lundi 30 novembre 2020

Vivre : let it be / 21

 
Mitologias cotidianas / Chus Garcia Fraile / GB Gallery / 2019 / Palma de Mallorca
 
 
Une lettre recommandée provenant de la commune voisine est arrivée récemment.
 
LES FAITS : suite à dénonciation (photo à l'appui) je me suis vue condamnée à payer une amende de 100 euros pour "dépôt illicite de sac poubelle". On me reproche d'avoir déposé (dans un conteneur ad hoc) un sac en plastique de 35 litres (payé 1,80 euro, incluant la taxe de retraitement) alors que cela m'était interdit (aucun panneau d'aucune sorte pour l'indiquer expressément).
Ah!
LES MEFAITS : Le village en question, celui où nous allons faire nos achats alimentaires, où se trouvent notre garagiste, notre médecin de famille, notre bureau de poste se trouve sur le chemin qui nous conduit à la ville la plus proche. Nous le traversons tous les jours, alors que nous devrions effectuer un détour de deux kilomètres pour déposer nos détritus à la déchetterie de notre village (ce qui semblait peu pratique et peu écologique). Mais... c'était sans compter avec les frontières cantonales, des limites qu'il s'agit ici de respecter scrupuleusement.
(Précisons qu'il y a dans ce pays des villages traversés par ces frontières, où des enfants habitant la même rue ne fréquentent pas le même établissement scolaire, n'ont pas les mêmes programmes, ni les mêmes plans de vacances. Évitons d'évoquer les mesures régissant l'actuelle pandémie : le virus, c'est bien connu, cesse de s'activer dès qu'il arrive ici. Il connaît les règles, lui).
Oh!
LA MORALE : Je me suis hasardée à faire recours et le Conseil communal réuni in corpore a bien voulu convertir l'amende en ferme avertissement (signé par la docte main du syndic) précisant que le "tourisme de déchet" était formellement interdit. Je dois avouer que cette affaire m'a hautement soulagée. Dans un monde où sévissent des guerres effroyables, des famines terribles, d'inquiétantes pandémies et catastrophes naturelles, où des gens sont bâillonnés, enfermés pour leurs opinions, où l'on meurt pour mille motifs, où des millions de civils sont jetés sur les routes, dans ce monde, heureusement, il reste des employés zélés qui veillent à l'ordre public, vous épient, photographient votre plaque minéralogique et vous dénoncent à l'autorité compétente afin que votre répréhensible comportement soit sanctionné comme il se doit. Grâce au ciel, il existe des lieux où l'on traite ces problèmes avec tout le sérieux exigé. La situation est donc grave, mais pas désespérée.
Ouf ! Nous voilà rassurés !

dimanche 29 novembre 2020

Lire : la beauté et tout le reste

 
La forêt de 12 heures, à 13 heures
 
Il y a des blogs qui nous laissent inconsolée... des années après leur silence, on retourne les visiter.
Il y a des blogs, y pénétrer, c'est comme entrer dans un palais des glaces, une maison de maître qui aurait été incompréhensiblement abandonnée.
Il y a des blogs qui sont de véritables défis à votre capacité de surmonter.
Mais... il y a aussi ceux qu'on découvre, enfin, après un long très long chemin, comme des histoires qu'on attendait impatiemment de commencer, des forêts qu'on se réjouit d'arpenter.
Pour la photographie, comme pour le reste, c'est ICI et ça mérite le détour. Et si l'on veut connaître un peu mieux le prestidigitateur, VOICI.
 

samedi 28 novembre 2020

Vivre : petits égarements quotidiens

 
Vierge à l'enfant (détail) / Attr. à Jan Gossaert / MBAA / Besançon
 

Je cherche et cherche encore obstinément un petit objet plat (tellement banal qu'à force il deviendrait transparent) un objet ordinaire dont j'ai absolument besoin. Je farfouille dans la cave, là où j'étais pourtant sûre de l'avoir rangé, et je passe plusieurs tiroirs au peigne fin. Je peste, je persiste: impossible de mettre la main dessus. Je pourrais me rendre folle à insister. Je préfère abandonner.

