samedi 30 avril 2022

Vivre : still life / 113

 

La femme avait écrit : "si personne ne vient la chercher d'ici lundi, elle finira au petit bois". Mince alors ! Un meuble comme ça, offert avec sa frise en écriture gothique et sa date magique "1842". Cette année-là, Élisabeth s'était mariée et avait emporté ses affaires et ses rêves dans la maison où elle allait fonder famille. Quelle avait bien pu être la vie de cette inconnue... et quel fut le cheminement de cette armoire au fil du temps... quels biens lui a-t-on confiés ? quels mots devant elle prononcés ? Il est permis d'imaginer... des vêtements, des draps, du linge soigneusement reprisé entre lesquels parfois se glissaient une lettre, un billet, des espoirs, des secrets...
Pas question de laisser pareille merveille partir en fumée! Mon voisin C. a bien voulu aller la chercher au fond de la grange où elle se languissait. Puis, en bon menuisier, il l'a soigneusement restaurée, cirée et finalement dressée bien en vue dans notre entrée. Un objet unique, avec toute son histoire, avec de beaux tablars, cent-quatre-vingt ans au compteur, des années de bons et loyaux services et devant elle un avenir plein de promesses. La voici prête à poursuivre sa vie dans un univers contemporain. Tout est bien.
 

vendredi 29 avril 2022

Vivre : faire place

 
Étude pour Sif dans le Banquet d'Aegir / Constantin Hansen / Glyptotek / Copenhague

Il y a dans l'écoute quelque chose de miraculeux, d'émerveillant. Il y a dans la véritable écoute une présence (pas la présence polie, pas la présence de commande, pas la présence distraite, je suis là tout en étant ailleurs au même moment), non : une présence qui porte à l'empathie (la capacité à faire abstraction de soi pour se centrer sur la parole de l'autre), une présence dépourvue de préjugé (qui ne pose pas par avance de jugement sur le discours avant qu'il ait eu le temps de se dérouler, qui lui laisse tout le temps de se déployer), et c'est alors, dans cet espace généré, protégé, dans les pauses et les silences, dans l'absence d'angoisse (cette incorrigible angoisse qui fabrique des chaînes de mots destinés à combler, à frénétiquement saturer), c'est dans cet espace qui lui est totalement réservé, que l'Autre peut se dire, se découvrir et se trouver (qu'il est possible aussi de le rencontrer).

(Voilà les réflexions que je me faisais en écoutant le dialogue entre la femme qui écoutait et son interlocuteur qui parlait. Ce jour-là, j'écoutais, je les écoutais vraiment. Toute ouïe, j'étais, absorbant toutes les paroles qui dévalaient. Oui, ce jour-là j'écoutais combien il est bon de savoir écouter).

(Je me disais aussi que l'écoute et le regard ont des liens de fraternité : l'écoute est une manière de regarder, de regarder attentivement. S'adonner à la lecture, ou à la contemplation d'un tableau, c'est exactement la même chose qu'écouter. C'est permettre aux mots tracés, aux images dessinées de se dérouler et de prendre place dans le monde.)

(Je comprenais enfin pourquoi l'irritation, voire la colère, me saisissaient souvent devant la désinvolture et la distraction : j'avais le sentiment alors que par l'absence d'attention on empêchait les mots, et par conséquent les personnes qui les prononçaient, d'occuper leur place dans le monde).

jeudi 28 avril 2022

Vivre : parties remises

 
Madone avec enfant (détail) / Barnaba da Modena / San Matteo / Pisa
 
Il y a des conversations qu'il faudrait avoir, des clarifications qui devraient survenir, des éclaircissements qu'on aurait besoin de recevoir, des décantations absolument nécessaires. Seulement voilà : le temps passe et les occasions n'arrivent pas. Les pauses, loin d'élucider, embrouillent, paraissent conduire à la brouille. Les anges passent, trop souvent. Et à force de les voir passer, le silence risque de tomber, définitivement. On ne sait trop quoi dire, on se sent impuissant. On cherche les mots adéquats, on cherche désespérément, on ne trouve pas. On se demande si l'on n'a plus rien, ou si l'on aurait trop à se dire. Et on laisse encore passer son tour...

mercredi 27 avril 2022

Vivre : y voir gouttes

 

Vingt-quatre heures sans discontinuer.
Que faire sinon s'asseoir et observer ?

