samedi 30 décembre 2023

Lire / Ecouter : il y a de l'eau et les gens ne savent pas où est le puits

 
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Une seule chose me tourmente : c’est qu’il me faille jouir seule de tant de beauté. J’aimerais crier à haute voix par-dessus le mur : « Oh, s’il vous plaît, contemplez cette splendide journée ! N’oubliez pas, même si vous êtes très occupé, même si vous ne traversez la cour que dans la hâte de votre travail quotidien, n’oubliez pas de lever rapidement la tête et de jeter un regard sur ces énormes nuages argentés et sur le calme océan bleu où ils voguent. Contemplez donc l’air alourdi par le souffle passionné des dernières fleurs de tilleul, et l’éclat et la splendeur qui baignent ce jour, car ce jour ne reviendra jamais, jamais plus ! Il vous est offert comme une rose pleinement épanouie qui gît à vos pieds, attendant que vous la ramassiez et la pressiez sur vos lèvres.[Extrait d’une lettre à Hans Diefendbach, Wronke, 6 juillet 1917, vendredi soir]
 
Entre 1915 et 1918, pour s'être opposée à la première guerre mondiale, Rosa Luxembourg a été emprisonnée, d'abord à Berlin, puis dans la forteresse de Wronke en Poméranie, enfin dans la prison de Breslau (Wroklaw en polonais) où elle était autorisée à une sortie quotidienne. Durant cette balade, indépendamment des conditions météorologiques, tout lui était occasion d'observer et de s'extasier devant la vie qui se déroulait sous ses yeux. Des pans de l'existence dont rien ne semblait lui échapper. Le ciel et ses nuages; des oiseaux (dont une mésange apprivoisée); des insectes (elle aime à protéger du froid une petite coccinelle); et aussi la végétation qui poussait là. Rosa était depuis toujours éprise de sciences naturelles. Toute jeune, elle avait entamé ces études avant de se tourner vers l'économie et la philosophie.
 
Tout dernièrement, au Book Club, Marie Richeux recevait Muriel Pic qui a coordonné la publication de cet Herbier de prison et assuré sa préface. Il contient en fac-simile 133 planches regroupées en sept cahiers et une soixantaine de lettres correspondant à chaque période de confection. 
 
Deux planches

Anouk Grinberg, ardente admiratrice et magnifique passeuse, avait déjà publié une bonne partie de la correspondance de la militante socialiste en 2009. Elle en avait aussi tiré un spectacle (voir le billet rédigé : ICI).  Le Book Club a diffusé l'autre jour un extrait où la comédienne évoque ce que lui a apporté la figure de Rosa : une révélation et une urgence à la partager.
On n'en sort pas indemne, de ces lectures. Ce sont des textes qui ont un tel pouvoir. Ça ne reste pas dans le domaine de la culture. Ça bondit dans votre vie et ça, c'est gai. Finalement, on n'en fait pas beaucoup de rencontres, que ce soit dans la vraie vie et même dans la littérature, et moi quand j'ai vu à quel point ça m'a lavée, construite, sculptée, à quel point j'ai retrouvé le goût de la vie... et le goût de la vie, c'est pas des grands trucs...
On s'aperçoit en lisant ça qu'on est devenus infirmes du côté du bonheur, mais vraiment infirmes, et je ne pense pas que c'est une affaire personnelle...
Ces textes ne sont pas connus, c'est incroyable! Il y a de l'eau et les gens ne savent pas où est le puits. Quand même!
Pour réaliser son herbier, Rosa trouve des spécimens au cours de ses sorties. Elle se fait également envoyer des graines et des fleurs séchées de ses correspondants. Sa démarche tient de l'émerveillement face au vivant sous toutes ses formes (elle n'est pas loin de se trouver oiselle ou fleur). Il y a tant de leçons tant de lectures possibles de son exemple. Ainsi, la liberté et l'enthousiasme qu'elle pouvait trouver au sein de son enfermement laisse pantois. On se doute qu'on n'est-on jamais aussi libre qu'on le croit. Ni aussi cadenassé.

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