Alors que je parcours les étagères de mon bureau à la recherche d'un bouquin, je réalise qu'il ne s'y trouve point. J'inspecte, je soulève, je remue, je passe en revue: rien. J'aurais pourtant bien juré qu'il y a moins d'un mois les Notes de chevet étaient encore en cet endroit. Mais voilà qu'au moment de laisser tomber, je me trouve nez à nez avec le petit objet plat que je devais de me résoudre à racheter. Me voici consolée.
 
Ainsi, comme dans la vie, je vais d'objet perdu en objet retrouvé et c'est toujours au moment où je m'y attends le moins que je retrouve ce dont j'avais besoin. Tôt ou tard - livres, bijoux, broutilles - tout finit par émerger. Je me demande parfois quel est le sens de ces pertes (qui n'en sont pas véritablement - ou si rarement). Sont-elles des leçons de séparation, de petits tests pour m'apprendre un jour à tout quitter ? Les objets jouent-ils à cache-cache avec moi ? Se rient-ils de mes petits tracas ?  Murmurent-ils à mon oreille "déleste-toi, déleste-toi"?

A présent, je le sais, le livre de Sei Shonagon, je vais finir par le dénicher : il me suffit d'attendre qu'une nouvelle chose soit égarée et me mettre alors à la rechercher.

R. se penche dans le couloir et me tend une petite vis dorée. A quoi sert-elle ? D'où vient-elle ? Qui l'a perdue ? Quel écrou son pas a-t-il quitté ? Nous n'en savons rien. Gardons-la. On verra bien. On saura peut-être demain.

vendredi 27 novembre 2020

Vivre : courant d'hiver

 

Nature morte à la tourte entamée (détail) / Peter Claesz / MBA / Besançon
 
Il y a des jours où, plus que d'autres, il s'agit d'être à soi-même sa propre lumière.
Aisé à dire, plus dur à faire. Mais garder, garder à tout prix le doigt sur l'interrupteur. 

jeudi 26 novembre 2020

Vivre : la vie cachée des nuages

 

Nous arrivons parfois avec un peu d'avance et nous les surprenons.
Les polissons s'envoient en l'air de cent façons. Trop mignons.
Devant ces séries soft, intéressés et voyeurs, nous contemplons. 
Mais le ciel vient leur faire la leçon, les envoie se rhabiller sans-façon.
Devant nos yeux frustrés, le rideau finit toujours par tomber. Ô déception!



mercredi 25 novembre 2020

Vivre : Still life / 95

 
 
La folie, c'est de se comporter de la même manière et de s'attendre à un résultat différent.
Albert Einstein
Lorsqu'un homme assiste sans broncher à une injustice, les étoiles déraillent.
Berthold Brecht
Le succès, c’est d’aller d’échec en échec, sans perdre son enthousiasme.
Winston Churchill
J'adore parler de rien. C'est le seul domaine où j'aie de vagues connaissances.
Oscar Wilde

Fin novembre, c'est le moment où se prépare le calendrier de l'Avent. Cette année, un choix de vingt-quatre citations, accompagnées d'un carré de chocolat noir, pour inviter une personne à qui l'on pense très fort à méditer, s'antioxyder et se détendre jusqu'aux Fêtes (lesquelles risquent d'être plus que jamais mal nommées). 
Pour faire mon tri, il m'a fallu lire passablement de phrases ou de vers, qui m'ont fait rêver, ou méditer, ou rigoler (préparer ce genre de présent donne toujours matière à agrément). Mes deux préférées restent la plus courte : Tout s'arrange, même mal (Alfred Capus) ainsi que la plus longue, de l'indispensable Rilke, le cher, le sublime Rilke, qu'il a fallu imprimer en caractère 8 (si difficile de le faire entrer dans une case!) : Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. 

mardi 24 novembre 2020

Vivre : à la recherche du bonheur

 

Orphée / Paul Aubert / Musée Granet / Aix-en-Pce
 
Peu importent les embûches, peu importent les découragements, 
toujours vouloir la lune, mieux : toutes les étoiles du firmament,
les bras tendus dans l'appel de jours fiers et de soirs flamboyants.


lundi 23 novembre 2020

Vivre : rythmes du soir

 

