de génération en génération des souffrances à la fois psychiques et physiques. Elle s'interroge sur sa lignée maternelle et plus largement sur le territoire d'où elle provient, son histoire, ses cultures et les schémas mentaux qu'il imprègne à ses habitants.
 
Pour ce retour aux sources, l'auteure a résolu d'entreprendre un long périple sur les bords du lac Ohrid, puis du lac Prespa (précisons que le lac d'Ohrid est l'un des plus vieux du monde, avec le lac Titicaca et le lac Baïkal). Les deux lacs balkaniques sont reliés par de nombreuses galeries souterraines et situés au croisement de trois pays : la Macédoine du Nord, l'Albanie et la Grèce. Ils se trouvent à cheval sur l'ancienne Via Egnatia, la voie romaine qui menait de l'Adriatique à Byzance. 
 
 
Kapka Kassabova a une manière bien particulière de mener sa recherche : non seulement elle déploie son impressionnante culture linguistique et universitaire, mais surtout, elle manifeste une forte intelligence émotionnelle et une grande empathie en allant à la rencontre des personnes (que ce soient des membres de sa famille élargie vivant encore là-bas, des amis ou des gens rencontrés au hasard de ses randonnées). Ainsi, elle raconte les lieux et la région à travers des trajectoires personnelles, des anecdotes et des témoignages, d'anciens récits de voyageurs, associant les expériences humaines avec la documentation historique. Toute la narration est constituée d'entrelacs entre les destinées individuelles et les mouvements géo-politiques qui les modèlent. 
 
 
La quête de Kapka Kassabova ne cesse d'interroger sur les notions de nation et d'identité. Quoi de plus passionnant, alors que de nos jours les questions identitaires provoquent plus que jamais tant de conflits et de larmes ? Elle a confié lors d'une interview au site Meridiano13 : "Depuis l'enfance, j'ai toujours été fascinée par la diversité - des personnes différentes, des cultures différentes, des horizons différents, des expériences différentes, des vies différentes et des moi différents au sein d'une même personne. Peut-être parce que j'ai grandi dans une société totalitaire et utilitaire où être différent était suspect."

Un élément est particulièrement frappant : pour accomplir son voyage, l'écrivaine voyageuse s'est procuré plusieurs cartes géographiques, émises par les pays concernés. Mais aucune d'elles ne contient une représentation des lacs dans leur intégralité. Chaque carte ne restitue que la surface bleu ciel qui correspond à son territoire. Et pourtant, les lacs sont là, entiers, depuis la nuit des temps.
 
Après avoir longuement sillonné les rivages macédoniens du lac Ohrid et exploré également sa partie albanaise durant quelques jours ("L'Albanie était un pays plus gentil avec ses morts qu'avec ses vivants, et pourtant en moins d'une semaine j'en étais tombée amoureuse. Les personnes que j'y avais rencontrées étaient privées de cynisme, une qualité devenue démodée. Il est facile de devenir cynique, mais que serions-nous sans la gentillesse ? A 99,9 % morts.") elle se dirige par le Mont Galičica vers le lac Prespa, plus sauvage et montagneux. Effectuant un contour par le Nord, son incursion en Grèce septentrionale est l'occasion de rappeler les souffrances laissées dans cette région par la guerre civile qui s'y déroula entre 1946 et 1949. Les villages, les paysages et les esprits y portent encore la mémoire des tragédies vécues (séparation des familles, déportations d'enfants, exactions en tous genres). L'auteure y est saisie d'émotions très fortes et livre les pages les plus douloureuses de son récit :

Et moi? Même après des années passées à tenter d'apprendre à éviter la sensation que les bonnes choses sont une simple invitation à la catastrophe - malgré mes diplômes, ma connaissance de plusieurs langues, mes voyages à travers le monde - même alors, dans mon cerveau ancestral, je n'étais pas si différente de cet homme qui cheminait dans une direction opposée à sa route pour "tromper l’œil du diable".

