jeudi 6 juin 2024

Lire : et pourquoi pas l'Éden ?

 
 
L'islandais est une langue flexionnelle ayant quatre cas : nominatif, accusatif, datif et génitif. Les noms islandais peuvent avoir un des trois genres grammaticaux : masculin, féminin ou neutre. Les adjectifs, les chiffres jusqu'à quatre et les pronoms sont déclinés aux quatre cas, aux deux nombres et aux trois genres.
La principale difficulté de l'islandais réside dans le fait que certaines voyelles sont affectées par leur entourage lors des déclinaisons et des conjugaisons. Il existe également un certain nombre de mots à déclinaisons irrégulières (on dénombre plus de 70 paradigmes différents) et un mot ne laisse souvent deviner ni son genre ni le paradigme auquel il appartient.  [Extrait de la page Wikipedia en français sur la langue islandaise]
 
Auður Ava Ólafsdóttir a confié récemment au Book Club qu'avec ce roman elle a voulu donner une petite leçon d'islandais, "une langue ancienne assez difficile, assez compliquée et c'est la plus vieille langue encore parlée en Europe".  A peine avais-je terminé ce petit bijou de livre, que je me suis mise à le relire, en boucle, tellement il m'avait passionnée. Non seulement, l'autrice m'avait offert un minuscule aperçu de sa langue maternelle, mais elle m'avait insufflé l'envie d'en apprendre davantage.
 
 Il peut m'arriver, au milieu d'une conversation, de perdre le fil parce que mon esprit s'arrête sur un mot qui vient d'être prononcé. Je me mets alors aussitôt à penser à la manière dont le mot se décline, à sa racine et à ses dérivés. Parfois, les répliques d'une conversation s'alignent dans ma tête, tel un texte sur une feuille, comme des épreuves à corriger. 
- Tu n'arrêtes jamais de travailler, dit ma sœur Betty. [p.51]
 
Comment résumer Éden ? A travers l'histoire d'une femme en pleine crise de la quarantaine, professeur de linguistique et correctrice, habitée par les mots au point qu'elle y trouve le sens de toute chose, l'autrice dresse trois portraits : un beau personnage de femme (une protagoniste comme on les aime, libre, originale, remplie d'énergie vitale); une esquisse savoureuse de la vie sociale en Islande; une radiographie de la crise climatique vécue dans son île. 
En rentrant à Reykjavík, je ne peux m'empêcher de penser qu'il est quand même étrange que l'échelle des vents de l'Institut de météorologie se base sur l'effet qu'ils produisent sur les arbres alors que notre île en est pour ainsi dire dépourvue.

Andvari (brise) : Les feuilles bruissent.
Gola (vent léger) : Les feuilles et les petites branches tremblent.
Stinnigsgola (brise modérée) : Les petites branches bougent.
Kaldi (brise fraîche) : Les arbustes se courbent.
Stinningskaldi (vent glacial) : Les grosses branches ploient.
Allhvass vindur (vent violent) : Les grands arbres se courbent et sont malmenés. 
Hvassviðri (grand vent) : Les branches cassent.
Stormur (tempête) : Les arbres se brisent.
Rok (tempête par rafales) : Les arbres sont arrachés avec leurs racines.
Fárviðri (ouragan) : Tout ce qui n'est pas fixé s'envole. [p.96]
Avec Auður Ólafsdóttir la lucidité va toujours de pair avec un optimisme pragmatique. Ce n'est pas parce qu'un promoteur veut racheter une rivière en spéculant sur le besoin mondial de glaçons dans les prochaines années qu'il faut désespérer. Ce n'est pas parce qu'on dépense en avion l'équivalent de cinq mille six cent arbres pour se rendre à des colloques sur les langues minoritaires et pour représenter son pays à la commission sur les mesures urgentes qui s'imposent pour préserver et ressusciter les langues à l'agonie de l'UNESCO qu'il faut baisser les bras. Alba va racheter un terrain de 22 hectares à une autrice de polars à succès et se mettre à le boiser avec détermination.
 
Ce n'est pas non plus parce que des réfugiés débarquent sur un rocher noir aux confins du monde qu'ils n'ont pas d'avenir et qu'ils ne pourront pas y faire leur place. 
 Je lui demande comment se passe son adaptation et je le regrette aussitôt. En même temps que le mot aðlögun - adaptation -, un autre terme qui n'a rien à voir me traverse l'esprit : aflögun, signifiant déformation. Une seule lettre de différence. Il me dit qu'il prend le car une fois par semaine pour aller à Reykjavik  consulter le psychologue de la Croix-Rouge parce qu'on lui a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique.[...]
Je me tiens à côté d'un jeune homme qui a traversé un océan blanc d'écume et va une fois par semaine consulter un psychologue pour parler de ce qu'on ressent quand on a survécu à des événements qui mettre votre âme en péril mortel. Il ne veut pas voir la mer à sa fenêtre, il veut être loin des vagues, des cris des oiseaux marins en quête de pitance et ne s'intéresse pas à cette immensité bouillonnante et salée qui ne prend fin qu'à l'horizon.[p.93]

Alors que des images hallucinantes du volcan Sundhnúkur en éruption déferlent en ce moment sur nos écrans, ce livre sur fond de changements climatiques et d'anéantissements progressifs (idiomes, espèces, végétations) se révèle d'autant plus passionnant. Si on apprécie cette écrivaine, c'est qu'il n'y a pas une once de sentimentalisme chez elle, pas de lamentos, ni de défaitisme. Seulement une saine vision des choses appelant à agir sans délai pour défendre le coin de terre et les valeurs qui lui sont propres. Et l'humour, bien sûr, un humour tendre non dépourvu d'autodérision portant sur le petit monde des lettres islandais, sur la vie privée qui ne saurait jamais être privée dans de si petites communautés, sur les histoires d'amour toujours nécessaires et toujours bancales.
Activités qui échappent aux règles du langage
 
Marcher dans la nature.
Travailler dans le jardin.
Biner les rangs de pommes de terre.
Respirer. 
Regarder le ciel au-dessus de la montagne.
Écouter les oiseaux.
Le sexe. [p.177]
Pour terminer, je ne résiste pas à la tentation de citer quelques titres de chapitres, des sections brèves, portées par un style vif et enjoué. Auður Ólafsdóttir a une manière bien à elle de parler des choses graves de manière légère.

Il meurt une langue tous les vendredis // Un sentier que creuse le passage des moutons est l'étroit chemin vers la perfection // l'Homme est en quête d'une planète de rechange // Les amitiés opportunistes // Le ciel est descendu jusque sur terre // Icecube Holding // Un oiseau a besoin d'air sous ses ailes pour voler // ...


 

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