mardi 26 avril 2022

Vivre : passager du souvenir

 
Madone et enfant (détail) / Cima da Conegliano / Petit-Palais / Avignon
 
D'où vient ce souvenir de toi qui effleure ma mémoire ?
D'où vient ce besoin de te revoir - même en pensée -
et cette infinie tristesse et cette certitude de pouvoir
un jour, sous quelque forme, te retrouver quelque part ?

lundi 25 avril 2022

Vivre : still life / 112


 
Branle-bas de combat samedi dans la vieille ville de Berne : le vide-greniers annuel se déroulait sous un bon kilomètre d'arcades, à la descente et à la montée. Pas question de rater cet événement annulé pendant deux années de suite, où se pressaient touristes et habitués. Parmi les exposants il y avait de tout, mais vraiment de tout : des enfants, qui vendaient leurs vieux jouets sur les escaliers, Barbies  et billes usagées, Batmans et jeux de société, des commerçants qui tentaient de liquider leurs invendus des trois dernières années, des professionnels de la brocante qui visaient de jolis bénéfices et bon nombre de particuliers. Parmi ceux-ci, des dames très comme il faut qui bazardaient leurs vêtements griffés, des héritiers de vieilles tantes qui disposaient d'un excédent de services à thé, des bénévoles représentant des ventes de charité, des mamans et des grands-mamans, venues avec de quoi bruncher et on ne savait pas si certaines tasses étaient à vendre ou servaient à se désaltérer.
N'étant pas une experte et n'ayant en principe besoin de rien, j'y suis surtout allée pour le spectacle. Ça  rigolait, ça furetait, ça fusait, ça s'exclamait de toutes parts. Il y avait des pros, venues avec leur sac à dos pour renouveler à bon prix leur garde-robe. Il y avait les durs en affaire qui n'hésitaient pas à marchander pour quelques deniers. Il y avait les hésitants, ceux qui passaient, repassaient sans parvenir à se décider. A un certain moment, j'ai senti qu'il y avait trop de gens. Un instinct acquis en deux ans me fait réagir au quart de tour face aux rassemblements. Du coup, suis descendue observer la scène depuis le milieu de la chaussée et, même de dos, cet afflux avait de quoi amuser.
J'ai quasiment fondu pour une commode ancienne, élégamment marquetée et pratiquement donnée. J'ai presque craqué pour quatre anges très élégants, dont les bras en bois étaient articulés. J'ai failli acheter une housse d'oreiller aux initiales HD superbement brodées. Et puis... sur une table, entourées d'élégantes orfèvreries, j'ai aperçu ce duo et je me suis enquise du prix. L'homme en demandait timidement dix francs et il a ajouté deux fois : "Ce  sont des Alessi! "
Inutile de m'inonder d'arguments, j'étais déjà conquise par le design, par les hanses bleu canard agrémentées de petites boules rouge grenat. Je n'en avais nul usage, mais je sentais déjà j'en avais grand besoin. Et j'ai embarqué la paire sans discuter. Pour le prix de deux cafés en terrasse, sucrier et pot à lait agrémenteront mes petits-déjeuners.
Un vide-greniers a toujours quelque chose de réjouissant : quand les choses s'échangent à la satisfaction des participants, quand les objets trouvent preneurs au lieu de rester prendre la poussière, c'est toujours signe d'énergie en mouvement. Souvent, en ville de Berne, on aperçoit des cartons de déménagement, avec la mention "gratuit" tracée en travers. J'y ai vu des machines Nespresso en parfait état de marche et avec un sac rempli de capsules en cadeau. Des casseroles. Des cadres. Des boutons. Donner, ou vendre, ou troquer : l'essentiel est de faire circuler et de faire des heureux en rendant aux choses leur utilité.


dimanche 24 avril 2022

Vivre : des moments comme ça

 
Panneau de polyptyque avec saint (détail) / Agnolo Gaddi / Museo di San Matteo / Pisa
 

Un des meilleurs moments : quand l'angoisse dure et intransigeante, qui tenaille depuis trop longtemps, se met à fondre et se rend.
Un des plus doux : quand le sommeil se promène sur les draps fragrants et que son souffle est là qui vous emporte, à peine a-t-on éteint.
Un des plus grisants : quand les yeux du chien vous guettent, devinent votre silhouette et que ses griffes s'apprêtent à vous labourer de ravissement.

