lundi 7 mars 2022

Lire : accueillir

 
Deux romans lus à quelques semaines de distance, qui pouvaient au prime abord sembler très différents : l'un venu du Nord, d'un pays de froidure et de tempêtes, l'autre arrivé des bords de la Méditerranée. L'un porteur de poésie lumineuse et de généreuse transmission, l'autre de perte lacérante et de difficile reconstruction. Il m'est apparu au fil de leur lecture que tout compte fait, ils n'étaient pas si éloignés l'un de l'autre. Ils tournaient chacun à leur manière autour du thème de la naissance et de la mort, de l'importance de bien accueillir les nouveaux-nés et aussi de savoir tisser un lien avec ceux qui s'en sont allés. Ils traçaient aussi le parcours de deux femmes quadragénaires pleines de vitalité, qui, par choix ou par contrainte, se retrouvent à vivre seules et s'arrangent pour mener leur existence de la manière la plus authentique possible. Dans les deux cas, on échappe à des fins banales qui les verraient tomber dans les bras d'un homme pour pouvoir amorcer une nouvelle étape de leur existence. Elles sont jeunes, elles ont la vie - et pas mal d'amours - devant elles, mais ni l'une ni l'autre n'attend d'être définie selon cette vision étriquée de son histoire.
 
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Nous recherchions un appartement en fonction du quartier et du prix. Mais surtout du quartier. Nous voulions du silence la nuit et des commerces la journée. Mauro rêvait d'une terrasse et moi de lumière. Côté travail, nous rêvions chacun dans notre coin. Acheter un appartement avec lui eût été trop proche de la bague de fiançailles, du dossier de mariage, du chien auquel on survivra parce qu'on sait qu'il ne passera pas, au mieux, les douze ans. [p.125]

Dans Apprendre à parler avec les plantes, la protagoniste est néonatalogue à Barcelone. Son compagnon, un éditeur passionné d'horticulture, est décédé accidentellement à peine quelques heures après lui avoir annoncé qu'il allait la quitter (pour une femme plus jeune, plus blonde, plus désireuse sans doute de fonder une famille avec lui). Car Paula prend son métier très à cœur, entretenant de véritables dialogues avec ses minuscules protégés, mais elle se refuse à donner la vie. Profondément marquée par la perte de sa mère durant son enfance, entretenant avec son père un rapport solide et tendre, elle a choisi d'aider les nourrissons des autres à se faire une place dans le monde. C'est probablement à cause de ce refus personnel de maternité que son compagnon a fini par s'éloigner d'elle. Au début du livre, elle doit faire face à une double perte : celle de l'homme qui partageait sa vie depuis quinze ans et celle de la relation forte qu'elle croyait avoir avec lui. L'élaboration du deuil est d'autant plus difficile que, si la plupart des gens la considèrent comme une "veuve" et compatissent à son chagrin, rares sont ceux en qui elle a suffisamment confiance pour leur avouer qu'elle venait d'être larguée.
Ce livre a été un énorme succès en Catalogne, puis en Espagne. Il se lit aisément. Tellement aisément que durant les premiers chapitres on se demande s'il ne traite pas le thème de la convalescence intérieure de manière trop convenue, façon roman feel good. On craint l'amoncellement de lieux communs, une suite d'anecdotes bateau conduisant à un happy end sans surprise.
Mais, petit à petit, Marta Orriols dévoile son talent d'écrivaine : elle décrit les étapes du deuil par touches successives, évitant les scènes édulcorées, nous épargnant une héroïne installée dans un rôle de victime émouvante et sympathique. Elle ne ménage pas les descriptions où la rage, la colère et l'amertume débordent. Dans ce roman, les plus longues amitiés ne sont pas parfaites. Les aventures peuvent rester sans lendemain. Les meilleurs sentiments se révèlent atrocement irritants. On a l'intuition que cette lente traversée à travers l'ombre et le chagrin témoigne d'un vécu personnel de l'écrivaine (impression que la dédicace renforce).
 
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Il allume, il éteint.
Il éteint, il allume.
- Mon frère et moi, on est tous les deux électriciens. Notre père aussi. Quant à notre sœur, elle est institutrice, mais elle prépare son brevet d'électricienne. par conséquent, nous sommes quatre électriciens dans ma famille.
- Et quatre sages-femmes dans la mienne.
- On pourrait dire que nous sommes dans la même branche, vous et moi, nous travaillons tous les deux dans la lumière.[p.93  ]
 
Dans La vérité sur la lumière, d'Auður Ava Ólafsdóttir, la narratrice s'appelle Dyja et œuvre comme sage-femme. On apprend que le terme "sage-femme" se dit "mère de lumière" en islandais et que tout le pays a une prédilection pour ce mot. Dyja appartient à une lignée de solides femmes qui se sont passé la mission d'accompagner les petits humains à voir le jour (il y a même eu dans leur histoire familiale un homme, qui, étant également forgeron, s'était façonné ses propres instruments, dont ses forceps). Une autre branche de sa famille travaille dans les pompes funèbres, chacun s'occupant ainsi tout naturellement des êtres à deux moments cruciaux de leur passage sur terre. Entre ces deux événements, la vie est faite d'aléas et de tourmentes. Aussi la sœur de Dyja officie-t-elle comme météorologue, censée annoncer toutes sortes d'intempéries à ses concitoyens.
Notre héroïne occupe l'appartement que lui a légué sa grand-tante Fifa, une sage-femme célibataire, haute en couleurs, écologiste avant l'heure, passionnée de travaux d'aiguille et d'écriture, qui s'exprimait souvent de manière elliptique tant dans ses propos que dans ses écrits. Sa petite-nièce passe en revue et s'attache à préserver son riche et - parfois - encombrant héritage. 
Comportant de nombreux et brefs chapitres, oscillant entre le présent vécu par Dyja et les souvenirs transmis par son aïeule hors-normes, le roman peut paraître décousu et désordonné jusqu'à frôler l'incohérence. On a par moments l'impression que l'autrice a tenté de faire tenir ensemble une multitude de post-it dispersés par un courant d'air.
Mais... si les romans venus d'Islande ont le vent en poupe (il n'y a qu'à considérer le nombre de traductions proposées en librairie) c'est sans doute parce qu'ils sont porteurs d'un style surprenant, une manière insolite de concevoir le monde, fortement reliée aux éléments naturels et en même temps ancrée dans la tradition. Ces récits forment un curieux mélange de poésie, d'humour et de bon sens qui sollicitent l'imaginaire et invitent à l'évasion.

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On sait qu'on ne relira pas ces livres, alors on les apporte à la boîte devant la gare où de nombreuses mains se tendent pour trouver leur bonheur. En les déposant, on relève tout de même une distinction marquante entre eux : Apprendre à parler avec les plantes est un premier roman prometteur, qui donne envie de suivre le travail de son autrice, tandis que La vérité sur la lumière est le livre d'une écrivaine confirmée dont on peut se demander si son manuscrit, adressé par une débutante, aurait été accepté tel quel par un éditeur.

 
La vérité sur la lumière, Auður Ava Ólafsdóttir, éd. Zulma, 2021
Apprendre à parler avec les plantes, Marta Orriols, éd. Seuil, 2020

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