 
Quand tombe le soir, quand le ciel hésite entre le bleu, le rose et le noir, le chien frétille et la rue bruisse, entre poussifs gazouillis, languides martèlements et moteurs impatients. De nouveaux rythmes s'invitent, anodins et magiques, inventifs et apaisants. La radio égraine ses programmes, ses mots captivants, ses chiffres hélas déroutants. La cuisine s'agite, lieu de tous les bouillonnements, lieu de tous les potentiels désastres (rattrapés au dernier moment). Les portes s'ouvrent, couinent et puis claquent. Le chien observe les petits plats qui se lovent dans les grands. Les œufs se cassent, pour faire des omelettes, mais pas seulement. Les rituels s'enchaînent, des voix appellent, les plaques s'allument, les sauces montent, le chien descend. Les couvercles se soulèvent, des odeurs s'embrassent, les pupilles se délectent, les poêles fument, les assiettes prennent place. Le chien revient et attend. Quand tombe le soir, le quotidien s'anime, la maison se fait plus que jamais nid, coquille, cocon tandis que le paysage se dissout en une pluie de lampions.



dimanche 22 novembre 2020

Lire / Vivre : le cadeau

 

Couronnement de la Vierge (détail) / Domenico di Pace / Pinacoteca / Siena
 
Je l'ai rejoint à la librairie. La caissière était en train de lui tendre un paquet élégamment emballé. Il me l'a remis. Il tenait à me faire un cadeau, il sait que mes séances chez le dentiste sont éprouvantes. Très. Je lui ai dit : "non, non, je l'ouvrirai plus tard, ce sera une surprise". Or, il a commis une grossière erreur : il m'a dit que le livre avait deux auteurs et qu'il comportait le mot " sandwich" dans son titre. Trop facile de trouver.
 

samedi 21 novembre 2020

Vivre : s'extraire de soi

 
Cappella del Manto (détail) / Domenico Beccafumi / Santa Maria della Scala / Sienne
 
La femme a dit : Penser à plus malheureux que soi. Facile à dire. Repris cent fois. 
Et pourtant, peut-on s'en sortir sans s'extraire de soi, sans voir ceux qui sont là,
les démunis, les chétifs, les oubliés, comment s'en sortir sans savoir se décentrer ?

 

 

vendredi 20 novembre 2020

Vivre : Still life / 94


 

 
Cette année, plus que jamais, les cadeaux de Noël seront choisis avec une tendre simplicité : des pâtes joliment entortillées, des sauces pour les accompagner, quelques bouquins (certains destinés aux enfants intérieurs qui sommeillent et n'aspirent qu'à se réveiller), des chaussettes aux couleurs vives pour booster les pieds, quelques séries bien efficaces (dont "Le Bureau des Légendes" inégalable régal à partager).
Cette année, exceptionnellement, les cadeaux seront prêts avec beaucoup d'avance, et légers pour ne pas encombrer les postières par trop sollicitées. Ils rejoindront au fond de sacs en papier kraft des sachets de biscuits salés et de délices sucrés. Des nourritures pour le corps et pour l'esprit, des invitations à se choyer au fond de sa tanière, à achever en douceur cette année désarçonnante et passablement bousculée.


jeudi 19 novembre 2020

Vivre : ce que j'aime chez lui...

 
 
 
... c'est sans doute son aptitude à se débrouiller dans la vie, à réussir aussi discrètement qu'efficacement ce qu'il entreprend, avec l'attitude calme - presque toujours calme - de quelqu'un qui a et qui prend tout son temps.
... c'est sans doute son caractère secret, ses silences puissants, le mystère de ses grandes douleurs, et ses yeux qui voient - qui voient vraiment - et ses mots qu'il pèse comme s'ils étaient d'or et pas d'argent.
... c'est sans doute aussi le fait qu'il sache se pencher sur un chat, sur un chien, un oiseau ou un lézard et les traite avec égards, comme s'il s'agissait d'êtres humains. 
... c'est son élégance rare, cette allure élancée, en marchant, comme si le sol était amortissant, cette façon de courir comme si à chaque foulée il se trouvait en passe de s'envoler.
... ce sont ses gestes précautionneux pour prendre, pour tendre, pour présenter, pour donner (car il est un être de grande générosité).
... c'est sa manière de considérer longuement les lieux et de les comprendre sans rien dire, de percevoir leurs murmures à peine perceptibles et de sentir leur esprit, sa manière unique d'aller de ce qu'on voit et qui n'existe pas à ce qui existe et qu'on ne voit pas.
... c'est aussi sa faculté de regarder avec moi des photos de brouillard sans se lasser, les observer avec insistance, les commenter avec pertinence et, comme moi, s'attarder, s'en imprégner en gardant le silence...