 

samedi 23 avril 2022

Vivre : aider les anges à se relever

 
Lac Léman
 
Certains jours, comme aujourd'hui, la vie semble vous cajoler : les éléments vous ménagent et vous entraînent dans une sorte d'irréalité. Oui, certains jours, la vie paraît déployer des trésors d'ingéniosité pour vous montrer qu'il existe un monde doux, suave, généreux, et que non seulement il existe, mais vous en faites partie, il vous contemple et vous le contemplez. Tout persuade votre âme de s'élever. Elle aspire soudain à l'harmonie, à l'équilibre, qui semblent à sa portée. On pourrait croire à une hallucination, devant tant d'évanescente beauté. Mais pourquoi est-ce que l'hallucination ne serait pas ailleurs, là où le monde déraille dans le noir et l'effroi ? Pourquoi la Beauté devrait-elle relever du rêve et la Terreur de la plus évidente réalité ? Certains jours comme aujourd'hui tout porte à nager dans la paix et on a la folie de croire que cette folie a toute sa légitimité.

vendredi 22 avril 2022

Ecouter / Lire : relire et retravailler

 
Fatalement, quand ils ont une actualité, les artistes et intellectuels finissent par être tous invités dans les mêmes émissions : France Inter, France culture, la Grande Librairie, 28 minutes sur Arte. A les voir, à les entendre, souvent à quelques heures, ou quelques jours de distance, on est frappé par les différences entre leurs propos et leur manière d'accompagner leur travail. On en arrive à se demander : Sont-ce bien les mêmes personnes qui se présentent ? Parlent-elles du même livre ? Sont-elles portées par les mêmes idées ? 
On peut imaginer que l'espace-temps consacré à l'invité est en bonne partie responsable de ces décalages. Exprime-t-on les mêmes choses quand quelqu'un vous fait face et vous regarde - vraiment - ou que l'on sent son attention rivée sur un prompteur ou prise par le temps ? Le professionnalisme du journaliste et sa connaissance du sujet peuvent aussi jouer un rôle dans son aptitude à interviewer. Il n'existe pas de question neutre, bien sûr, et certains plus que d'autres ont besoin que tout soit bien cadré. L'ouverture à la parole de l'autre devient un luxe rarement offert dans un monde qui demande à ce que tout s'affiche comme binaire. Et il y a encore un je ne sais quoi, du stress, de l'empathie, de la timidité, quelque chose qui circule - ou pas - entre deux individus, des choses qui passent, des choses qui ne passent pas.

Hier, c'est l'écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa, entendue la veille à 28 minutes, qui paraissait être une autre personne lors de son échange avec Augustin Trappenard. Si différente, si détendue, si disposée à converser, à se confier. Un véritable plaisir de l'entendre se dévoiler. A un certain moment, j'ai tendu l'oreille, car elle disait à propos de la lecture :

A l'époque de ma jeunesse, il n'y avait qu'un seul plaisir, une seule source de joie. C'était le plaisir de la lecture. Je suis une mauvaise lectrice. Et je vais vous expliquer pourquoi : très récemment, j'ai pensé que  je lis vraiment rarement les nouveautés qui sortent, je n'aime que relire ce que j'aime déjà. J'aime revenir à Tolstoï, sans cesse, à un Pouchkine, à sa prose en particulier, et à chaque fois je comprends : il y a une lecture qui ne fait que s'enrichir au fur et à mesure des répétitions. Il y a tellement de strates, dans cette littérature-là. Ou peut-être que nous-mêmes nous grandissons, nous évoluons, et donc nous comprenons mieux certaines choses.
 
Ensuite, à propos de la complexité du travail de l'écrivain : Parfois on sent qu'une phrase n'est pas debout sur ses deux jambes, qu'elle est en train de s'écrouler, de s'effondrer. Et tu regardes cette phrase et tu te dis : "Comment est-ce que je vais la mettre sur pied, comment est-ce que je vais la faire exister dans la réalité ?" Il est très difficile pour moi de l'expliquer, mais mon mari, par exemple, il est artiste. Il est peintre et je vois comment il travaille. Je le vois peindre. Je le vois parfois s'éloigner, et revenir s'approcher pour faire juste une petite touche de pinceau. Je pense que c'est ce type de travail-là.

