"J'ai une double nature : à la fois je fuis la vie sociale, j'adore vivre en solitaire. Ça, c'est mon côté écrivaine. Mais il y a une autre partie de moi, qui aime être en contact, être sur scène. Cette partie là de moi, elle est très ouverte et elle a très envie de communiquer, et très envie de collaborer aussi. Elle aime être avec les gens.
L'écriture, c'est une activité solitaire, alors qu'être sur scène, c'est être avec les autres. Et c'est vraiment magnifique de pouvoir collaborer, avec la technologie, avec les gens qui sont avec vous sur scène, avec le public. On crée à ce moment-là quelque chose qui transforme. C'est pas les applaudissements que je recherche, je ne tiens pas absolument à être aimée. L'intérêt de la scène c'est de donner, prendre, partager."
Lisant quelques livres de Patti Smith, je me suis régulièrement demandé comment elle pouvait concilier au cœur d'elle-même la poétesse qui émerge en filigrane de ses écrits, fantasque, lunaire et solitaire au point de paraître isolée, avec la chanteuse, qui semble devoir être par définition charismatique et portée à s'extérioriser. L'
entretien avec Laure Adler m'a enfin éclairée. L'artiste explique aussi lors de l'interview qu'elle voyage beaucoup parce que la plupart de ses amis sont dispersés aux quatre coins du monde.
Dans "L'année du singe", Patti raconte comment elle a vécu l'année 2016, à la fin de laquelle elle a fêté ses 70 ans (le 30 décembre très précisément) et qui a vu en automne l'élection d"un insupportable escroc", lequel au début de l'année suivante "avait prêté serment, sur une bible, pas moins, et Moïse, et Jésus, et Bouddha, et Mahomet semblaient être complètement ailleurs."
Le récit est impressionnant, déroutant même par moments, parce que la poétesse entremêle réalité et songes, prête langage et vie à des miroirs et des néons, chemine avec des artistes disparus, recueille sur une plage un nombre considérable de papiers de bonbons vides (un mystère qui ne sera jamais élucidé). Parallèlement, elle poursuit des réflexions sur la vie qui va et sur le temps, qui s'échappe comme une poignée de sable entre ses mains. Elle prend l'avion, loue des voitures et fait du stop (pas toujours en heureuse compagnie), elle s'entretient avec des inconnus rencontrés au fond d'un bar, elle accompagne des amis vers leur dernier voyage et cohabite pacifiquement avec ses fantômes.
Il est possible qu'on n'éprouve pas de goût particulier à la suivre, quand elle s'envole dans des digressions poétiques. On peut préférer quand elle atterrit sur notre planète pour en observer, de loin, les incohérences et les harmonies. Mais surtout on peut volontiers partager avec elle deux dispositions fondamentales : le goût pour
le café (conjugué avec la recherche éperdue d'un coin où le consommer) et la cohabitation naturelle avec les morts (qu'on n'oublie pas, qui sont toujours un peu là et un peu ailleurs, dont on pressent qu'il n'y a pas de véritable frontière entre leur monde et celui des vivants).
Marc Aurèle. J'ai ouvert ses Pensées pour moi-même : n'agis
pas comme si tu avais dix mille ans à vivre... Cela trouvait un écho
retentissant chez moi qui gravissais les degrés de l'échelle
chronologique, approchant de mes soixante-dix ans.[...]
Marc
Aurèle nous demande de prendre acte du passage du temps les yeux
ouverts. Dix mille ans ou dix mille jours, rien ne peut arrêter le
temps, ni changer le fait que j'aurai soixante-dix ans durant l'année du
Singe. Soixante-dix ans. Un simple nombre, mais qui indique le passage
d'un nombre significatif de temps alloué dans le sablier, sachant que
l'on est soi-même l’œuf dont on mesure le temps de cuisson.[...]
Les
grains se déversent et je remarque que les morts me manquent plus que
d'habitude. Je remarque que je pleure plus en regardant la télévision,
émue par une histoire sentimentale, un inspecteur qui se prend une
balle dans le dos alors qu'il contemple la mer, un père las sortant son
nourrisson du berceau. Je remarque que mes propres larmes me brûlent les
yeux, que je cours moins vite, et que ma notion du temps qui passe
s'accélère. p.82-83
Sam
est mort. Mon frère est mort. Ma mère est morte. Mon père est mort. Mon
mari est mort. Mon chat est mort. Et mon chien, mort en 1957, est
toujours mort. Et pourtant, je persiste à penser que quelque chose de
merveilleux est sur le point de se produire. Demain peut-être. p.172
Elle détaille avec précision ce qu'elle commande dans les cafés qu'elle se choisit, où apparemment personne ne la connaît (ce qui lui convient très bien). Ce peut être : des haricots noirs et des tacos au poisson ou une soupe de palourdes avec du pain brioché ou encore des huevos rancheros, avec des haricots revenus à la poêle et une purée d'avocats soyeuse. Elle décrit aussi sa manière légère légère de faire son bagage quand elle s'envole vers un ailleurs : "Le trousseau habituel : six tee-shirts Electric Lady, six petites culottes, six paires de chaussettes abeille, deux carnets, des remèdes à base de plantes contre la toux, mon appareil photo, les derniers paquets de pellicule Polaroid légèrement périmée, et un livre, les poésies contemplatives d'Allen Ginsberg [...]"
Patti Smith : une manière d'être au monde bien particulière, distancée et observatrice, onirique et lucide, légère et grave tout à la fois, proche de l'enfant qu'elle était et de la défunte qu'elle sera. Toujours étonnante et jamais lassée de s'étonner. Parcourant les routes avec des yeux rêveurs, mais nullement dupe : le problème, avec le rêve, c'est qu'on finit par se réveiller.