 



 

mercredi 18 novembre 2020

Vivre : l'explication

 
Sainte Cène (détail) / Giotto di Bondone / Cappella degli Scrovegni / Padoue

 
Il suffit de presque rien parfois, pour déformer et amplifier, 
quand il suffirait de presque rien, souvent, pour clarifier,
accueillir, laisser venir, pouvoir entendre et pouvoir se dire.

mardi 17 novembre 2020

Vivre : fugitivement

 

Parfois, le Jura se fait soupçon, un peu comme ces pensées qui vous traversent trop brièvement l'esprit et qui tendent à s'effriter, 
qu'on serait en peine de reconstituer, même quelques instants, quelques secondes après les avoir expérimentées.

lundi 16 novembre 2020

Vivre : trois fois rien

 

 
Pietà (détail) / Cima da Conegliano / Gallerie dell'Accademia / Venise
 
Importance des sourires, des regards (des vrais regards)
de ceux qui savent se décentrer et savent tendre la main,
dira-t-on jamais assez l'importance de ces petits riens ?



dimanche 15 novembre 2020

Lire / Ecouter : une année dans la vie de Patti

 

"J'ai une double nature : à la fois je fuis la vie sociale, j'adore vivre en solitaire. Ça, c'est mon côté écrivaine. Mais il y a une autre partie de moi, qui aime être en contact, être sur scène. Cette partie là de moi, elle est très ouverte et elle a très envie de communiquer, et très envie de collaborer aussi. Elle aime être avec les gens.
L'écriture, c'est une activité solitaire, alors qu'être sur scène, c'est être avec les autres. Et c'est vraiment magnifique de pouvoir collaborer, avec la technologie, avec les gens qui sont avec vous sur scène, avec le public. On crée à ce moment-là quelque chose qui transforme. C'est pas les applaudissements que je recherche, je ne tiens pas absolument à être aimée. L'intérêt de la scène c'est de donner, prendre, partager."

Lisant quelques livres de Patti Smith, je me suis régulièrement demandé comment elle pouvait concilier au cœur d'elle-même la poétesse qui émerge en filigrane de ses écrits, fantasque, lunaire et solitaire au point de paraître isolée, avec la chanteuse, qui semble devoir être par définition charismatique et portée à s'extérioriser. L'entretien avec Laure Adler m'a enfin éclairée. L'artiste explique aussi lors de l'interview qu'elle voyage beaucoup parce que la plupart de ses amis sont dispersés aux quatre coins du monde.
 
Dans "L'année du singe", Patti raconte comment elle a vécu l'année 2016, à la fin de laquelle elle a fêté ses 70 ans (le 30 décembre très précisément) et qui a vu en automne l'élection d"un insupportable escroc", lequel au début de l'année suivante "avait prêté serment, sur une bible, pas moins, et Moïse, et Jésus, et Bouddha, et Mahomet semblaient être complètement ailleurs.

Le récit est impressionnant, déroutant même par moments, parce que la poétesse entremêle réalité et songes, prête langage et vie à des miroirs et des néons, chemine avec des artistes disparus, recueille sur une plage un nombre considérable de papiers de bonbons vides (un mystère qui ne sera jamais élucidé). Parallèlement, elle poursuit des réflexions sur la vie qui va et sur le temps, qui s'échappe comme une poignée de sable entre ses mains. Elle prend l'avion, loue des voitures et fait du stop (pas toujours en heureuse compagnie), elle s'entretient avec des inconnus rencontrés au fond d'un bar, elle accompagne des amis vers leur dernier voyage et cohabite pacifiquement avec ses fantômes.
 