 

jeudi 21 avril 2022

Regarder : présences

 
Galerie des sculptures en bois / Museo di San Matteo / Pisa
 
Dans la salle, elles se tenaient droites, vivantes, exubérantes.
Chacune, aurait-on dit, tenait à exprimer ce qui depuis des siècles,
et sans interruption, la motivait dans ses plus nobles aspirations.
Le temps s'annulait : années ou secondes perdaient toute importance.
Ne subsistait que leur vérité répondant à la nôtre dans la densité du silence.
 

Vierge de l'Annonciation ou sainte / Tommaso Pisano / XIVe siècle / Prov. couvent de San Matteo
 
 

Ange de l'Annonciation / Andrea Pisano / XIVe siècle /


mercredi 20 avril 2022

Vivre : décence / indécence

 
Conversation sacrée (détail ange) / Domenico Ghirlandaio et son atelier / Museo di San Matteo / Pisa

Elle a dit : "L'indécence d'être heureux" et ça m'a fait tiquer. Quelle indécence à l'être ? en quoi cela pouvait-il la choquer ? Elle a précisé : "Pas l'être, mais le montrer". Comme si le bonheur était une maladie honteuse qu'il s'agissait de cacher. "Le montrer, quand tant de gens sont malheureux..."
La question n'était-elle pas plutôt d'exhiber ? Afficher son bonheur, tout comme étaler ses problèmes, ne relevaient-ils pas d'un même mouvement : celui de vouloir faire pression sur l'autre, d'avoir prise sur lui, par la recherche d'envie ou d'apitoiement ?
La différence est de taille entre exhiber et être. Être ce que l'on est, être dans toute son authenticité, ne peut relever d'aucune indécence. Et si indélicatesse il y a, c'est sans doute et seulement dans le regard porté sur ce qui se présente devant soi.

mardi 19 avril 2022

Voir : 偶然と想像

 
 
 
Il y a ces soirs où nous rentrons à la maison et le trajet que nous faisons, jamais tout à fait le même, toujours intense, rarement indifférent, nous absorbe infiniment. Il est souvent vingt heures passées, les lumières scintillent autour de nous comme des grappes de lampions, les maisons, les réverbères, et les phares à l'unisson. Parfois, la lune les accompagne qui s'imprime dans l'heure bleue. Le lac, strié de beige ou de mauve, se tient sur notre gauche tout le long de la route et moutonne un peu. 
Il arrive qu'absorbés, envoûtés, nous n'ayons aucun mot à prononcer pendant de longues minutes. Parfois, pensifs, nous évoquons les destins auxquels nous venons d'assister. D'autres fois, critiques, nous n'hésitons pas à disséquer les scènes qui nous ont marqués. Enchantés, nous sourions aux anges ou alors touchés plus que de raison nous tentons tant bien que mal de retenir le flot débordant de nos émotions. Le monde nous paraît alors irréel. Nous oscillons entre rêve et réalité. Nous sommes déséquilibrés, pris encore par les scènes et les personnages que nous venons de quitter, nous peinons à retrouver notre vie et à reprendre pied. 
 
Les dérèglements dus à la crise sanitaire ont provoqué la sortie à une distance d'à peine quelques mois des deux derniers films de Ryūsuke Hamaguchi. Drive my car, dont j'avais parlé ICI, est sorti l'automne dernier, tandis que Contes du hasard et autres fantaisies, bien que tourné un an plus tôt, n'est programmé qu'à présent dans nos salles. Je suis allée le voir un peu à reculons, car je craignais la déception. Pouvait-il être à la hauteur du multiprimé Drive my car , qui m'avait emballée comme rarement ?

Cette œuvre est constituée de trois narrations sans lien entre elles, si ce n'est que le hasard et ses effets renversants tiennent dans chacune des parties un rôle prépondérant.
Ces contes présentés avec grâce et raffinement ne sont pas sans rappeler le cinéma de Rohmer. On y voit cinq jeunes femmes qui échangent entre elles à propos de sentiments ou qui espèrent séduire en se cachant et en se dévoilant, parlant de choses intimes et de leurs secrets tourments. Oui, il y a une relation certaine avec le cinéma de Rohmer, et Hamaguchi l'admet volontiers, mais la manière de traiter les sujets est infiniment personnelle et renouvelée.
 
