lundi 27 janvier 2025

Vivre : au coeur de la joie

 
Pala di San Giobbe / Giovanni Bellini / Accademia / Venezia

 
Au moment de déboucher sur la Douane de Mer, le vaporetto quitte l'arrêt San Marco et dévie brièvement de sa trajectoire en semblant prendre le large. On peut être saisi d'une crainte : pourquoi se dirige-t-il vers l'île de San Giorgio Maggiore ? va-t-on changer d'itinéraire ? En fait, il se contente de contourner la principale station de gondoles et rejoint vite la Riva degli Schiavoni en donnant à ses passagers l'opportunité d'admirer la Piazza avec un certain recul. Ce soir-là le vent du Nord soufflait particulièrement fort. Tout le monde s'était mis à l'abri dans la cabine toute embuée. D'abord pour se protéger du froid et surtout parce que les locaux se soucient rarement d'admirer la place Saint-Marc. 
Il y avait donc sur la plateforme un seul homme. D'une soixantaine d'années. Selon toute apparence, il n'était pas accompagné. Sa mise était des plus modestes : solides chaussures, sac à dos, blouson en polaire. Pas de signe distinctif apparent. Sauf que... secoué par les rafales d'une Bora impudente, l'homme riait. Il semblait saisi d'un bonheur irrépressible. Ses cheveux se coursaient de part et d'autre de son crâne. Il était douché de iode et de froidure et cela lui était indifférent. Il bravait les éléments. Tout en lui disait la joie sauvage d'être au monde. D'être là, présent. Il fallait être fou pour adopter ce genre de comportement. Fou, ou alors incroyablement bien portant... En échangeant avec lui un regard amical, je décidai qu'il s'agissait d'un marin écossais récemment débarqué et qui retrouvait à Venise les conditions atmosphériques propres à son métier.

Samedi midi, à Berne, sous l'immense abribus en verre qui fait face à la gare, une foule de gens s'étaient rassemblés autour de deux hommes qui jouaient divinement du violoncelle et du cymbalum. Ils enchaînaient des airs jazzy, plusieurs morceaux de Nina Simone, et aimantaient les passants. Nous nous sommes arrêtés nous aussi, envoûtés par la beauté de ces sons entraînants. Un grand père s'est mis à danser avec un tout petit bébé. Des enfants se pressaient, les yeux écarquillés. La jubilation des deux tsiganes s'est mise à tourbillonner et à galvaniser les gens. Un  jeune touriste admiratif a déposé un billet de dix euros dans l'étui d'un instrument. Les musiciens jouaient, jouaient, ne songeaient  pas à remercier, ni d'un geste, ni d'un mot. Ils étaient tout à leur affaire. J'ai fait mes fonds de poches. Puis j'ai tendu les pièces à R. car au moment de m'avancer, de déposer la monnaie j'éprouve toujours la même fichue timidité. Une timidité de petite fille que je partage avec les bambins quand les parents doivent les encourager à s'approcher. Parce que des musiciens qui insufflent une telle joie de vivre, qui sont au centre de l'attention, ça peut se révéler terriblement intimidant.

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