L'auteure termine sont périple au large du monastère de Saint-Naum, situé à la pointe sud du territoire macédonien, tout près de la frontière albanaise. Elle paraît apaisée et nage dans les eaux porteuses d'un message d'espoir :

Tout est un. Ne permettez pas que je l'oublie, ne permettez pas que les bâtards viennent me diviser à nouveau. Notre tragédie est la fragmentation. Au départ, c'est un état mental, mais elle finit par devenir un destin. C'est la tragédie de notre famille de nations qui avancent en s'enchevêtrant sur cette grande péninsule, sur cette terre admirablement disposée, comme une armée de soldats aveugles âgés de mille ans se cherche un lieu sur lequel trouver le repos. Laissez-les se reposer. Pardonnez-leur, pardonnez-moi, pardonnons-nous. Notre peur nous fait devenir fous et mélancoliques.

J'ai évoqué plus haut que Kapka Kassabova est une poétesse. La poésie émerge régulièrement dans ses écrits, par exemple dans la dédicace de ce livre :  
 
A ma mère et aux enfants des exilés 
et des réfugiés de tous les lieux. 
Que vous puissiez trouver la route 
qui vous ramène à vos origines. 
Les morts ouvrent les yeux des vivants. 
Et aux lacs,
 à leur générosité sans limite.
 
* * * * * * * *
 
Enfin, pour clore ce résumé de voyage tout à la fois personnel et universel, je ne résiste pas à présenter ici un de ses poèmes, tiré du recueil "Geography for the Lost", publié en 2007 par les éditions Bloodaxe. Il est porté par une seule et ample phrase, exprimant la force et les émotions attachées à toute migration :


A house we can never find

We couldn’t wait
to leave their house,
to lie with lovers whose names
are forgotten now, to take risks
with our minds and bodies,
to live in countries
that never asked to have us,
or thanked us afterwards,
racing through the years with rage,
towards something that we
finally have one day,
and which is no more, no less
than the certainty of not
hearing their steps
creaking, measuring the floorboards
of a house we can never find.
 

 Une maison que nous ne pouvons jamais trouver

Nous étions impatients
de quitter leur maison,
de coucher avec des amants dont les noms
sont oubliés à présent, de prendre des risques
tant avec nos esprits qu'avec nos corps,
d'aller vivre dans des pays
qui n'avaient jamais demandé à nous recevoir, 
ou qui nous ont remerciés par la suite,
traversant les années avec rage, 
vers quelque chose que nous avons
enfin fini par avoir un jour,
et qui n'est ni plus ni moins que 
la certitude de ne pas entendre leurs marches grincer,
ni mesurer les lames du plancher
d'une maison que nous ne pouvons jamais trouver.
 
(je me suis risquée à une traduction dont on me pardonnera la maladresse)
 
 * * * * * * * *

Traduction française :  L'Echo du lac, éditions Marchialy, Paris, 2021 (trad. Morgane Saysana)
En italien : Il lago. Ritorno neii Balcani in pace e in guerra,  Crocetti, Milano, 2022 (trad. Anna Lovisolo)

 
 
 

jeudi 20 avril 2023

Vivre : confiance

 

 
Il y a ces matins où la vie à travers ses paysages semble pointer du doigt 
et insister : il ne faut pas abandonner. Il faut persister à chercher. 
Il faut s'obstiner. L'éclaircie, quoi qu'il en soit, arrivera et s'installera.

mercredi 19 avril 2023

Vivre : une cinquième saison

 

C'est un étrange printemps. Il n'est de jour qui n'apporte son lot d'averses et de grondements. Il peut pleuvoir parfois pendant des heures sans discontinuer et puis, soudain, voilà le ciel qui s'ouvre, les eaux du lac s'apaisent, un pêcheur s'élance, les oiseaux reprennent de plus belle et les branchages se mettent à danser. C'est un printemps frais et impulsif qui rend les voiliers timorés, qui dessine aux rives des bandes pistache et mordorées, qui donne de soudains élans de départ et d'imprévisibles envies de s'en retourner, avec des journées grises très grises, et des paysages bleus très bleus et des moments verts terriblement verts, tellement verts qu'on croit que cette couleur, on ne l'avait encore jamais rencontrée. C'est un printemps qui agace, qui perturbe, qui tarabuste, qui enquiquine et qui finit par nous cajoler. On tremble, on hésite, on range et on finit par reprendre les lainages qu'on avait remisés. C'est un printemps que les nappes phréatiques vont adorer. C'est le printemps de cette année.