En quittant la salle, des questions essentielles nous assaillent : "au cours d'une existence, par quelles émotions a-t-il valu la peine d'être traversé ? combien de fois a-t-on vraiment aimé ? quel part décisive le hasard a-t-il jouée ? et quelle part la nécessité ?"
Le premier volet évoque le fait d'oser aimer, d'oser se lancer après qu'on a été trompé. A qui faire confiance et comment risquer quand on a été confronté à l'inconstance des sentiments ?
Le second conte est d'une cruauté infinie, puisqu'une jeune femme qui n'avait aucune confiance en elle s'écrase et emporte dans sa chute l'homme, le seul homme intègre qui lui avait un instant permis de croire en elle et de déployer ses ailes.
Le troisième récit a la délicatesse d'une dentelle, la beauté du cristal, la finesse exquise des recommencements. Un malentendu à propos de retrouvailles qui n'en sont pas permet à deux femmes de se dire et de se trouver. Naissance d'un amour ou d'une amitié, peu importe. Ce qui est certain c'est qu'après ce film, on ne s'engagera plus dans des escalators croisés de la même manière.

Tout cela est présenté avec une telle subtilité que chacun et chacune peut y trouver matière à décrypter, à interpréter, voire à inventer. S'approprier les histoires et leur dénouement, en tirer morales et leçons : peut-on demander plus au cinéma que la liberté stimulante de reconstruire un film à sa façon ?

 
 

lundi 18 avril 2022

Habiter : un endroit comme ça

 
 
Là-bas, on n'a jamais vraiment compris qui était qui et qui faisait quoi. Une femme, qui nous a dit s'appeler Amanda, Anglaise de naissance, Australienne d'adoption, arrivant de Barcelone où elle gagnait sa vie en posant aux Beaux-Arts, nous a lancé à notre arrivée : Bienvenue dans ma maison! Nous avons appris qu'elle avait contacté via Facebook "monsieur le comte" et que celui-ci lui avait octroyé une chambre pendant un certain nombre de mois, moyennant deux heures de jardinage par jour (le parc étant immense et très bien entretenu, elle devait être accompagnée d'une armada de jardiniers pour s'acquitter de sa mission).

Le bâtiment qui avait abrité durant des siècles les ateliers de la soie s'effondrait avec une élégante mélancolie. Au XXe siècle, dans l'entre-deux-guerres, l'émergence des fibres synthétiques et le déplacement de la production en Orient avait eu peu à peu raison de ce qui avait été une florissante industrie.
Au piano nobile de la villa, la salle de bal était magnifiquement décorée par des fresques un brin licencieuses et blasphématoires et le samedi soir une star émergente du rap italien était venue y tourner un clip parmi les dieux qui y tenaient festin. C'était un domaine dont la poussière et les courants d'air était apparemment très prisés.
 

J'aimais les chevaux qui se doraient sur la façade des dépendances au soleil couchant et je me suis prise d'amitié pour une chienne terriblement craintive qui s'appelait Ginger et arrivait de Milan. Tous les soirs une famille espagnole avec deux enfants venait s'asseoir près de notre table au restaurant (jamais la même famille, jamais le même type d'interactions, jamais la même éducation). La patronne était un spécimen rare qui savait étonnamment allier bougonnerie et convivialité (la cuisine servie était à tomber).

Il y avait un je ne sais quoi de fantasque et d'excessif dans cet endroit. Tout paraissait devoir y être surjoué. L'amabilité des serveurs, l'obséquiosité du gérant, la disponibilité invraisemblable des gens. Au point que je me suis surprise, alors que je nourris pour ce genre d'exercice un intérêt très relatif, à écrire un commentaire dithyrambique dans le livre d'or devant  la réception (il faut dire qu'on venait de me proposer pour un prix attractif une vaste demeure sicilienne ouverte sur la mer et les îles éoliennes avec quatre chambres à disposition).

Quand on empruntait la nationale pour remonter vers le Nord, la route sinueuse se faisait attendrissante et nous invitait à considérer au loin la ville, sa coupole ronde, sa tour oblique, ses longues murailles. On eut dit que les lieux voulaient nous retenir : restez, mais restez donc encore un peu, vous ne pouvez pas déjà repartir! il y a tant de choses encore à découvrir! Hélas, oui, hélas, nous n'avons pas pu répondre favorablement à cette jolie route et à ses superbes incitations. Nous avons fini par rentrer et depuis, toutes les nuits, nous le regrettons et, pour moins le regretter, nous en rêvons.
 

