mardi 9 mai 2023

Voir : écouter dans un monde très bavard

 

 
Je me souviens que la première fois que j'ai fait  un film en psychiatrie, en été 1995, je suis arrivé là-bas un peu à reculons. C'était comme si j'avais peur d'être contaminé, j'avais une vrai trouille. J'étais pas bien. Maintenant, en faisant ce deuxième film, j'ai dépassé cette peur-là.
Mais j'ai compris que si je souhaitais refaire un film en psychiatrie, c'est parce qu'il y a chez moi des zones qui sont touchées par ça, par ce monde-là. Il y a en moi quelque chose de touché, ça rencontre mes propres angoisses, sans doute et ça se traduit par des sentiments mélangés. 
Faire un film sur l'Adamant, je pense que ça m'a soigné, ça m'a un peu soigné d'être là. Mais je pense que ça peut soigner tout un chacun, parce que c'est un bel endroit. Un endroit sur lequel les gens essaient de s'écouter, de se parler. C'est pas si fréquent aujourd'hui de se parler, de s'écouter.
On est dans un monde très bavard, mais dans lequel on a l'impression que l'on s'écoute de moins en moins. Personne ne s'écoute. Tout le monde est dans son autopromotion - un monologue - dans son coin, dans une forme de repli, un repli identitaire. Sur l'Adamant, vous êtes confrontés à toutes sortes d'altérités. A la fois ça peut être dérangeant, parce qu'on a peur des autres. A la fois, ça peut être stimulant, parce qu'on découvre chez les autres des points communs, ou des points de divergence, mais avec qui on peut échanger. C'est un peu tout ça.

(Nicolas Philibert, au micro de Laure Adler, le 18 avril dernier)
 
Vingt ans après, sur les quais de la Seine, il est à nouveau question d'avoir et d'être (on se dit que dans le fond, à six, à trente-six ou à soixante ans, la vie sociale, la vie en groupe, nous pose toujours les mêmes dilemmes). Il est question d'avoirs et d'êtres qui se présentent, s'apprivoisent, se parlent, s'écoutent, se regardent et se voient. Au fil des saisons, tandis que muent les couleurs des arbres en veille sur le quai, on monte sur le bateau, on regarde, on observe. On ne sait pas trop qui soigne, qui tend l'oreille, qui vient proposer ou demander de l'aide. La ligne est flottante. 
 
En tant que spectateur, on se prend vite d'empathie, on se reconnaît, on s'attache, on se souvient. Comme il s'en est fallu de peu, parfois, pour qu'on se retrouve fragmenté, à terre, écrasé! Il ne s'en est tenu qu'à un fil quand on y pense. On se demande ce qu'on serait devenu sans un peu de chance, un regard, une main,  un mot, à quoi tiennent dans une vie les bifurcations que l'on est amené à emprunter. 
Sur l'Adamant, bien sûr, effleure toujours la souffrance traversée, mais on vit au présent une cohérence et une solidarité certaines et, dans ce coin de métropole, c'est à bord du rafiot qu'on touche la terre ferme. 
 
Devant le bateau et ses occupants, on  se demande ce que vivent en parallèle ceux qui ne sont pas dits malades, ceux qui sont ou se croient du bon côté des diagnostics. Leurs courses folles et leurs certitudes fragiles, leurs jeux et leurs bouffonneries, leurs silences et leurs désespoirs masqués, leurs efforts pour surnager, on finit forcément par se demander de quel côté navigue la santé.
 

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