Il est possible qu'on n'éprouve pas de goût particulier à la suivre, quand elle s'envole dans des digressions poétiques. On peut préférer quand elle atterrit sur notre planète pour en observer, de loin, les incohérences et les harmonies. Mais surtout on peut volontiers partager avec elle deux dispositions fondamentales : le goût pour le café (conjugué avec la recherche éperdue d'un coin où le consommer) et la cohabitation naturelle avec les morts (qu'on n'oublie pas, qui sont toujours un peu là et un peu ailleurs, dont on pressent qu'il n'y a pas de véritable frontière entre leur monde et celui des vivants). 

Marc Aurèle. J'ai ouvert ses Pensées pour moi-même : n'agis pas comme si tu avais dix mille ans à vivre... Cela trouvait un écho retentissant chez moi qui gravissais les degrés de l'échelle chronologique, approchant de mes soixante-dix ans.[...]

Marc Aurèle nous demande de prendre acte du passage du temps les yeux ouverts. Dix mille ans ou dix mille jours, rien ne peut arrêter le temps, ni changer le fait que j'aurai soixante-dix ans durant l'année du Singe. Soixante-dix ans. Un simple nombre, mais qui indique le passage d'un nombre significatif de temps alloué dans le sablier, sachant que l'on est soi-même l’œuf dont on mesure le temps de cuisson.[...]
 
Les grains se déversent et je remarque que les morts me manquent plus que d'habitude. Je remarque que je pleure plus en regardant la télévision, émue par une histoire sentimentale, un inspecteur qui se prend une balle dans le dos alors qu'il contemple la mer, un père las sortant son nourrisson du berceau. Je remarque que mes propres larmes me brûlent les yeux, que je cours moins vite, et que ma notion du temps qui passe s'accélère. p.82-83
 
Sam est mort. Mon frère est mort. Ma mère est morte. Mon père est mort. Mon mari est mort. Mon chat est mort. Et mon chien, mort en 1957, est toujours mort. Et pourtant, je persiste à penser que quelque chose de merveilleux est sur le point de se produire. Demain peut-être. p.172 

Elle détaille avec précision ce qu'elle commande dans les cafés qu'elle se choisit, où apparemment personne ne la connaît (ce qui lui convient très bien). Ce peut être : des haricots noirs et des tacos au poisson ou une soupe de palourdes avec du pain brioché ou encore des huevos rancheros, avec des haricots revenus à la poêle et une purée d'avocats soyeuse. Elle décrit aussi sa manière légère légère de faire son bagage quand elle s'envole vers un ailleurs : "Le trousseau habituel : six tee-shirts Electric Lady, six petites culottes, six paires de chaussettes abeille, deux carnets, des remèdes à base de plantes contre la toux, mon appareil photo, les derniers paquets de pellicule Polaroid légèrement périmée, et un livre, les poésies contemplatives d'Allen Ginsberg [...]"

Patti Smith : une manière d'être au monde bien particulière, distancée et observatrice, onirique et lucide, légère et grave tout à la fois, proche de l'enfant qu'elle était et de la défunte qu'elle sera. Toujours étonnante et jamais lassée de s'étonner. Parcourant les routes avec des yeux rêveurs, mais nullement dupe : le problème, avec le rêve, c'est qu'on finit par se réveiller.

 


samedi 14 novembre 2020

Vivre : retrouver sa vérité ses problèmes...

 

On a renseigné bien volontiers. On a salué (sans être forcément salué en retour). On a entendu dans les rues des exclamations incompréhensibles et des accents gutturaux. On a patienté quand une voiture hésitait longuement à bifurquer, se reprenait, puis finalement bifurquait. On a planté les freins quand un véhicule s'arrêtait brutalement pour photographier un joli crépuscule. On a ramassé quelques détritus qui trainaient. On est revenu plus tard dans la journée quand à dix heures certains produits laitiers étaient épuisés. On a attendu patiemment notre tour chez le boucher. On a rongé notre frein quand trois vélos tenaient absolument à rouler côte à côte sur la nationale, et quand des promeneurs trouvaient agréable de deviser au milieu de la chaussée. On est allé chercher plus loin quand il n'y avait plus de place où se parquer. On a accueilli, parce qu'on est aussi régulièrement accueilli ailleurs et qu'accueillir, c'est s'ouvrir, c'est donner, c'est faire place à ce qui est étranger.
Oui et à présent... à présent... on pose sur les rives silencieuses, rendues à leur faune soulagée, un regard rêveur et extasié.