 


dimanche 17 avril 2022

Regarder : Keith is back

 
Tuttomondo / Couvent de Sant'Antonio / Pise

Je suis assis sur un balcon et je regarde le sommet de la tour penchée.
C'est vraiment  très beau ici. S'il existe un paradis, j'aimerais qu'il soit ainsi.
 
Je n'ai jamais été une inconditionnelle de Keith Haring, mais l'occasion était tentante d'aller découvrir ses œuvres exposées au Palazzo blu, sur les rives de l'Arno. Contre toute attente, la visite fut impressionnante. Nous en sommes sortis secoués, les yeux éblouis (un peu humides aussi). On devrait toujours s'efforcer de mieux connaître ce qu'on croit connaître et surtout ce à quoi on se croit indifférent. L'artiste à la dégaine de gamin déluré, rappelant vaguement Woody Allen à ses débuts, portait en lui une énorme charge vitale, un instinct de battant, une aspiration à la justice sociale qu'il a développés jusqu'au bout (il a réalisé ses dernières lithographies, The Blueprint Drawings, un mois avant d'être emporté par le SIDA en février 1990).
 
 
L'exposition constitue en quelque sorte un retour de l'artiste à Pise, trente-deux ans après qu'il était venu y réaliser une peinture murale, au couvent Sant'Antonio. En effet, en 1987 à New York, il avait rencontré fortuitement  un jeune Italien, Piergiorgio Castellani, qui lui avait proposé un peu par jeu de venir dans son pays exécuter un projet de grande envergure. Keith Haring, qui avait déjà réalisé plusieurs fresques murales, avait finalement relevé le défi en juin 1989, quelques mois avant de mourir. 
Le projet, intitulé Keith Haring Italian Project, est le résultat d'une collaboration chorale : Castellani est à l'origine de l'invitation à Pise; l’Église mit à disposition la paroi nord d'un de ses couvents, situé au centre ville; la Commune et la Province coordonnèrent le projet; enfin, plusieurs étudiants universitaires vinrent prêter main forte pour l'application de la peinture.
 

 

Aujourd'hui, cette réalisation fait partie intégrante de la cité toscane. Ludique et harmonieuse, elle contribue à la rendre encore plus vivante et joyeuse. Le souhait du peintre s'est réalisé : "J’espère qu’un jour les gars qui passent leur temps dans la rue s’habitueront à être entourés d’art et qu’ils pourront se sentir à l’aise s’ils vont dans un musée. "
 

 

samedi 16 avril 2022

Vivre : renaissance

 
 
Pâques : déchiffrer une dernière fois les calligraphies raffinées 
ultimes messages des branchages se parant pour l'été

vendredi 15 avril 2022

Regarder : donner pour donner

 
Retable médiéval / Museo di San Mateo / Pisa
 
durant ces derniers jours, il m'a semblé être constamment confrontée à la légende de Saint-Martin

Saint-Martin et le pauvre / Ugolino di Tedice ? / Museo di San Mateo / Pisa
 
accepter de se dépouiller, trancher dans son manteau (de mantellus, le voile), accepter de partager

Contre-façade / cathédrale de Lucques

 
par les temps qui courent, l'image assume des aspects quasi révolutionnaires : partager !
 
Façade / cathédrale de Lucques (photographie tirée du site de la ville)
 
un vêtement, une table, un logement, un moment, donner en retour comme seul droit à revendiquer



samedi 9 avril 2022

Voyager : pencher pour le Sud

 
Éléonore de Tolède et son fils Giovanni / le Bronzino / les Offices / Florence
 
Une invitation à l'évasion, ça ne se refuse pas. La Toscane au printemps, comme Pise aller, il y a pire que ça. Glisser quelques affaires - le minimum - dans un sac et partir vérifier si la tour continue de pencher - du bon côté -, si la place des Miracles peut nous redonner espoir en l'humanité et si Éléonore est toujours aussi belle dans ce deuxième portrait maternel que le Bronzino a réalisé.

