vendredi 12 août 2022

Vivre : à contrepied

 

La Vieille / Giorgione / Gallerie Accademia / Venezia
 
En ville, tout le monde connaît la femme. Tout le monde la voit arriver de loin et, s'il le peut, s'en éloigne. Ceux qui ne la connaissent pas encore se voient insultés s'ils osent se trouver sur son chemin, ou lui proposer de l'aider quand elle a trop à porter. La femme parle fort pour vitupérer, critiquer, exiger. A entendre son ton cassant, les gens ont instinctivement envie de se casser. Autour d'elle, depuis longtemps, le vide s'est fait. Ne restent que son pharmacien, ou son assistant social, ou quelque malheureuse caissière pour devoir se la coltiner.
Bref, la femme est imbuvable et il n'est pas rare d'entendre des gens exaspérés la remettre à sa place avec vivacité. A l'observer, on dirait qu'elle fait tout pour se faire rejeter (et y parvient au-delà de toute espérance).
L'autre jour, elle est arrivée à la bibliothèque et a tout de suite exigé de parler à Monsieur G. (toutes les autres employées sont pour elle des décérébrées qui ne comprennent rien à ses demandes et qui, de guerre lasse, l'ont orientée vers le dernier collègue qu'elle n'avait pas encore usé). Monsieur G. s'est alors avancé et a dégainé son arme secrète, l'arme la plus efficace contre notre peste : il l'a accueillie avec un immense sourire. Oui, il la comprenait. Oui, la vie était dure et oui, il était prêt à tout faire pour la lui faciliter. A chaque exigence, il répondait "oui, bien sûr". Il était tellement aimable qu'on l'aurait cru en conversation avec la reine d'Angleterre, ou le pape François, ou un prix Nobel, ou une Miss Univers (Monsieur G. n'est nullement un flagorneur, il irradie naturellement la joie de rendre service, il travaille avec bonheur).
Ce jour-là, on n'a pas entendu la femme râler : totalement neutralisée par cette reconnaissance qu'elle avait tant sollicitée sans jamais avoir pu la trouver.

2 commentaires:

  1. Ce billet me fait penser à la petite alimentation près de chez nous, où ma dulcinée me parle de ce vieux monsieur acariâtre qu'elle croise régulièrement, qui vitupère sans cesse sur tous les produits du magasin qui ne sont jamais ce qu'il voudrait… et à la caissière qui, elle aussi, l'accueille avec un grand sourire qui semble toujours jaillir de sa nature profonde.
    J'avoue que je me réjouis quand même de ne pas avoir une compagne de vie de cet acabit modèle masculin !

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    1. Ah! les acariâtres sont des acariens humains difficiles à amadouer et susceptibles de provoquer de terribles allergies!
      Qu'est-ce qui rend les gens acariâtres au point de se condamner à la solitude la plus totale ? leur égo vieillit-il mal, continue-t-il d'exiger d'être à la première place alors que la vie implacable leur montre qu'ils sont de plus en plus écartés?
      Face à une personne souriante, la femme n'était plus en mesure de se rendre détestable. Traitée avec des égards, elle devait se résoudre à se montrer elle-même un peu aimable. Le conflit, pour exister, ne doit-il pas être voulu par les deux parties ? Admirable Monsieur G.!
      Cela dit, que ta soirée soit magnifique et richement iodée !

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