vendredi 13 novembre 2020

Vivre : des amours de vaches

 
 

Qu'il pleuve ou qu'il brouillarde, elles semblent nous attendre au point du jour, et les percevoir fait émerger un solennel sentiment de sécurité. C'est beau de les regarder - c'est doux, une vache au matin - leurs yeux placides, leur innocence, leur irrépressible curiosité tandis que ça et là la prairie tintinnabule... Elles vaquent à leurs occupations, dodelinent des hanches et se prélassent avec des grâces de matrones, tout à leur sérénité de vache (et leur sérénité devient le symbole même de la sérénité).  
Je reste un long moment, P. à mes pieds pas vraiment rassuré : elles ont toutes leur caractère, leur rythme et leur beauté, mais ma préférée est une génisse blanche qui se prend pour une starlette parce qu'elle est légèrement mouchetée et tient mordicus à se montrer sur toutes les photos (absolument toutes!). Le bonheur est dans le pré, on le savait, quelle meilleure manière de commencer la journée ?

jeudi 12 novembre 2020

Vivre : crépuscule, le brouillard

 

Certes, les journées de brouillard sont un rien fastidieuses
(c'est peu dire qu'on reste dans le bleu. On perd tout repère :
portés disparus, le lac, le Jura, la baie, les villages environnants)
Pourtant, on passe tout à ce fieffé lascar quand il consent à se laisser choir.



mercredi 11 novembre 2020

Lire : les émotions littéraires

 
Maria mit dem Kind / Filippino Lippi / Gemäldegalerie / Berlin
 

Il y a des livres, on a soudain une boule dans la gorge quand on veut en raconter un simple extrait. On se lance, on résume une histoire - une histoire dans l'histoire - et voici que les mots ne peuvent pas sortir. On se surprend. On se retrouve à refouler des larmes qu'on ne soupçonnait pas. On les ravale tant bien que mal, on termine de raconter, on s'en sort avec une pirouette, et on réalise que ce livre, cette histoire dans le livre, étaient bien plus importants qu'on le pensait. On comprend que, quand on reprendra le fil du récit, il s'agira de se confronter à notre propre trame, à tous ces souvenirs de notre propre vie que la lecture a fait remonter. Que l'histoire du roman et notre histoire se sont rencontrées, se sont entremêlées et que le livre a ouvert une brèche avec laquelle il faudra composer. 
Les livres qui ne font remonter aucun souvenir, aucune larme, aucune émotion sont des livres qui peuvent être plaisants, mais qui ne comptent pas, qu'on oubliera (à tel point qu'il nous arrivera de les racheter tellement on les aura oubliés).

 

mardi 10 novembre 2020

Vivre : tout à fait son genre

 
César franchit le Rubicon / Wilhelm Trübner / Belvedère Museum / Vienne
 
Dire qu'il a suffi d'un instant - quoi? quinze ou vingt secondes, le temps que j'aille chercher une bricole en bas, le temps que j'entende un léger, tout léger et néanmoins alarmant, son de vaisselle entrechoquée - à peine étais-je remontée, je l'avais retrouvé sur son tapis, en position du sphinx, l'air étrangement placide. L'assiette était à sa place sur le plan de travail, peut-être à peine déplacée, et certainement à moitié vidée. Nul doute : il avait apprécié en fin connaisseur les madeleines pur beurre, parfumées à la fleur d'oranger avec un soupçon de vanille, aériennes et dorées à souhait, saupoudrées de sucre glace, des nuages encore tièdes, des délices de suavité ... 
A le voir couché, en toute innocence, les yeux fixant vaguement un point au fond de la pièce, je me suis demandé si je lui avais choisi le bon prénom : n'aurais-je pas dû l'appeler P...roust ?

lundi 9 novembre 2020

dimanche 8 novembre 2020

Vivre : l'importance des gens

 
Réaliser l'importance des gens, leur occupation de l'espace, leur impact sur l'atmosphère et l'air que l'on respire, réaliser combien chacun compte dans le monde qui l'entoure. Réaliser l'ensemble de ces particules particulières, et prendre en compte combien l'on est soi-même important : notre influence et la valeur de cette petite pierre que l'on apporte chaque jour avec soi, minuscule et indispensable lumière. Réaliser, dans la réciprocité : prendre sa place, de la manière la plus profitable qui soit, permettre aussi que d'autres prennent la place qui leur revient de droit.
 