mardi 18 avril 2023

Voyager : nord / sud

 
Rue de la Peyrolerie / Avignon

Ici, des grisailles. Là-bas, du soleil.
Et cette envie de Sud qui nous tenaille.

lundi 17 avril 2023

Vivre : concision

 
Emilie Henriette Massmann / C.W. Eckersberg/ SMK / Copenhague

 
Il a dit : "C'est une blonde qui est brune". En sept mots, il l'avait décrite.


dimanche 16 avril 2023

Habiter : une maison qui me ressemble

 

 Arbre et maisons / 1953 / Nicolas de Staël

N. vivait dans une maison superbe, une maison de ville conçue par un architecte de ses amis, dont la colonne centrale abritait les espaces réservés aux sanitaires, au rez comme au premier étage, et toutes les pièces tournaient autour de cet axe, réservoir de lumière et de distributeur d'espaces. Mon amie M. arrivée en visite de Catalogne, s'était exclamée  en parcourant les locaux : mais vous habitez dans des maisons incroyables! La maison de N. lui ressemblait : intelligemment conçue, ouverte, vaste, capable de dérouler toutes sortes de possibles et de s'adapter à toutes sortes de demandes. Mais N. nous avait annoncé ce jour-là qu'elle entendait la vendre : la maison ne lui convenait plus. Construite dans un complexe de huit habitats, pour des gens qui sans être forcément des amis, avaient les mêmes valeurs et les mêmes besoins,  elle était dotée d'une terrasse commune sur le toit et tous les balcons donnaient sur un grand jardin à partager. L'ensemble avait, au fil des années, des divorces et des déplacements professionnels, changé de propriétaires ou été confié à des locataires et le voisinage s'était insensiblement modifié à chaque mouvement. Il avait perdu ses couleurs, ses bruits et son harmonie. 

La maison que N. s'était choisie dix ans plus tôt venait lui dire que plus rien autour d'elle n'était comme avant. Elle devait changer d'environnement. N. était quelqu'un de formidablement doué, mais qu'elle avait besoin d'un milieu ami auquel se relier. Au risque de se perdre et de s'anémier. Il lui fallait partir vivre ailleurs avant de se déliter.  

samedi 15 avril 2023

Vivre : se faire une image du monde

 
The Old Town Hall of Amsterdam / P.J. Saenredam / Rijksmuseum / Amsterdam
 
 
Dira-t-on jamais assez l'importance dans notre vie des lieux et des espaces ? L'importance des rues et des places, des vues et des paysages, des lacs et des rivières, des champs et des forêts, et les avenues, les bâtiments, les monuments, même ceux devant lesquels nous passons distraitement ? Et les sens interdits qu'il nous faut contourner et les chantiers qui ne cessent de durer ? Dira-t-on jamais combien nous sommes modelés par les chemins que nous empruntons ? Combien les contrées que nous avons chaque jour sous nos yeux forment notre vision du monde et modèlent notre espace intérieur ? Toutes ces fenêtres ouvertes sur des briques alignées ou sur une étendue que seules des rangées d'arbres viennent scander ?

Et ces sentiments de malaise quand nous arrivons dans un lieu inconnu, en apparence jamais encore vu, mais qui nous rappelle quelque chose d'intense, d'étouffant, voire de répugnant ?

Et ces soulagements quand nous parvenons dans des sites tout aussi inconnus, mais qu'il nous semble avoir toujours cherchés ou qu'il nous semble avoir depuis toujours connus ?
 
Les espaces nous appartiennent et nous leur appartenons. Ils nous modifient et nous les modifions. Ils sont des extensions de nous-mêmes et en les négligeant c'est une part de nous que nous oublions.
 

vendredi 14 avril 2023

Vivre : comprendre sans se méprendre

 

Pourquoi se croire obligé de pardonner ?
Du moment que l'on a compris, quelle nécessité ? 


jeudi 13 avril 2023

Vivre : plaisirs de la découverte

 
Le Calvaire (détail) / Lorenzo d'Alessandro / Musée du Petit-Palais / Avignon
 
Et chaque nouveau printemps est un printemps nouveau.
 
