mardi 21 janvier 2025

Vivre : Still life / 161

 


A peine arrivés - tout juste avant que l'heure bleue ne fonde sur la lagune, tout juste à temps pour voir le soleil sertir d'or et de bronze la Douane de Mer - nos bagages déposés, notre sentiment d'irréalité peu à peu apprivoisé, j'ai appelé Gastone. Oui. Il était là. Il travaillerait jusqu'à 19 heures. Alors il a fallu nous dépêcher. Partir rejoindre la ligne numéro 1, descendre à l'arrêt San Tomà et foncer en zigzaguant, en veillant à ne pas déstabiliser malencontreusement avec notre sac les vieilles dames tremblotantes et leurs chiens mantelés. Ce faisant, je me suis demandé quelle folie me faisait débarquer dans cette ville merveilleuse avec comme objectif premier d'apporter deux paires de bottines chez leur cordonnier. 
C'est que Gastone, ce n'est pas n'importe qui. C'est un maître en la matière, arrivé du Kosovo il y a de nombreuses années, il a fini par officier près de la Scuola Grande di San Rocco dans une boutique minuscule, au fond d'une ruelle où personne n'aurait idée de s'infiltrer, pour réparer les chaussures des habitants et quelquefois dépanner quelques visiteurs aux souliers malmenés. 
Chez lui, c'est tout petit et les tas de paires envahissent la moitié de l'espace. On y tient à peine à deux. De l'intérieur on peut apercevoir quelqu'un - une silhouette sombre - glisser furtivement d'un air entendu un sac froissé entre le mur et la gouttière. En repartant, on cède la place à une petite vieille toute menue serrant contre elle ses vieux escarpins en détresse avec une tendresse à peine contenue.
Plus le temps passe et plus j'aime garder longtemps ce que j'ai correctement payé et bien soigné. Gastone fait partie de ces artisans qui ne sont pas de colleurs de semelles mais qui aiment faire leur travail selon les règles de l'art. Ici, dans les environs, il n'y a que des cordonniers de supermarché, qui vendent des porte-clefs, des lunettes de soleil, des articles bariolés. Ils pratiquent des prix exorbitants, moyennant quoi ils se sentent légitimés à vous dire que non, c'est pas la peine, vous trouvez du neuf pour quasiment le même prix, ne vous fatiguez pas. Comprendre : ne me fatiguez pas. A se demander où ils ont appris leur métier. Chez Gastone, à part sa vieille machine, on ne trouve que des chaussures empilées, celles qui lancent des SOS et celles qui sont déjà remises sur pied.
Voilà pourquoi à peine arrivée j'aime aller là-bas. Une fois mes chers godillots remis à leur clinique, avec promesse de pouvoir les récupérer à la fin de mon séjour, la grande marcheuse que je suis respire et peut partir sillonner les calli et les fondamenta avec une toute vieille paire cent fois réparée.


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