mardi 30 avril 2024

Voyager / Regarder : le passé du passé

 
Après avoir quitté Bologne en direction de l'Adriatique, nous avons bifurqué à la hauteur de Forlì et traversé le Parc national du Casentino avec ses millions d'arbres dressés le long des Apennins, dans le sillage de la Via Romea Germanica, la voie empruntée depuis le Moyen Âge par les pèlerins du Nord-Est de l'Europe lorsqu'ils se dirigeaient vers Rome. Lorsqu'on vit dans un pays à forte densité démographique, on est toujours émue de découvrir à perte de vue des paysages sans l'ombre d'une présence humaine - construction, route ou pylône - . Ça laisse sans voix. On sent alors monter en soi une foi en la vie qui, ces derniers temps, a trop souvent tendance à flancher.



Dominant la vallée où l'Arno entame sa course vers Florence, Pise et la mer tyrrhénienne, le château s'élevait au sein d'un territoire spectaculaire. De là, on pouvait se projeter à travers les époques, directement jusqu'au XIIIe siècle. Un théâtre fastueux se déployait devant nous, qui avait été parcouru par tant de beaux personnages : François, parlant à la faune et entraînant à sa suite des foules vibrantes, Piero qui peignait des Madones consolantes, Dante fuyant les persécutions de ses concitoyens en ignorant qu'il ne reverrait plus jamais Florence. Nous nous faisions une fête de découvrir la chapelle à fresque où Taddeo Gadddi faisait danser Salomé, d'explorer la bibliothèque stupéfiante, comptant des milliers de contrats, graduels, manuscrits, incunables, sous la bonne garde d'une jeune lettrée qui aimait autant rire que lire.

 
Festin d'Hérode (détails Danse de Salomé) / Taddeo Gaddi / env.1335
 
 


Main guidonienne / Manuscrit / Bibliothèque Rilliana


 Portulan datant de 1650 / détail des côtes adriatiques / Giovanni Oliva
 
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Au rez de ce somptueux monument, il y avait une exposition inattendue. Une jeune diplômée en arts visuels originaire de la région, Rachele Ricci, présentait en images et en textes sa recherche de master concernant un traumatisme survenu en septembre 1944 dans un village voisin, et qui restait après tant d'années encore gravé dans les mémoires. Il s'agissait de l'assassinat de dix-huit civils sans aucun prétexte apparent, commis par des soldats nazis battant retraite. Voici l'introduction de ce travail intitulé "Arkivio.02. La strage di Moggiona" :
Moggiona est le village natal de ma famille maternelle et j'y passe régulièrement mes vacances. Dans le village furent tués 13 membres de ma famille. Le seul survivant fut Francesco Meciani, mon grand-père. J'ai tenté d'imaginer ce que peut signifier le fait d'avoir dix-sept ans et de rentrer chez soi en réalisant qu'on est la seule personne de sa famille à être vivant.[...] Je trouve donc important de faire tout mon possible pour qu'on n'oublie pas ce qui s'est passé. Le temps passe et avec lui la voix des témoins. Après avoir parlé avec l'unique survivant encore en vie j'ai compris qu'on ne fuit pas le passé. Est né ainsi un besoin de mettre en correspondance le passé et le présent.



Rachel a recueilli et travaillé à partir de 3'000 photographies appartenant à des privés. Elle les a triées en distinguant les personnes des paysages. A partir de ces dernières, elle a fait un travail  de superposition entre les vues du passé et les mêmes vues prises avec les mêmes cadrages à l'époque actuelle pour mixer les deux. Ce faisant, elle invite les visiteurs à expérimenter l'Histoire au travers d'une démarche immersive.

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Les guerres se renouvellent sans cesse. Il s'y passe des atrocités et le plus extraordinaire, c'est qu'ensuite la vie reprend. Les survivants font des enfants, qui se souviennent, et qui rient, et qui pleurent, et qui partent en vacances. La vie continue, miraculeusement, la vie reprend. Il se passe ce phénomène étrange qui veut qu'on soit obligé d'oublier pour vivre, mais aussi qu'on doive se rappeler pour savoir quelles voies emprunter.
 
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Le souvenir d'un autre massacre dans un petit village au Nord-est de l'Italie s'est imposé à moi. Il était survenu en 1945, le 2 mai très exactement. Tandis que dans les campagnes alentour les cloches sonnaient la libération à toute volée, tandis que la guerre était censée être déjà terminée, ce jour-là, cinquante et une personnes, des civils, des femmes, des enfants, des vieillards, avaient été assassinées par des soldats allemands et des "éléments nazi-fascistes" n'ayant jamais vraiment été identifiés. C'est curieux de s'imaginer qu'on puisse entendre des clochers voisins fêter la paix et se retrouver face à des bouchers. Une boucherie comme un dernier sursaut de barbarie. Un colpo di coda comme on dit en Italie.
Parmi les victimes, il y avait un père de famille de quarante ans à peine, qui n'était pas mort sur le coup et que quelques personnes tapies au fond de leur cave avaient entendu agoniser durant toute la nuit sans oser lui porter secours. Cet événement tellement absurde a probablement eu un impact décisif sur ma vie, même si je n'étais pas encore là, si je n'étais encore ni une ébauche, ni même un projet, peut-être seulement une petite particule naviguant dans l'immensité des possibles. 
Mais ça, ça c'est une autre histoire. Une autre histoire dans l'histoire. En ce matin de printemps 2024, au château de Poppi, la visite s'était révélée d'une rare densité. Le passé surgissait de partout et devenait présence. De plus en plus souvent, le passé vient rappeler combien il est lié au présent. Combien ils s'imbriquent l'un et l'autre incessamment. On nous invite à vivre au présent, nous tenons à vivre au présent, fermement ancrés, et pourtant nous sommes la somme de tous nos passés.
 
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Le cœur lourd, agités de mille émotions, secoués par tant de drames et tant de beauté. les larmes au bord des cils, mais l'âme étrangement rassérénée, désireux de vivre et d'apprendre intensément, nous avançons avec nos fantômes, nos projets et nos rêves. Nous sommes les survivants, qui faisons des enfants, qui partons en vacances, qui rions et qui pleurons face aux mille sollicitations qui se présentent, espoirs envoûtants, envols sidérants, ou rappels poignants.


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