 

mercredi 12 avril 2023

Vivre : Still life / 128

 

Où que je sois, je me sens à mon aise pour lire et écrire dans mon fauteuil Lafuma Pop up rouge. Pratique, léger, transportable du loft à la terrasse et de la terrasse au jardin. Le hic, c'est que la bande de biais qui ourle son étoffe s'use et déteint rapidement sous l'effet de la lumière et du soleil (la toile du fond a beau être solide, il s'agit bel et bien d'obsolescence programmée). Le plus simple serait de pouvoir se procurer une housse de rechange en cas de besoin. Cependant, autre hic : on ne trouve pas de rechange dans les belles couleurs commercialisées. La première fois, le tissu était devenu si laid et usé que j'ai dû me résoudre à racheter un nouveau fauteuil entier, fâchée toutefois de devoir acquérir les structures métalliques avec joints en élastomère alors que les anciennes étaient en parfait état. L'ancien modèle est allé attendre dans un coin de la cave : impossible de le mettre au rebut.
 
Cette année pourtant les choses ont changé. Plus question de gaspiller des énergies.
Chaque samedi, dans les rayons alimentaires, on voit de plus en plus de gens penchés sur les emballages de viande approchant de la date de péremption et vendue à moitié prix. Les légumes dans le bac "Sauvez-moi" sont de plus en plus prisés et les consommateurs ne sont pas dupes des affiches orange criard signalant que tel produit réapparu sur les étals augmenté de 30% est vendu en promotion avec 20% de rabais. L'inflation galope et les mères de famille, empruntées au moment de faire leurs courses, ne peuvent pas croire aux chiffres officiels de 3,5%.
 
Impossible dans ces conditions d'imaginer un seul instant racheter un fauteuil Lafuma (pas plus que les tristes housses beige, qui sont les seules disponibles sur le marché). Par conséquent, je me suis procuré en mercerie un ruban solide d'un beau rouge pétant et j'ai ressorti ma vieille Elna qui ne rêvait que de reprendre du service. Pourquoi n'y avais-je pas pensé avant ? Les tissus extérieurs qui déteignent sont programmés pour nous faire surconsommer. En fait, par réflexe conditionné, je n'osais pas. Mais les gestes sont revenus instinctivement et mes deux fauteuils dûment ourlés sont prêts à revivre plusieurs saisons et à affronter plusieurs étés.

(Quand ils seront à bout, je me propose de faire un tour au Repair café demander de l'aide pour réaliser l'ensemble de la toile, en rouge, en jaune ou en orange, avec du tissu de qualité. Quoi de mieux que de pouvoir renouveler soi-même son mobilier ?)

mardi 11 avril 2023

Vivre : le stress des choses positives

 
Buste de femme (étude pour Les Demoiselles d'Avignon) / Pablo Picasso / Musée Picasso / Paris
 
 La femme bégayait quasiment au téléphone tandis qu'elle tentait de trouver les mots pour remercier. Elle l'avait déjà dit : elle n'était pas habituée. C'était si normal : jamais de compliments, jamais de retours. Rien à dire puisque rien à redire. A entendre ses propos troublés, on sentait combien de simples fleurs avaient le pouvoir d'embarrasser. 
 

lundi 10 avril 2023

Vivre : tout notre temps

 

 
Y a-t-il vraiment une "famine temporelle" ? Manque-t-on toujours plus de temps ? Les heures s'épuisent-elles de plus en plus rapidement ? Les rythmes sont-ils devenus affreusement soutenus ? Le soir venu, les merles, le lac, le chien et moi n'en sommes pas convaincus. Nous nous apprêtons à nous coucher en étirant longuement le moment de prendre congé, pépiant, chantant, grognant, échangeant les derniers potins de la journée. Nullement pressés de nous retirer. Illuminés. Comblés.

dimanche 9 avril 2023

samedi 8 avril 2023

Vivre : à prendre (ou pas)

