samedi 2 décembre 2023

Voir : la perfection sur la terre

 


C'est un film qui se déguste comme un bonbon, avec le plaisir de le laisser fondre, tout doucement, sous les pupilles, et dans la crainte que la dernière image n'arrive trop rapidement. On garde les yeux rivés sur l'écran et, tout en regardant, on prévoit qu'il va falloir obligatoirement revenir, parce qu'une seule séance, ce ne sera pas suffisant.

Ce film, donc : un véritable bijou. Deux heures qui passent sans qu'on les voie passer. Et pourtant on ne peut pas dire qu'il s'y passe de grands faits. La trame est mince. Ce pourrait presque être un documentaire : un homme quinquagénaire, vivant seul, employé à nettoyer les toilettes dans un des arrondissements sélects de Tokyo, un homme méticuleux suivi dans sa pratique, dans l'enchaînement presque immuable des jours, un taiseux qui sourit pour approuver, qui fixe pour interroger ou pour contester, un homme qui aime lire de la poésie avant de s'endormir, qui aime écouter des cassettes des années 1970 quand il est en train de conduire.
 
Le samedi, l'homme change de rituels. Il fait sa lessive, place sa combinaison The Tokyo Toilet dans un tambour, fréquente un troquet un peu plus intimiste, va se choisir un nouveau livre (une occasion à un dollar, que la libraire se fait fort de commenter. Ce qui nous vaut un petit clin d’œil à Patricia Highsmith, dont Wenders a porté à l'écran Ripley s'amuse avec son inoubliable L'ami américain : "C'est elle qui m'a appris à distinguer l'anxiété de la peur"). L'homme - Hirayama - apporte aussi une pellicule à développer et en rachète une nouvelle qu'il glisse dans son vieil appareil argentique pour la semaine à venir.
 
Et puis, il y a ces images floutées, en noir et blanc, qui apparaissent tandis que notre anti-héros est couché. Ce sont peut-être des rêves, elles transportent des bribes de ce qu'il a vécu durant la journée, ou alors ce sont des visions qui le traversent, le travail de l'imaginaire, de la mémoire.

Trois fois rien, donc, des gestes devenus instinctifs, des habitudes qui rythment le quotidien. Seulement voilà, ce long-métrage révèle l'aspect passionnant de la routine, les jours qui se ressemblent, les pas qui se succèdent, les buvettes familières, les mêmes boissons au même distributeur. Il révèle la beauté des choses banales. L'homme observe le jeu des arbres et de la lumière, s'amuse comme un enfant avec l'ombre d'un compagnon qui se sait condamné, admire des reflets colorés sur une façade. Il vit seul, apprécie sa solitude, mais il n'en est pas pour autant misanthrope. Il dépanne un jeune collègue, accueille sa jeune nièce en fugue, se montre ouvert aux rencontres. Il est en constante interaction avec le monde.

Trois fois rien, ça ne signifie pas qu'il n'y a pas d'histoire. Il se passe toujours quelque chose dans la vie quand on croit qu'il ne se passe rien. Par petites touches, son passé se dessine, sa vie émotionnelle s'anime. Il croise quelques beaux personnages, des événements qui le renvoient au sens de la vie, aux liens essentiels, à la douleur, mais sans aucun pathos. Tout est dans l'esquisse, tout se passe en finesse. Même le personnage le moins consistant n'est pas jugé. C'est un collègue qui renâcle à faire sa part, qui n'aime pas sa vie, ne réussit pas à se faire aimer, n'hésite pas à voler et à s'envoler. Être ou ne pas être à son affaire, c'est peut-être le message de l'histoire. 

Le personnage est incarné par Koji Yakusho, un acteur fabuleux qui s'exprime essentiellement par le regard (ce n'est que vers la fin du film qu'il se met à parler et à émettre d'autres sons que de vagues "bonjour" et "merci"). La scène finale, portée par "Feeling good" de Nina Simone, montre son personnage en proie à des sentiments forts et contradictoires : éblouissement, tristesse, amertume, remord, sérénité. On comprend que toute la richesse de la vie (et du jeu de l'acteur) tient dans cette faculté de faire coexister toutes les émotions ensemble, comme un arc-en-ciel où les couleurs se succèdent sans jamais s'entrechoquer.

A l'origine du film, une commande de la ville de Tokyo, qui désirait une série d'épisodes, d'une quinzaine de minutes chacun, à propos des toilettes de la ville, dans l'arrondissement ripoliné de Shibuya. Ce projet comprend dix-sept édicules, chacun unique et conçu par un architecte trié sur le volet. Le concept ne convenait pas à W.W., qui a proposé un scénario co-écrit avec un Japonais, Takayuki Takuma. On découvre avec le film toute une culture japonaise relative à la propreté, depuis l'entretien des toilettes jusqu'à la propreté en général, avec une incursion dans les bains publics où le héros va tous les soirs procéder à ses ablutions. Décrasser et se décrasser pour rendre le monde accueillant. Une référence aussi à la pensée bouddhiste pour laquelle dans un monastère il n'y a pas de petite ou de grande tâche, chacun ayant son rôle dans la vie et étant tenu de l'accomplir de son mieux.
 
Enfin, et c'est une raison supplémentaire d'aller voir cette œuvre délicate et poétique, on découvre les constructions, les entrelacs des artères et la géographie de Tokyo tandis que Hirayama sillonne la ville dans son petit van bleu en compagnie de Patti Smith, The Velvet Underground, Van Morrison ou Lou Reed. Des chansons en anglais, dont les cassettes se revendent à prix fort, tellement dépassées qu'elles en deviennent intemporelles, précieuses comme ce qui est voué à ne jamais se démoder.




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