Éléonore de Tolède et son fils Francesco / le Bronzino / Palazzo reale / Pisa

Le premier tableau a été peint par Agnolo di Cosimo di Mariano, dit le Bronzino, en 1545. Le second, quelques années plus tard, vraisemblablement en 1549. Cette dernière image provient de Wikipedia (normal, la mienne ne sera prise que demain...)  Quant au troisième portrait de la belle aristocrate avec l'un de ses fils, il se trouve un peu plus loin, en Ohio (ICI)

vendredi 8 avril 2022

Vivre : Still life / 111

 

Parmi les objets indispensables du quotidien, elles occupent la pôle position. Lors de leur achat, je pensais ne les utiliser qu'en hiver, les destinant à affronter la neige et la pluie. Mais elles se révèlent utiles quasiment tous les jours de l'année, pour avancer dans les marais, la boue et les bouses, les flaques et la rosée, pour éviter certaines griffures et quelques désagréables morsures. 
Elles assument aussi un rôle plus délicat, comme ce matin au point du jour, quand j'ai découvert au milieu de la chaussée le jeune blaireau qui hier encore jouait sur le plateau. Il était adorable dans la lumière du levant, ce petit animal, dodu et farceur, qui se moquait des aboiements du chien (lequel, courageux, mais pas vraiment téméraire, se tenait à bonne distance). Il folâtrait, joyeux et insouciant au milieu d'un champ. Un peu plus tard, nous l'avons découvert qui enfonçait son museau dans les feuilles mortes de la forêt, et, comme un bambin, ne pouvant voir, il se croyait à l'abri des regards. On distinguait sur le sol roux la longue bande de poils immaculés de son museau arqué. J'ai pensé : "On est dans le bois de Quat'sous" et cette rencontre avait embelli ma journée.
Aujourd'hui, dans le jour qui bruinait, il gisait raide et froid. Il n'avait pas dû mourir sur le coup et s'était recroquevillé, formant un arc noir et blanc sur la route mouillée. Que faire quand il n'y a plus rien à faire ? Lui éviter de se faire réduire en bouillie. Avec les bottes, le pousser doucement vers le bas-côté, lui créer une sorte de nid, placer sur son corps immobile une tige de primevère, improviser une petite cérémonie.
La nature, maitresse d'impermanence, nous apprend à jouir de l'instant, à découvrir et à perdre constamment. Nullement de sept lieues, ces bottes de peu, souvent crottées, régulièrement embourbées, emmènent à la découverte. Elles sont des alliées face à tout ce que l'existence a prévu de nous faire expérimenter.

jeudi 7 avril 2022

Regarder : colors

 

 

Parfois, ici, on aime se faire un petit Warhol.
On trouve des copies, on cherche l'original.




mercredi 6 avril 2022

Vivre : affinités

 
Le couronnement de la Vierge (détail) / Puccio di Simone / Musée du Petit-Palais / Avignon
 
 La véritable rencontre : se trouver des lieux communs qui ne le sont justement pas 
 

mardi 5 avril 2022

Voir : transferts et addictions

 
Femme au miroir / Pablo Picasso / Granet XX / Aix-en-Pce
 
Ça y est. On recommence. On est repartis pour quelques séances. On est prêts à s'embarquer tous les soirs, mais on se limite et on s'efforce de ne pas penser à l'horrible sentiment de manque qui s'emparera de nous quand ça se terminera. Parce que fatalement, dans une dizaine de jours, ô horreur, ça va s'arrêter. Maintenant, pas question de replonger. Pas plus de trois séances par soirée. C'est la dose maximale autorisée.
Quelque chose flottait dans l'air depuis une ou deux semaines : la relecture de certains bouquins visant à l'intériorité, l'écoute en podcast de certains spécialistes de la psyché, l'émergence de quelques souvenirs qu'on croyait avoir remisés. Oui : on sentait que l'addiction maintenue en hibernation depuis janvier 2021 était toute prête à se réveiller.
En suivant - avec autant d'attention que le psy concerné, au point que parfois, quand il avance une hypothèse on y avait déjà soi-même pensé - en écoutant, on se dit qu'on accomplit un double travail. On regarde une série TV - la meilleure, la plus proche sans doute - et en même temps on se retrouve impliqué. 
On a testé la version américaine et on a failli s'endormir sur le divan. On a visionné l'israélienne, mais ça n'était pas trop notre tasse de thé, trop frontale, trop éloignée sans doute de notre manière de communiquer. On a regardé l'italienne, laquelle s'était révélée pas mal, mais un peu trop sentimentale, avec un je ne sais quoi de surjoué, on ne parvenait pas à s'identifier. Non. Cette version-ci est vraiment notre préférée, avec ses protagonistes qu'on sent véridiques. Ordinaires dans toute leur originalité.
Alors, on se réjouit tous les soirs de retrouver le Docteur Dayan, et Robin et Lydia et Inès et Alain. Sans oublier Claire, sobre accoucheuse de lumière.