 
Madonna con santi (dett.) / Bernardo Daddi / Museo Opera del Duomo / Firenze
 
Donner. Savoir donner. Et son corollaire, bien sûr :
Recevoir. Être capable de recevoir. Admettre de recevoir
aussi naturellement que l'on donne, dans la circulation
évidente et belle des énergies et des besoins.
Il s'agit de ne donner, de ne recevoir que pour son bien.
Et surtout - surtout - ne pas se mettre à comptabiliser.
Il n'y a pas de bons comptes qui fassent de bons amis. 
Il n'y a pas de mathématiques qui tiennent lieu d'amitié. 
Donner sans compter tant qu'on le veut bien.

vendredi 7 avril 2023

Vivre : ici, là-bas

 

 
Je me souviens précisément de ce moment : mon doigt sur le déclencheur devant l'entrée du numéro 9, mon impatience à l'idée de pénétrer dans le salon de la Via Santo Spirito, de déguster mon breuvage couleur d'ambre sous l'impressionnante collection de théières disposées le long des hautes vitrines et le regard absent des serveuses désœuvrées. Je me souviens et par moments je voudrais y être à nouveau, être là-bas, entendre les sonorités de là-bas, m'ouvrir à tous les possibles de là-bas (notre conversation en apparence banale mais c'est toujours à partir de propos sans importance que naissent les plus palpitants projets). 
Et cependant, ici, cette année, je savoure comme jamais le plaisir de cette maison, la forêt et les arbres qui commencent à fleurir, les merles et les pies, le lac aux milles bleus sans cesse renouvelés. Cette année, la fête de Pâques s'annonce avec encore plus de fébrilité que de coutume. Tout n'est qu'attente, pépiements et réjouissance. Dès lors... regarder encore une fois les photographies, me souvenir de là-bas (la confiture de fraises dégoulinant sur les scones, la perspective de sortir longer lentement le fleuve opulent) et me sentir si bien ici, en compagnie des busards et des pruniers silencieux.

jeudi 6 avril 2023

Lire / Ecouter : les mots d'Efratia

 

C'est par le biais de l'émission Par les temps qui courent que j'ai découvert le personnage d'Efratia Gitaï. Son fils, Amos, architecte de formation et documentariste, artiste vidéaste et cinéaste reconnu (Kadosh, Kippour, Plus tard tu comprendras, pour ne citer que ceux-là) était venu présenter un spectacle qui se joue actuellement au théâtre de la Colline et qui s'intitule House.
 
Ce spectacle, tiré d'une trilogie documentaire réalisée entre 1980 et 2005, évoque l'histoire d'une maison à Jérusalem-Ouest à travers ses occupants successifs et mériterait à lui seul qu'on lui consacre un billet. Mais ce n'est pas le propos aujourd'hui. Très vite, au début de l'interview, Amos Gitai est amené à parler de sa mère, car le spectacle commence par la projection du visage de Jeanne Moreau lisant une lettre de celle-ci. 
Mon cher Amos, mon très très cher,

Je me souviens de mon enfance, de ma jeunesse, si belle sur les sables dorés de la petite Tel Aviv, de mes rêves d'amour sur ces dunes. Mais à mon âge on est plus pudique, plus timide qu'à notre jeunesse. Tant de batailles, d'épreuves, d'études par intermittence, et dont je suis restée frustrée.
Un peu d'université, mais une impression d'entraves et surtout des rêves qui se sont brisés, la brisure qui pèse qui pèse, de quoi l'avenir sera-t-il fait ? Mais pour répondre à ta question : changer de pays, j'y pense parfois, mais pour aller où? 
 
Précisons qu'en 2010 les éditions Gallimard ont publié un livre intitulé Efratia Gitaï. Correspondance 1929-1994. L'ouvrage contient un choix de lettres sélectionnées et annotées par Rivka Gitaï, épouse d'Amos et spécialiste en littérature hébraïque moderne.

Ce livre, impossible de le trouver dans une bibliothèque suisse. D'abord contrariée à l'idée de devoir différer ma lecture, j'ai eu la bonne surprise, au cours de mes recherches, de dénicher ICI la série consacrée à cette correspondance et proposée en janvier 2018 par Le Feuilleton, sur France culture (9 tranches de 25 minutes disponibles en podcast). 
 
