jeudi 15 juin 2023

Voyager : une ville, des vies

 
I Miracoli di San Vincenzo Ferrer (dett.) / Ercole de' Roberti / Musei Vaticani / Città del Vaticano
 
Un vrai voyage est fait pour l'essentiel de rencontres, ces portes qui s'ouvrent et ramènent à ce que l'on est (peuvent illuminer des pans égarés de notre passé).
 
Un matin, Giovanni avait posé son cappuccino et son croissant sur la table d'à côté. Très vite, il a tourné vers nous son visage solaire, rempli de curiosité et de générosité. Sur le point d'achever ses études d'architecture, il s'apprêtait à faire différents stages tous azimuts pour apprendre encore et définir vers quoi s'orienter. A 24 ans, il avait déjà effectué deux séjours Erasmus, l'un à Barcelone et l'autre à Marseille. Il s'intéressait à l'urbanisme et à la manière de favoriser les échanges dans les grandes cités. Il savait des tas de choses sur la pollution des villes et l'importance des vents qui les balaient. Il habitait Rimini et faisait tous les jours les trajets. Il aimait autant parler qu'écouter. Nous lui avons souhaité en le quittant le bel avenir qu'il méritait.
 
Domenica s'était approchée tandis que nous admirions les fresques qui ornaient la Casa Romei. Elle parlait un excellent français et tenait à s'entretenir avec nous dans cette langue (Ferrare est une des rares villes où on ne s'adresse pas automatiquement à vous en anglais - réflexe horripilant - quand on vous identifie comme étranger.). Elle avait vécu à Paris durant de longues années. Elle savait exprimer avec douceur à la fois ses connaissances, ses idées et ses valeurs. C'est elle qui nous a fait connaître Leonora d'Este, la fille de Lucrèce Borgia qui avait été abbesse et compositrice dans la ville où nous nous trouvions (Des musiciennes anglaises venaient d'enregistrer des œuvres attribuées à cette religieuse dont les mélodies enchantaient le peuple au-dehors et courrouçaient sa hiérarchie). Domenica vivait à Bologne dans un bâtiment historique qui la protégeait de la chaleur et de toutes sortes d'incivilités. C'était une personne avec qui j'aurais pu converser pendant des heures du sens du travail, de la poésie, de la tristesse des pertes qu'on ne saurait éviter. En une soirée, nous n'aurions pas épuisés les sujets.
 

Anna avait une bouille sympathique et ronde, une une jovialité communicative. C'était quelqu'un d'incroyablement décontracté. Elle levait régulièrement l'avant-bras, à la manière d'un chat en plastique chinois : elle y avait fait tatouer une Tour Eiffel. Sa mère était française et son père italien. Elle avait vécu pendant longtemps en région parisienne et puis un jour elle en avait eu marre des embouteillages et des logements minables qui lui bâfraient la moitié de son salaire. Elle avait tout quitté pour venir s'installer à Ferrare, ville où elle était née. Avait opéré ce retour aux sources sans hésiter. Dans la ville aux murs ocre, pas de bouchons, pas de stress, un appart à 200 euros qu'elle partageait avec son chat et le plaisir d'aller au travail sans se faire bousculer. 
 
Germano gérait au fond d'un minuscule garage du centre ville un atelier de réparation de bicyclettes. C'est juste là, à point nommé, que la mienne a décidé de déboîter, exprimant ainsi son aversion pour toutes les locations subies au fils des années. Grâce à elle, j'ai éprouvé ce jour-là très tangiblement le sens de l'expression "perdre les pédales". D'un coup de poing, Germano l'expérimenté a raisonné ma monture récalcitrante avant  de retourner chanter au fond de son atelier.
 
Et puis il y avait ces deux filles noires, qui se sont mises à danser dans le petit réduit à l'arrière d'un bistrot, en attendant leur tour aux WC. C'était si évident, si spontané, qu'il s'en est fallu de peu que je les imite. Je ne me souviens plus vraiment de la musique, du disco, un tube des années '80 sans doute, mais je me souviendrai longtemps de leur façon décomplexée de se trémousser, parmi les caisses de coca et les balais. Il ne leur fallait pas grand chose pour exprimer leur sens de la fête, dire leur joie d'être. Pour envoyer valser toutes les attitudes guindées et codifiées.
 
Tous ces gens parlaient, échangeaient, s'exprimaient, par-delà les frontières de langues et de cultures. Ils créaient des ponts dans un monde où tant de choses incitent à élever des murs. Ils vivaient.
 

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