 

samedi 7 novembre 2020

Vivre : tout au fond du nid

 

Oak Room / Andy Goldsworthy / Chateau Lacoste / Le Puy-ste-Réparade
 
Le noir n'existe pas, dit l'ombre.
Pour sûr, rétorque la lumière.
Ainsi bannie, anéantie, traquée,
 l'obscurité n'a qu'une hâte: s'éclipser.


vendredi 6 novembre 2020

Regarder : garder intact le désir de témoigner

 
L'homme qui court / Paris 1953 / Sabine Weiss / Collection Musée de l'Elysée
 
Le prix WOMEN IN MOTION 2020 vient d'être décerné à Sabine Weiss pour l'ensemble de son œuvre. Comme le soulignent Les Rencontres d'Arles et Kering, les deux partenaires qui ont créé le prix il y a deux ans, "à 96 ans, elle est probablement la photographe ayant travaillé sur la plus longue période, avec près de quatre-vingts années consacrés à son art." Précisons que cette artiste continue de créer et d'exposer.

L'annonce m'a paru particulièrement réjouissante, pour de multiples raisons : Sabine Weiss a fait son apprentissage chez Boissonnas, un atelier genevois réputé; elle a confié l'ensemble de ses archives au Musée de Élysée à Lausanne; elle appartient au courant de la photographie dite "humaniste" et regarder ses tirages, dont la majeure partie sont en N&B, est source d'intenses émotions; mais aussi et surtout elle a su conserver intacte son énergie, d'expérience en expérience. Il y a quelque chose d'infiniment stimulant à constater qu'on peut vivre sa passion, encore et encore, indépendamment des années.
 
Ce prix, c'est la bonne nouvelle de la journée. A donner envie de courir dans la nuit, de danser sous la pluie ! Mais... laissons celle qui se conçoit comme une "artisane" parler de son métier :
 
Je n’aime pas les choses très éclatantes, mais plutôt la sobriété... il ne s’agit pas d’aimer bien, il faut être ému. L’amour des gens, c’est beau. C’est grave, il y a une profondeur terrible. Il faut délasser l’anecdote, dégager le calice, le recueillement. Je photographie pour conserver l’éphémère, fixer le hasard, garder en image ce qui va disparaître : gestes, attitudes, objets qui sont des témoignages de notre passage. L’appareil les ramasse, les fige au moment même où ils disparaissent.
 
Mes photos ont une certaine qualité qui n’est que le reflet de moi-même dans mes rapports avec les gens. Une certaine tendresse pour les êtres, pour leur solitude ou leurs émotions retenues. Elles expriment un certain amour que j’ai pour la vie. 
 
Je témoignais, je pensais qu’une photo forte devait nous raconter une particularité de la condition humaine. J’ai toujours senti le besoin de dénoncer avec mes photos, les injustices que l’on rencontre…
 
Il faut témoigner, dire, montrer que l’on ne vit pas de richesses matérielles, je ne suis pas une artiste, pas moi, d’autres oui, mais pas moi, ceux qui créent, oui, mais pas moi...
 
 
Citations tirées du livre "Sabine Weiss. Soixante ans de photographie", Jean Vautrin et Sabine Weiss, 2003, éditions de La Martinière. 
 
On peut entendre la photographe interviewée sur France Inter / A. Trappenard / Boomerang / 12.11.2020 : ICI
 
 
 

jeudi 5 novembre 2020

Vivre : un pied devant l'autre

 


 
Monter ici quand la lune prend congé :
défaire l'écheveau malmené des pensées
mettre à plat et calmement rembobiner.