La sélection de lettres tirées du livre a été opérée conjointement par Amos Gitaï et Jeanne Moreau (qui a travaillé avec le cinéaste et entretenait avec lui un lien très fort). Il s'agit autant de missives rédigées par Efratia que par ses divers correspondants (son père, son époux, un ami très cher prénommé Yéhoshua, et bien sûr Amos, son fils cadet, dont la maturité et le style à l'âge de 10 ans sont déjà époustouflants). S'ajoutent à ces textes riches et vivants des extraits de conversations entre la mère et son fils adulte. Chaque épisode s'achève par une illustration musicale propre à l'époque concernée. L'ensemble s'écoute avec une réelle fascination.
 
Une présentation stupéfiante. Quand l'art radiophonique fait son cinéma, cela donne des merveilles. Au travers de ces mots portés par la sonorité grave de la comédienne (que l'on sent en empathie totale avec celle qui écrit) on découvre un personnage de femme hors du commun, née en 1909 en Palestine, partie à l'âge de 20 ans se former à Vienne, puis à Berlin, rentrée dans sa terre natale juste avant la prise de pouvoir d'Hitler. Mariée à l'architecte Munio Weinraub-Gitai, un adepte de l'Ecole du Bauhaus, elle aura trois fils, dont l'un mourra en bas âge. Elle repartira à cinquante ans passés se former à Londres, en confiant son plus jeune fils Amos à des amis dans un kibboutz. 
 
Chacun des neuf volets illustre un épisode de cette existence hors normes, depuis l'entrée dans l'âge adulte jusqu'à pratiquement la fin de sa vie (elle est décédée en 2003 à l'âge de 94 ans).

Mais, au-delà de ce portrait de femme à l'esprit libre, forte et fragile tout à la fois, forte même au cœur de ses fragilités, curieuse, cultivée, dotée d'une intelligence rare et d'un authentique talent d'écrivain, au-delà de l'hommage rendu par un fils à sa mère, c'est le portrait d'un pays et d'une époque, une page d'Israël et de l'histoire du XXème siècle qui est retracée. 
 
Pour terminer, voici deux lettres d'Efratia Gitaï qui reflètent bien son ton et sa personnalité. Dans la première, elle s'adresse depuis Haïfa à sa petite-fille Keren, âgée de huit mois, le 4 novembre 1983 :  
 
Ma très chère Keren,

Tu as certainement grandi et embelli depuis que nous nous sommes quittées et tu continues certainement d'éclater de rire et c'est bien ainsi. et  tu m'as surement oubliée.  Mais moi je me souviens de toi et tu me manques. Dans la ville de Haïfa, où nous sommes nés toi, tes parents et moi ta grand-mère, je suis sortie en ville pour te trouver un bel habit. J'ai trouvé celui-ci le bleu clair. Est-ce qu'il te plait ? Je t'ai acheté trois petites poupées.

Maman et papa te prépareront surement un beau spectacle de marionnettes. Je suis désolée qu'elles ne soient pas vraiment jolies, mais c'est tout ce que l'on trouve ici. Demande à papa de te les peindre et de les rendre plus jolies. Peut-être de leur faire des cheveux noirs. Il sait le faire et ta maman te racontera une belle histoire.

En attendant, porte-toi bien. Passe le bonjour au parc, aux arbres, aux colombes, aux canards. Je t'embrasse.
 
Dans la lettre suivante, elle s'adresse à sa petite-fille dont on fête le premier anniversaire :

