dimanche 25 février 2024

Vivre : l'avenir du futur

 
Jeune femme à la cruche (portrait de Suzanne Leenhoff) / détail / Edouard Manet / Ordrupgaard
 
 
Elle regarde par la fenêtre les noisetiers qui ne donnent plus comme avant. Les hivers ne connaissent quasiment plus la pluie. Les jours de froidure sont inexistants. Les nuisibles, il y en a dix fois plus qu'avant. Déjà, le printemps est là, qui la bouscule, et elle se sent dépassée par tous ces changements. Elle se sent vieille tout à coup, mais ce n'est pas une question d'années. Elle se sent dépassée, voilà tout. Elle voudrait se raccrocher à son enfance, à ces journées somme toute pas si lointaines, où le monde lui paraissait joyeux et souriant. Elle se souvient des cabanes, des jeux, des courses à travers champs. Elle se souvient des réponses que savaient lui donner les grands. C'était... il y a trente ans à peine. C'était il y a un siècle. C'était si loin. Et pourtant...
 
Hier sa fille est rentrée de l'école en brandissant avec fierté un cahier. Elle avait réussi, le devoir était bon, l'enseignante l'avait félicitée. Elle avait droit à une récompense et elle y tenait mordicus.  Le tout nouvel hypermarché aux abords de la ville venait d'ouvrir. Elle devait vraiment foncer. Toutes ses copines en parlaient, certaines y étaient déjà allées. Elles en étaient toutes tiktokées. La petite, du haut de ses douze ans, sait dérouler toute une panoplie d'arguments. OK. Va pour le mastodonte puisqu'on a des oranges et du pain à acheter.

Le parking : immense. Les chariots : des SUV encastrés par dizaines de rangées. Le magasin : des avenues lustrées invitant à se choisir des réfrigérateurs, des perceuses, des four à pizza et des chaises de jardin. Sans compter les caisses de boissons sucrées. Elles avaient déambulé longtemps dans un univers où tous les prix s'affichaient en rouge et au centime près avant de pouvoir enfin se diriger vers les courses listées. Les oranges : 24 sortes différentes. Le pain : une très très longue allée. N'ayant que l'embarras du choix, elle s'était très vite sentie embarrassée (une fois rentrée, elle allait se retrouver avec des sanguines qu'elle n'aimait pas et du pain fadasse qui ne rassasiait pas). 

Elles étaient ressorties après presque une heure. Une erreur de scannage leur avait pris un temps fou pour réinitialiser leur total. Plein de monde mais personne à qui demander. Elle avait mal au dos avec son chariot débile à plusieurs étages, dont l'un était spécialement consacré à placer un chien (tout est prévu : pas question de laisser ton toutou tout seul dans ton auto). Elle a repensé à ce jour, pendant les vacances, quand sa fille avait voulu aller skier. Elle l'avait emmenée à la montagne, la station la plus proche où un ruban de neige avait été bombardé. C'était étrange, cette montagne désolée sur laquelle un long tapis, une longue trainée de plus en plus sale se déroulait.

Quand elle demande à sa fille ce qu'elle voudrait faire plus tard, pas paysanne comme grand-papa, naturellement, pas ouvrière comme papa, évidemment, et sûrement pas cuisinière comme maman, la petite répond : influenceuse. Elles veulent toutes se lancer sur cette voie. Elles veulent toutes avoir de l'importance, recevoir autant d'argent que de signes de reconnaissance. Elles veulent toutes s'influencer les unes les autres, se maquiller, se montrer et gagner. Tiktok. Tiktok. Comme un impact. Toujours plus, toujours plus vite, toujours plus fort. Dans une folle impression de puissance.
 
Elle, elle regarde encore une fois les noisetiers qui pleurent sous le brouillard de février. Cette année, la récolte risque d'être encore moins bonne, avec cette eau qui se fait de plus en plus désirer. Elle repense à la neige d'antan, une neige qu'elle attendait, enfant, et qui, la surprenant, avait le goût inestimable des délices grisants.
 

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