 


mercredi 4 novembre 2020

Vivre : des journées comme ça

 

Jodhpur / India / 2007 / Steve Mc Curry / Castello Visconteo / 2018 /Pavie
 
R. s'est fait opérer sous anesthésie locale hier. La jeune chirurgienne - 90 minutes à combler, quand même - a eu le temps de lui raconter sa Covid en mars dernier : au fitness, ils étaient cinq à être infectés. Dans la foulée, elle a contaminé cinq collègues à l'hôpital. Elle parlait, elle parlait. Elle racontait tandis que ça dégoulinait. "Ne vous en faites pas, ces éclaboussures, c'est pas votre sang. C'est le liquide que j'injecte." "Une semaine plus tard, pas sûr qu'on aurait pu la garder au programme, cette intervention." Elle a ajouté : "Les infirmières, elles tombent comme des mouches en ce moment". 
 
Sur le marché, de plus en plus de masques.  Les yeux des gens : remplis de peur, d'effroi, parfois, et ce quelque chose qui a pris place, insidieusement, oui, peu à peu, à notre insu : une sourde méfiance. Des sourires, on pourrait en chercher longtemps. Seul le mendiant, avec ses deux chiens et son chapeau renversé, qui égraine sa chanson, Bob Dylan ou quelque chose d'approchant, un visage ouvert, presque réjoui, un regard direct en guise de remerciement.

Sur la place de la gare, des soldats. Autour du kiosque à musique, les camions, les jeeps. En ville, fusils en bandoulière, des soldats deux par deux, un peu partout. Un tel spectacle, en plein mois d'août, sous un soleil resplendissant, aurait déjà de quoi paraître alarmant. Là, en novembre, avec la pluie qui menace, et les mesures qui s'annoncent... On s'approche, on se renseigne. "Oh, c'est rien. On vient de commencer notre service. C'est juste un exercice, comme ça." L'armée, bien sûr, on ne s'attend pas à ce qu'elle fasse preuve de psychologie, mais d'un peu de discernement, peut-être que si.
 
Dans un grand pays où la démocratie chancelle, des gens sont en train de voter. Dans la capitale d'un pays voisin durant la nuit, plusieurs morts et une quinzaine de blessés. 
 
Courage, courage, fuyons. Il paraît qu'il y a des lieux où les oiseaux pépient, où les tracteurs soulèvent d'énormes mottes acajou, où les feuilles se lancent dans d'imperturbables valses parmi les troncs. Où les chamois sont certains que reviendra le printemps.
 

mardi 3 novembre 2020

Vivre : le regard neuf

 

Portrait d'un jeune saint / Giovanni Bellini et collaborateurs / Musée Correr / Venise
 
Curieux : c'est toujours 
quand on abandonne toute idée de trouver, qu'on cesse de s'accrocher, 
qu'on se pose au fond d'un fauteuil rouge passé, le regard dans le vide, 
ou sur une grappe de feuilles qu'une araignée a emprisonnées, curieux, 
c'est toujours à ce moment précis que remontent comme par magie 
les évidences qu'on attendait.
 

lundi 2 novembre 2020

Vivre : être soi

 
 Maria Lai / Legarsi alla montagna / 1981 / travail collectif présenté lors de la Biennale de Venise 2017
 
Sur le chemin d'être soi, longue très longue route, il arrive de se sentir bien seul parfois. Il arrive qu'on se décourage : tant de gens, tant d'images et rien rien qui apporte quelque chose pour se relier à soi. On croit avoir perdu le fil. On le cherche. On ne trouve pas. 
Il arrive aussi que miraculeusement on trouve quelques trésors, cachés bien sûr, comme tous les véritables trésors, et une fois qu'on les a dénichés, pris délicatement contre soi, considérés avec la plus extrême attention, alors on les repose et on se sent réconforté. On continue. On continue de marcher sur le chemin d'être soi.





dimanche 1 novembre 2020

Vivre : les matins pâles

 
 

Certains matins sont pareils à de grands malades, que l'agonie rend tout proches de l'évanescence. 
 

On s'attendrait à leur disparition totale. On scrute dans la blancheur. On s'y perd, on s'en trouve quasiment anéanti.
 

Mais voici que soudain ils se reprennent, s'agitent et appellent, s'animent, retrouvant peu à peu goût à la vie
réclamant qu'on leur porte au pas de course de quoi se sustenter au fond de leur lit. 


Et promptement, alors qu'on les avait cru condamnés, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, on les retrouve sur pied.