Notre chère Keren,
Rayonnante à l'intérieur comme à l'extérieur. Je t'ai acheté les cents premières comptines, un livre que ta gentille maman m'a conseillé, car tu vas avoir un an dans quelques jours. Quel bonheur, la première année! Tu tiens déjà sur tes petits pieds, tu redresses la tête et tu découvres un monde nouveau, n'est-ce pas ? Je te souhaite de te tenir toujours bien droite, la tête haute, les yeux grands ouverts pour mieux regarder le monde magnifique qui t'entoure. Les fleurs, les arbres,  les oiseaux, les lacs, les ruisseaux, la mer et les vagues.
Il y a tant de couleurs, de nuances, de tons, tant de voix, de bruits et de chuchotements. Le silence, le calme. Respire le parfum des fleurs, des herbes et goûte pleinement les saveurs du miel sucré, du poivre épicé et celles de toutes les épices que sa majesté Dame Nature fera pousser.
Comment la nature a-t-elle été créée ? Certains l'appellent Dieu. C'est une énigme. Une énigme que toi seule peut-être pourra résoudre. De toutes façons toi qui aime déjà et qui est déjà tant aimée, par ta mère, par ton père, par ton grand-père et tes deux grands-mères, par tes oncles et tes tantes, et les amis de tes parents, tu sauras certainement aimer les autres.
Porte-toi bien. Je te souhaite beaucoup, beaucoup beaucoup de bonnes années.


mercredi 5 avril 2023

Vivre : reconnaissance

 
Sculpture de saint provenant de Santa Maria della Spina /Museo di San Matteo / Pisa
 
 
L'homme, dans le wagon, a murmuré quelque chose en direction de la contrôleuse qui repassait.
Elle a dit : comment ? Il a répondu : je vous bénis pour ce travail que vous faites. 
C'est beau c'est bien c'est pas facile, ce boulot. Elle l'a regardé, vaguement stupéfaite.
Ça  ne devait pas être tous les jours. De loin pas. Et c'est en titubant qu'elle est repartie vers la tête.
 

mardi 4 avril 2023

Vivre : le sens de la fête

 Anish Kapoor / Monumenta 2011 /  Grand Palais / Paris
 
L'amour au long cours, ça danse, ça monte, ça descend,
ça vous joue des tours, ça vous emporte, ça vous surprend, 
viens, reviens, regarde, vois comme le monde est entraînant
approche, dans ton regard, bel amour, c'est la fête qui reprend 

lundi 3 avril 2023

Vivre : fiabilité élevée

 
Il a dit : un vrai temps à arcs-en-ciels
Et effectivement quelques minutes après...



dimanche 2 avril 2023

Vivre : pas de perles pour les pourceaux

 
Helen Lewitt assise dans un wagon du métro aérien / 1938 / NY
 
Plus tard, elle repenserait à cette scène, un film dont elle ne se rappelait plus le titre, avec deux frères endeuillés assistant à un match. L'ainé avait lancé : quoi, cette fille-là ? Tu veux lui donner ton texte ? Un conseil : vaut mieux pas, ces gens ne te valent pas. Fais profil bas pendant quelques années. Ensuite les choses vont s'arranger.
Elle, elle avait donné son texte à quelqu'un qui ne le méritait pas. Elle s'en mordait les doigts. C'est absurde, un texte donné à quelqu'un qui ne le vaut, qui ne le veut pas. Elle se mit à attendre avec impatience l'enveloppe, avec les feuillets, et les espoirs qui ne se réaliseraient pas.

samedi 1 avril 2023

Vivre : ne te découvre pas d'un fil

 


Chaque jour apporte sa tempête. Les matins sont maussades, mutiques. Le monde se ferme, hostile. L'atmosphère se fait oppressante. Les énergies sont à la descente. La dépression du dehors s'accroche aux vestes, s'insuffle dans le moindre recoin, voudrait gagner du terrain, prendre les commandes de nos états d'âmes chamboulés, de  nos espoirs déteints. On fait face à la tourmente, mais à contre cœur, à contre temps et à contre courant. 
Au fil des heures, enfin, un bleu timide tente une percée. De-ci de-là, on y croirait presque, au printemps qui s'installe, prêt à entonner ses chants joyeux et dorés. Les oiseaux reprennent à chanter, un renard passe faire sa tournée. On se laisserait presque aller, on se sentirait pousser des ailes... jusqu'à... l'ondée suivante, qui emporte de plus belle branchages, housses, chapeaux et sacs et les entraine pour coiffer ailleurs des poteaux étonnés, des barrières estomaquées, des vélos renversés.
Il faut s'y résoudre : inutile de nager à contre sens, le temps n'est pas aux randonnées, rentrer, remiser bottes et cirés, se mettre lentement à siroter son thé et prendre soin de son cœur chamboulé.