Mais il n'y a pas que cela. En prêtant une oreille attentive, on éprouve quelque chose qui relève de l'empathie. Ou plutôt... rectification : il s'agit d'un phénomène plus fort que l'empathie. Certains personnages - en fait : tous, chacun à leur tour, à un moment donné - viennent nous parler de nous. Ils parlent pour nous. Analysants ou analysés, leurs mots trouvent un écho au  cœur de notre être, leurs intuitions ou leurs blessures nous rappellent celles que nous avons connues. Dans ce lien de proximité, ils disent exactement ce qu'on dirait si on se trouvait à leur place, assis en face à face, avec une personne compétente, prête à tout entendre, capable de tout comprendre et désireuse de nous faire avancer. 
Et c'est là que commence la seconde partie de cette deuxième saison : celle où l'on se retrouve soi-même sur le divan. Un divan mental, où l'on se raconte à soi-même des choses qu'on vient de comprendre. Les réminiscences, les connexions, les associations reprennent. Le travail intérieur se fait. Le puzzle est remodelé avec quelques pièces qui nous manquaient. A l'écran, quelqu'un a trouvé les mots pour nous dire et nous a en quelque sorte tirés d'une longue perplexité. Sur fond de pandémie, les masques sont en train de tomber.

C'est 80 euros, est-ce que cela vous convient ? Quand la question retentit pour le troisième fois, on éteint, on va se coucher et on est quasiment sûre que l'on s'apprête à rêver. On va faire un rêve - ou plusieurs rêves - que nous abriterons, qui résonneront en nous jusqu'aux prochaines consultations.

lundi 4 avril 2022

Vivre : crépuscule

 

Éclats lointains, voix laborieuses, sonorités étrangères, 
zéphyrs portés par la brise du Nord, éclats encore.
Sur la route, une voiture s'envole, survol de pie qui passe, 
les ombres s'alanguissent, les tiges frémissent, les yeux caressent 
l'instant bleu, l'heure rose, la soirée qui dévale en pente douce.
Livre délaissé, aller tout doucement vers la table qu'on dresse.


dimanche 3 avril 2022

Vivre : pirouette

 

Les températures dégringolent.  Les chéneaux se figent. Les oiseaux implorent.
Verser des graines. Sortir les laines. Voir trembler la lumière. Accueillir ce rab d'hiver.

 

samedi 2 avril 2022

Vivre : ardoise, argent, argile, ...

 
 
L'ancienne église des Célestins était si paisible. On y était si bien. En dialogue avec les pierres. Ou avec soi-même. On avançait tout prudemment, un pas devant l'autre, veillant à ne pas déranger les œuvres contemporaines qui s'y trouvaient. Des œuvres qui m'avaient laissée parfaitement insensible - il y a des moments comme ça - si insensible que je n'ai nullement tenté de les immortaliser. Je les esquivais donc, du corps et du regard, préférant m'intéresser aux multiples nuances de gris qui se révélaient dans l'espace.
 

Le gris, ce jour-là, s'était révélé ma couleur de prédilection. Que de nuances, que d'harmonie! Que d'invites à la contemplation ! A l'entrée, un homme martelait un discours désespéré devant la gardienne des lieux, une belle personne toute en subtilité. Il répétait qu'il avait été injustement traité, que la vie l'avait malmené, plus de logement, plus de famille, plus d'enfants. Il était malheureux à en crever. La femme lumineuse relançait en douceur, avec des propos encourageants, il allait s'en sortir, il allait s'en sortir, c'était certain. Les aides promises. Le printemps. Finalement, elle s'était dirigée vers la petite loge à droite de la porte, avait plongé la main dans sa besace, en avait sorti une pièce, en répétant : "Le printemps". 

 
L'homme soudain silencieux avait tendu la main, avait empoché la pièce, puis s'en était allé, rasséréné, rejoindre le printemps, justement. Et les pierres avaient continué de se montrer merveilleusement bises et d'inviter les visiteurs au recueillement.
 
 

vendredi 1 avril 2022

Vivre : l'anticipation

 
Le Calvaire (détail) / Attr. Lorenzo d'Alessandro / Musée du Petit-Palais / Avignon

Inutile de te faire tout un cinéma
Problème(s) il y aura (oh oui)
Mais jamais ceux que tu crois.